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Pour un débat public sur la question mafieuse : le rôle des associations

I. Le mouvement associatif et coopératif en Sicile : une histoire oubliée

7. La grande transformation

7.3 Pour un débat public sur la question mafieuse : le rôle des associations

des associations

Il s’opère, à cette époque, un changement majeur dans le discours autour de la mafia. Comme le montre Briquet (1999, pp. 141-154), la mafia devient un sujet prioritaire de débat

public. Il se créera un consensus partagé sur le paradigme mafieux208 qui fait valoir la thèse de

la connexion directe et systématique avec les pouvoirs publics. « Une telle reconnaissance doit beaucoup à la mobilisation d’individus et de groupes qui ont pris en charge le travail d’analyse et la dénonciation de la mafia ». Les associations, comme les partis, les intellectuels et les magistrats ont produit un travail considérable pour conduire à une certaine homogénéité dans les interprétations multiples du phénomène mafieux. Il a donc prévalu un « modèle d’interprétation des relations entre mafia et politique dont la véracité est en quelque sorte attestée par le consentement collectif qu’il rencontre et officialisée par les ratifications institutionnelles dont il fait l’objet ». Et cela est d’autant plus significatif que ce modèle se pose en contrepoint d’une analyse « culturaliste » du paradigme mafieux selon laquelle la mafia serait intrinsèque à la nature même des siciliens, et à rattacher à leur « mentalité

archaïque »209

. Ce modèle a longtemps permis une banalisation, voire une négation, de la perversité du système de connexion entre le monde politique local et national et la mafia.

La constitution d’un consensus autour de la question mafieuse est la résultante d’un processus complexe qui procède de l’articulation entre au moins quatre facteurs principaux :

- La définition institutionnelle et juridique d’un corpus législatif et de

dispositions capables de poser les jalons pour une qualification pénale de la mafia et donc sa répression judiciaire. Ce processus a démarré en 1982 avec l’émanation de la première loi qui définit le délit d’«association de type mafieux » (Loi Rognoni – La Torre n.646210). La formulation de l’art. 416 bis du Code pénal italien211 a été

208 Nous utilisons ici la définition de paradigme mafieux au sens utilisé par Pezzino, « Nascita e sviluppo del paradigma mafioso », dans Aymard, Giarrizzo, Storia d’Italia. La Sicilia, Einaudi, 1987, p. 903-982.

209 Pour plus d’approfondissements sur cette question voir Briquet Jean-Louis, « Comprendre la mafia. L’analyse de la mafia dans l’histoire et les sciences sociales », POLITIS, 1995, vol.8, n.30, pp. 139-150 et Umberto Santino, La mafia interpretata. Dilemmi, stereotipi, paradigmi. 1995, Rubbettino, Catanzaro.

210 « Jusqu’en 1982 pour faire face aux délits de mafia on utilisait l’art. 416 (association criminelle), mais cette dénomination a été peu efficace pour inclure l’ensemble des dimensions du phénomène mafieux. Parmi les objectifs des hommes unis pas le lien associatif mafieux il y en avait de licites, et ceci constitua très vite la limite pour l’application de l’art.416. Le 19 septembre 1982 le meurtre du général Dalla Chiesa, et l’immédiate et successive réprobation de l’opinion publique conduira l’Etat, en seulement 20 jours, à formuler l’art. 416 bis, en

160 pratiquement et symboliquement un acte législatif fort, grâce à la définition des

spécificités (objectifs et moyens) du phénomène mafieux212

. Dans le même effort de clarification du rôle institutionnel des organismes d’Etat contre la mafia, les « Commissions parlementaires sur la mafia », dont la première date de 1963, suivent une évolution progressive dans leur positionnement et adoptent, non sans difficulté, le paradigme des relations systématiques entre pouvoir politique et mafia (Briquet, 1999, p. 142). En 1993, quelques années après le « Maxiprocesso » de Palerme, le procès pour collaboration mafieuse contre G. Andreotti, sept fois président du Conseil et, depuis 1947, à plusieurs reprises ministre et secrétaire d’Etat ainsi que

leader national de la DC, montre l’ampleur des transformations213. L’évolution de la

posture du monde judiciaire face au phénomène mafieux est symptomatique d’une nouvelle prise de position de nombreux juges mobilisés par une forme de militance assez nouvelle dans le champ juridique. Les juges s’attribuent, à cette époque, un

rôle majeur dans la « régénération morale, civile et politique du pays »214

en appelant parfois directement l’opinion publique. C’est l’engagement du « pool antimafia » autour des juges Falcone, Borsellino, Giuliano et Caponetto, qui déplace les lieux de la confrontation : « le match ne se joue pas entre l’Etat et la mafia mais plutôt entre cette dernière et un groupe investigateur-judiciaire qui se tient ensemble par des relations d’estime et d’amitié et du fait de personnes charismatiques » (Blando, 1996, p. 86).

donnant ainsi sa propre réponse à la gravité des faits de sang et en poursuivant l’objectif de limiter le problème de la Mafia » Source : http://it.wikipedia.org/wiki/Associazione_di_tipo_mafioso.

211 Art. 416 bis du Code pénal italien (association de type mafieux). « L’association est de type mafieux lorsque ceux qui en font partie se servent de la force d’intimidation du lien associatif et de la condition d’assujettissement et de omerta qui en dérive, pour commettre des délits, pour acquérir de manière directe ou indirecte la gestion ou le contrôle d’activités économiques, de concessions, d’autorisations, appels d’offres et services publics ou pour réaliser des profits ou avantages injustes pour soi-même ou pour d’autres de manière à entraver le libre exercice du vote ou de procurer des votes pour soi-même ou pour d’autres lors des consultations électorales ». Dans ce texte l’aspect criminel, économique et politique de l’action des « associations de type mafieux » est mis en évidence. Voir Annexe 4 (texte de l’art. 416 bis en italien).

212 Pour plus d’approfondissement sur ce sujet voir G. Turone, Le associazioni di tipo mafioso, 1984, Milano. 213 Voir à ce sujet Salvatore Lupo, « Mafia, politica, storia d’Italia » dans Antimafia, Revue Meridiana, n.25, 1996, p.19, Jean Louis Briquet, Mafia, justice et politique en Italie. L’affaire Andreotti dans la crise de la

République (1992-2004), Paris, Kartala, Coll. Recherches internationales, 2007 et Lo Forte, Scarpinato, Natoli,

« Dossier Andreotti, il testo completo delle accuse dei giudici di Palermo », Documenti Panorama, Mondadori, 1993.

214 Voir à ce sujet l’éclairant texte de Mastropaolo A., « Italie : quand la politique invente la société civile », Revue française de science politique, vol. 51, n.4, août 2001, p. 621-636.

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- Le repositionnement des partis autour de la question mafieuse avec la

recomposition de certaines alliances partisanes autour du thème de la « lutte contre la mafia ». Si les premiers changements opérés au sein de la DC se sont effectués à partir du repérage des leaders identifiés par l’opinion publique comme en connivence avec la mafia (Campione, 2007, p. 48), plus tard la dénonciation claire de cette connivence viendra de l’intérieur même du parti, par une minorité de ses membres. Le processus de moralisation de la politique entamé par P. Mattarella trouvera un écho plus large dans l’aile de la gauche catholique qui s’exprima contre

les infiltrations mafieuses dans les rangs du parti majoritaire en Sicile215. La période

dite du « printemps de Palerme », de 1985 à 1990, marque la redéfinition des pouvoirs entre partis et la victoire d’une coalition de centre-gauche pour le gouvernement de la Ville de Palerme, dirigé par L. Orlando, leader local de la DC, en opposition directe avec les pratiques d’infiltration mafieuse de son parti. Cet événement est assez emblématique de la façon dont les partis politiques se sont « mobilisés » au nom de la lutte contre la mafia. De même, les forces de la gauche, et plus particulièrement le PCI qui, durant les années 1960 et 1970, avait délaissé son positionnement historique dans la lutte contre la mafia à la faveur d’accords

politiques « transformistes »216

, retrouvent un nouvel élan. Ces nouvelles coalitions sont fortement soutenues par la société civile dont une partie vient de la gauche historique et une autre, du monde catholique de base.

- La nouvelle posture de certaines personnalités de l’Eglise face à la question

mafieuse est une clé de voûte indispensable au soutien de larges alliances « contre la mafia », qui auront des effets directs sur le processus de moralisation de la politique217

. Majoritairement positionnés dans une « compréhension sociologique du

215 A ce sujet voir l’appel aux Siciliens lancé par le courant de gauche de la DC et signé par Perreira, Campione, S. Mattarella, Paris, Buttitta au lendemain des tueries des juges Falcone et Borsellino.

216 « L’engagement antimafia du PCI fut fort et déterminé dans l’après-guerre et durant les années 1950 et 1960. Mais une telle attitude d’engagement intransigeant termina en se délitant dans les décennies suivantes, jusqu’à subir une débâcle dans la phase – dans la deuxième moitié des années 70 – durant laquelle le PCI inaugura la politique nationale de solidarité. La nécessité de s’accorder avec les dirigeants de la DC limita la tension critique des communistes par rapport à la criminalité organisée et souvent une telle attitude s’entremêla et favorisa l’instrumentalisation du PCI et de son prestige de la part des personnes les plus en collusion (avec la mafia) de la DC » (extrait de « Introduction », Revue Meridiana, numéro spécial « Antimafia » (année 1996, n.25, p. 17).

217 «La Mafia c’est une invention du continent pour diffamer la Sicile », c’est la phrase que répéta depuis l’autel durant les années 1970 le cardinal E. Ruffini, archevêque de Palerme, à chaque fois que sur les journaux on

162 comportement mafieux, comme expression des valeurs traditionnelles de respect, de solidarité, de familialisme amoral », les hommes d’Eglise avaient consolidé leur interprétation de la mafia sur ces bases. Ceci pour renforcer, selon Giarrizzo (1992, p. 308) un imaginaire collectif du Sud sans Etat et donc, de surcroît, la légitimité de l’Eglise à s’attribuer un rôle social et politique de premier plan. A partir des années 1980, de manière non homogène mais tout de même significative, l’Eglise commence à prendre une position critique envers la mafia. Après le meurtre du Général Dalla Chiesa, l’archevêque de Palerme accuse de manière directe la mafia en appelant à un renouveau moral dans ce que l’on dénommera « la messe antimafia ». Le Pape Jean Paul II condamne également les événements siciliens avec des paroles de réprobation. Cette posture critique reste très peu soutenue dans la hiérarchie cléricale voire suscite une forte opposition. Elle renforce et légitime, toutefois, le travail de terrain fait par de nombreux prêtres dans leurs paroisses en

opposition aux réseaux mafieux locaux218

. Dans ce contexte, dans la ville de

Palerme, les Acli219

participent aux coordinations de la société civile contre la mafia et le Centre Arrupe220

, géré par les prêtres jésuites, initie un ample programme de sensibilisation et de formation contre la mafia. La posture de ces groupes est éminemment politique en vue de « préparer une nouvelle classe dirigeante » avec des programmes de formation sociale et politique pour des jeunes diplômés ayant « un fort désir de s’engager concrètement pour la transformation du territoire » : engagement sociopolitique et contre la mafia (Cultrera, 2007, p. 378). Bien qu’encore très imprégnés par le paradigme culturaliste de la mafia, certains catholiques admettent la nécessité d’un engagement politique fort pour conduire une véritable « révolte spirituelle et culturelle » (Alberti et Sorge, 2007, p. 4) et, de ce

dénonçait un crime mafieux. Déjà en 1963, dans une lettre adressée au pape Paolo VI, intitulée « Il vero volto

della Sicilia » il affirma que la mafia en effet existait mais qu’elle n’était qu’un phénomène de délinquance

commune, le fait de quelques « jeunes délinquants ». « Ainsi le prélat mettait la mafia à charge des pauvres, en

déchargeant ainsi les notables de toute suspicion, voire de toute responsabilité » Extrait d’une intervention de N.

Fasullo, « Poteri, Mafie e contropoteri : giustizia e democrazia interrogano la Chiesa italiana », Revue Adista 1 avril 2006 pag.4.

218 Sur ce thème : Augusto Cavadi « Fare teologia a Palermo. Intervista a don Cosimo Scordato sulla 'teologia

del risanamento' e sull'esperienza del Centro sociale 'San Francesco Saverio' all'Albergheria”, Augustinus,

Palermo 1990.

219 ACLI : association catholique des travailleurs italiens.

163 fait, s’inscrivent dans le mouvement antimafia comme des acteurs porteurs de

changement et, pour certains, en opposition directe au parti catholique majoritaire221

. La réponse civique des politiciens, des magistrats et d’une partie de l’Eglise, dans les positionnements que l’on vient d’expliciter est portée, soutenue et encouragée, voire, initiée par un ample mouvement civique antimafia défini comme « l’antimafia sociale ». Elle constitue la quatrième facette du changement dans laquelle le paradigme « culturaliste » qui voit en la mafia l’expression de la « nature sicilienne » est largement contesté par des citoyens mobilisés dans les petites et grandes associations. Ce sont en particulier des jeunes et des adultes appartenant aux classes moyennes siciliennes et dont l’engagement civique se forge hors des positionnements politiciens. « Ils misent tout sur l’institutionnel et le social : ils demandent une plus grande présence de l’Etat et des forces de l’ordre ainsi que du travail, des services, des écoles meilleures » (Blando, 1996, p.82). La société civile sicilienne trouve là, une nouvelle légitimité car elle est porteuse du débat public sur la mafia qui commence à faire un large consensus. L’élan civique que fait naître celui-ci conduit à une reformulation des engagements politiques des partis. Même si le mouvement anti-mafia se dit « anti-politique », il contribue au renouveau du leadership gouvernemental local et celui des agendas politiques nationaux.

La conjonction de ces quatre facteurs participe d’un renouveau des pratiques politiques qui, jusque-là, avaient affecté les seules institutions. Dans le cadre de notre recherche, il est opportun d’esquisser une analyse plus approfondie des pratiques sociales développées par les associations du mouvement antimafia. Ces formes associatives se déclinant en différentes modalités opérationnelles selon le champ et la nature de leur intervention. Nous essayerons de mieux les explorer dans les pages qui suivent.

221 Une partie du mouvement catholique se constituera en parti politique, dénommé « Città per l’Uomo », pour les élections municipales et gouvernera la ville avec le courant de gauche de la DC -demo-chrétienne à partir de 1985.

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