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L’inventaire nous confronte au problème de l’identification de chacune de nos entrées, problème rencontré par d’autres avant nous dont nous nous départirons à l’aide des regards croisés de Michel Carayol (1977), Daniel Baggioni (1990), Alain Armand (1983). Rappellons toutefois que leur analyse se fonde, pour leur part, sur un corpus écrits de texte de littérature.

Le classement des unités de Michel Carayol se base sur un corpus écrit et emprunte les délimitations de Picoche1 J. (1977) : un mot est donc pour lui une « forme graphique séparée par deux blancs dans l’énoncé écrit. » Aucun traitement particulier n’a été accordé, par exemple, aux « unités graphiquement simples mais morphologiquement complexes telles que les dérivés. Il distingue une seconde catégorie pour les « unités graphiquement complexe : mots composés et syntagmes verbaux figés. » Cette catégorie comprend deux sous-catégories : celle des mots composés identifiés selon les critères de « commutation, inséparabilité, impossibilité de coordonner ou de reprendre un seul des éléments du composé » et « les « syntagmes verbaux

», plus ou moins figés » c’est-à-dire « lexicalisés ». On a pour les identifier, c’est-à-dire pour les distinguer des « syntagmes libres » ou simples « expansion » verbale, mis en œuvre les critères distributionnels mentionnés. Il ajoute « de telles locutions verbales sont « senties » comme « formant un tout ».

Ainsi un syntagme comme tirer défaut sur… répond simultanément aux trois critères : inséparabilité des éléments constituants, impossibilité de commuter dans ce syntagme l’un des éléments constituants, impossible de dire voir défaut sur, seule est possible la commutation du syntagme complet avec un équivalent sémantique par exemple critiquer, impossibilité de coordonner ou de reprendre un seul des constituants du syntagme ; impossible de dire : « tirer défaut et calcul sur… »

Baggioni signale pour sa part :

1 Picoche, J., Précis de lexicologie française, Nathan, 1977

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« la série des verbes outils : gingn, gagné, tir, mét, done, doné, avoir, fér, etc… qui suivi d’un élément nominal, adjectival ou autres, forment de nombreuses locutions dont la traduction correspond souvent à un verbe en français. Ces verbes outils comme les auxiliaires ont été encadrés pour bien marquer leur importance. »

Ainsi encadre-t-il : bat, kas, kasé, tap, tourn, alors qu’il n’encadre pas d’autres verbes outils possibles comme : larg, mét… Armand reprend les mêmes bases que Carayol en fondant sa délimitation sur les critères de J Picoche, qui conclue que le meilleur critère du mot composé est « sémantique et résulte du fait qu’il est interprété comme le signifiant d’un concept unitaire et non l’association d’un déterminé et d’un déterminant ».

Nous venons de discuter une terminologie divergente entre « expressions lexicalisées » de Michel Carayol (1977), « verbes outils » de Baggioni (1990), « mots composés » d’Alain Armand (1983).Cet inventaire lexical témoigne d’une hétérogénéité dans les définitions proposées, nous ne pouvons pas reprendre les termes trop flous de « locutions » ou de

« expression », nonobstant la dimension pédagogique de ces choix pour une vulgarisation de la description linguistique. Cependant, nous ne pouvons pas, par exemple, identifier un syntagme verbal dans « tir défo » que notre recherche sur les mêmes critères d’inséparabilité syntaxique et de détermination syntaxique impossible. Confronté au problème de l’identification de chacune de nos entrées, déjà soulevé par les lexicographes, nous sommes contraints de rappeler les définitions adoptées pour notre analyse linguistique.

Même si nous avons pris en considération la référence au corps dans la langue, la dimension du langage corporel, celle des gestes comme des déguisements, est elle hors de notre analyse qui n’est que linguistique.

La linguistique correspond à la « science du langage, c’est-à-dire l’étude objective, descriptive et explicative de la structure, du fonctionnement (linguistique synchronique) et de l’évolution dans le temps (linguistique diachronique) des langues naturelles humaines ». (Mounin, 1974)1

Notre entreprise de description s’intéresse à tous les niveaux de la langue :

« la description complète de la langue, c’est-à-dire des principes d’organisation de la langue. Elle comporte différentes parties : une phonologie (étude des phonèmes et de leurs règles de

1 Mounin, G., Dictionnaire de la linguistique, Paris, Presses universitaires de France, 1974, p. 204.

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combinaison), une syntaxe (règles de combinaison des morphèmes et des syntagmes), une lexicologie (étude du lexique) et une sémantique (étude des sens des morphèmes et de leurs combinaisons). Cette description est dépendante des théories linguistiques. » (Dubois et alii., 1994)1

Dans notre analyse linguistique nous entendons par grammaire un inventaire fermé d’unités dans sa différence au lexique défini lui comme un inventaire ouvert d’unités. Cette opposition entre grammaire et lexique est utile pour aborder le créole puisque l’actualisation syntaxique d’un item influe sur sa valeur sémantique : in moukat (det ind + Noyau nominal) i moukat (marqueur pré-verbal non accompli présent + Noyau verbal), traduisible par un indésirable critique.

Pour l’analyse des 200 items du lexique de l’humour créole réunionnais (cf. Chapitre 9) en fonction de leur sème (trait sémantique définitoire), nous utilisons le terme de champ lexico-sémantique pour rendre compte de la relation entre l’unité lexicale, son actualisation syntaxique et sa valeur sémantique.

Pour chacun des dix champs, nous avons repéré les items associés, nous les avons analysés dans un commentaire explicatif et avons synthétisé les résultats de l’analyse dans un schéma illustrant leur dynamique syntaxique auquel est joint un tableau précisant pour chaque unité sa nature et son sens principal. (cf. 9.1.3, 9.2.2, 9.3.2, 9.4.2, 9.5.2, 9.6.2, 9.7.2, 9.8.2, 9.9.2, 9.10.2).

La nature syntaxique des unités est appréhendée à travers les syntagme, synthème, phrase figée. L’unité la plus fréquemment attestée reste le syntagme qui désigne l’union d’un noyau et de son déterminant. La deuxième forme grammaticale la plus attestée est le synthème.

« Les traits définitoires du synthème se résument en ces termes : on ne peut rien enlever, ni rajouter au synthème. On ne peut pas en séparer les constitutants. Son sens n’est pas égal à la somme concrète des mots qui le composent.2 »

Trois modèles structuraux sont attestés dans la construction des synthèmes : la confixation, la composition et l’affixation. Dans le cas où le figement concerne la phrase entière, nous userons du terme de phrase figée plutôt que de synthème.

1 Dubois, J. Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Paris, Larousse, 1994, p. 226.

2 Staudacher-Valliamée, G., Grammaire du créole réunionnais, Le Publieur, 2004, page 137.

64 Les humoristes utilisent par ailleurs le procédé de dérivation suffixale. On relève deux occurrences (lamontrèz, gamèz) qui pourraient faire croire à tort que l’opposition syntaxique de genre est à nouveau actualisée dans les corpus (in lamontrér, in lamontréz). Cependant, les sens de gamèr et de gamèz ne présentent pas de parallélisme sémantique (joueur vs allumeuse).

En simulant des défauts de compétence langagière imposés par le profil linguistique du personnage qu’ils veulent typifier les humoristes démontrent, par l’erreur volontaire l’existence du concept de faute de créole. Ce procédé démontre la stabilité d’un système linguistique partagé par l’ensemble de la communauté et donc la possibilité d’une langue standard incluant une variation géographique. L’usage ou l’incorporation d’élèments de la langue française fait sortir l’énoncé de ce système, à moins qu’il s’agisse uniquement d’un emprunt lexical.

En français, le procédé constant des humoristes réunionnais repose sur les créolismes, l’analyse du corpus performé amène à préciser la définition de ce phénomène. Les créolismes, ou emprunts à la langue créole, sont donc lisibles à tous les niveaux de la linguistique : au niveau phonologique par un maintien possible des phonèmes de la langue créole, au niveau lexical par l’utilisation d’items absent du lexique français ou y figurant mais avec une signification différente, au niveau grammatical par le maintien du système verbal créole et par l’absence d’applications des règles d’accord du français, au niveau syntaxique en calquant ses constructions sur les modèles créoles, ce que marque la disparition des fonctionnels.

La maîtrise langagière des performeurs est telle qu’ils instaurent la double référenciation comme principe humoristique : ils construisent un doublon au référent habituel, le principe humoristique se fondant sur la recevabilité et la superposition des deux référenciations. Cette opération demande d’abord que le référent du signe linguistique soit connu du public (cf.

Chapitre 13.)

3.4 Le problème linguistique des interjections (Germain, R. 1983 ; Buridant, C. 2006)

Ni le Précis grammatical des deux dictionnaires d’Alain Armand (1987, 2014), ni Les éléments de grammaire comparative créole/français de Ginette Ramassamy (1998) et de Patrick Bègue n’ont constitués de classe de mot nommée « interjection » pour certains monèmes autonomes.

65 La grammaire (cf. Staudacher-Valliamée G. 2004) les identifie syntaxiquement soit comme

« unités équivalentes à une phrase » soit comme « unités asyntaxiques » (marqueurs émotionnels, mots d’appels, jurons et exclamations, formules de politesse, salutations, interjections, onomatopée ». Le point consacré aux interjections relève, à titre d’exemple, quatre items : « wopé ! wayo ! manman ! mon dië sényër ! »

Robert Germain1 (1983) crée pour la grammaire du créole martiniquais une classe « Interjection » pour les réactions affectives et classe plus d’une centaine d’unités selon quinze critères : « élévation spirituelle, la douleur/la colère, la crainte/le doute, la surprise/l’admiration, la joie/l’amour, le soulagement, les convenances mondaines, les bruits, l’appel, la réponse, le désir d’encourager/d’exciter, le rejet/le renvoi/l’expulsion, l’ordre de s’arrêter, l’acte de saisir / de s’emparer, la malédiction. »

7.1.2 Approche linguistique des interjections

Le statut de l’interjection est problématique car on ne peut se fier à son sens lexical et parce qu’il emprunte ces items à d’autres classes de mots. La revue Langages (2006)2 consacre aux interjections un numéro entier et propose un tableau synthétique des paramètres pouvant la définir. Il est posé que :

« l’interjection fait partie de l’ensemble des préconstruits codifiés de la langue, occasionnellement exploités dans leur cristallisation sémantique (…) Elle constitue une phrase condensée, ou phrasillon ou mot-phrase affectif »

L’étude linguistique distingue les interjections primaires des interjections secondaires3.

« Catégoriellement, elle constitue une classe non close, une classe ouverte: elle englobe un ensemble scalaire allant de l'onomatopée au syntagme lexicalisé par dérivation, les phrases tronquées en utilisation formulaire, la transposition des mots à sens déterminé, se figeant et se fixant selon un nombre limité de processus qui se retrouvent dans l'évolution des interjections et d'une langue à l’autre et l’on peut distinguer sous ce rapport l’interjection primaire et l’interjection secondaire. »

Claude Buridant précise que :

1 Robert, G. Grammaire créole, Éditions l’Harmattan, Paris, 1983.

2 Buridant, C., « L'interjection : jeux et enjeux », In: Langages, 40e année, n°161. 2006.. pp.3-9.

3 Ibidem.

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« l’interjection est dotée d’une fonction illocutoire (…) elle peut être centrée sur le locuteur dans ce cas elle est expressive (…) elle peut être centrée sur l’interlocuteur, selon différents modes : appellatif, impératif ou interrogatif. »

Il est des éléments lexicaux qui se sont grammaticalisés au point de devenir interjection. La classe interjectionnelle rassemble des items qui fonctionnent comme une phrase indépendante, voire intraduisible, qui véhiculent une information émotive plutôt qu’une information sémantique. C’est ce que relève la revue Langages :

« élément déictique, (…) elle exprime (…) ou un signal ou une réaction affective, une modalité de jugement à une situation ou à un énoncé précédent, en rapport avec l’information explicite ou implicite fournie par le contexte.

Ces différentes modalités pourraient être : l’émotion, l’injonction, l’assentiment (positif ou négatif), l’interrogation, le phatique. »

Quelles sont les interjections créoles ? Quelles sont leurs charges émotionnelles ? Elles ont été identifiées comme des particules énonciatives :

« Cette source d’économie s’exprime aussi dans l’emploi des particules énonciatives placées en tête de phrase pour ouvrir le dialogue. Plutôt rare dans les corpus écrits, les particules sont très nombreuses à l’oral. Elles attestent une structure mono ou dissyllabique (in, sa, mem, zafèr, la, oté, mounwâr, marmây, éksa, astèr, talèr, soman, mafiy, assé). Dans le discours, elles se réalisent selon plusieurs schémas prosodiques possibles dont les valeurs pertinentes leur confèrent différentes significations. Les unités considérées changent de classe et de sens. Les exemples analysés confirment que c’est dans la phrase orale marquée par les pertinences prosodiques (mise en valeur accentuelle par allongement vocalique, plus grande énergie articulatoire en syllabe finale et initiale, utilisations variées de la courbe intonative, distribution de la pause) que les significations se construisent. »1

Or il se trouve que non seulement sur scène mais jusques dans les traces écrites de notre corpus, ces particules énonciatives font partie de la mécanique linguistique de l’humour créole réunionnais. Elles sont prévues, orchestrées, employées par tous les performeurs.

L’approche d’énoncé créole amène à se servir du terme de phatème :Le phatème est une unité syntaxique qui participe de la fonction phatique du langage, celle qui ne sert pas à communiquer un message, mais à maintenir le contact entre le locuteur et le destinataire.

1 Staudacher-Valliamée (2004)

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3.5 Relire l’hypothèse de la décréolisation (Hall, R. 1962)

Une des questions qui se posent encore est celle d’une décréolisation possible. La fin du cycle de vie d’une langue ne peut être que sa mort ou sa disparition. Notre corpus, centré sur la période moderne et contemporaine, montre que le créole réunionnais parvient à maintenir son socle linguistique tout en s’adaptant à l’urbanité grandissante et à l’omniprésence des nouvelles techniques de communication.

Notre thèse invite à relire l’hypothèse de la décréolisation formulée par Robert Hall (1962) et rappelée aussi bien par Véronique, D., (2000)1 que par Mufwene, S. (2001)2. Plusieurs raisons nous invitent à requestionner la théorie du cycle de vie des langues créoles : l’essor du spectacle vivant, le nombre exponentiel des créations et des productions de spectacle vivant en créole réunionnais tel que décrit dans notre thèse (cf. Partie 1), le maintien des traits constitutifs de la langue de l’humour identifié dans notre thèse (cf. Partie 2), la vitalité de la circulation de la parole créole performée et le réinvestissement de la tadition orale créole (cf. Partie 3). La dynamique des nouvelles technologies de l’information et de la communication dans laquelle s’inscrivent les productions humoristiques réunionnaises participent grandement à son épanouissement et à sa structuration linguistique.

1 Véronique, D., « Introduction. Classes grammaticales et créolisation : la syntaxe des langues créoles » dans Syntaxe des langues créoles, Langages, 34e année, n°138, 2000..

2 Mufwene, S., Les continua créoles, linguistiques, et langagiers, 2001.

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Chapitre 4

Outillage préalable :