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De la bêtise à la nuisance : « la kouyonis »

Tableau synoptique des champs lexicaux et sémantiques

9.2 De la bêtise à la nuisance : « la kouyonis »

. Il est tout un pan de l’humour, au plus proche du comique, qui repose sur la bêtise sans forcément nuire à autrui. Les auteurs que nous avons rencontrés, Bruno Cadet en tête, revendiquent ce courant appelé : la kouyonis. Littéralement, on pourrait dire « la couillonisse » mais le terme n’existe pas en français, nous sommes ici dans le domaine de l’idiotie, de la farce et de la duperie.

1 Fé pa le kouyon don. (J1) (Ne fais pas l’imbécile voyons.)

2 Bann la politik i kontinié fé zot kouyon. (J16) (Les policitiens continuent de faire leur couillon.)

9.2.1 Analyse sémantique des unités lexicales issues de kouyon

À la base, le nom ou l’adjectif kouyon a le même sens qu’en français : « couillon, imbécile, idiot », « sot » (Nr, 1972 ; Cr, 1974 ; Aa, 1983 ; Bd, 1990 ; Bm, 1996, SOf, 1999). L’adjectif kouyon est très fréquent dans notre corpus. Il peut être employé en tant qu’attribut avec la copule lé (ex.1 à 6), avec expression possible du degré (ex. 7 à 9) ou avec comparatif (ex. 10 à 14).

1 Té papa ou lé kouyon koué ? Ou sort dériér soléy ? (M2) (Hé papa, tu es couillon ou quoi ? Tu es né de la dernière pluie ?) 2 Té bann fanm lâ m’i domann si lé kouyon si i fé ékspré. (J10)

(Dis-donc, les femmes, je me demande si elles sont bêtes ou si elles font exprés.) 3 Bin ma fi, soi ou lé kouyon soi ou ém sa, hin. (J15)

(Et bien ma fille, soit tu es stupide soit tu aimes ça, hein.) 4 Zot i kroi moin lé kouyon koi ? (S4)

(Vous croyez que je suis idiot ou quoi ?) 5 Bin koman lé kouyon don ? (S4) (Jusqu’à quel point est-il couillon ?)

6 Moin la éséyé pou pa mourir kouyone, oui moin la éséyé, mé moin la pa gagné. (S4)

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(J’ai essayé pour ne pas mourir idiote, oui j’ai essayé, mais je n’ai pas réussi.)

7 Apré m’i di pétét sé moin lé tro kouyon, ou oi, moin la pa ariv lékol tro tro loin. (M2)

(Après je me suis dit que peut-être que c’était moi qui était trop bête, tu vois, je ne suis pas allé trop trop loin à l’école.)

8 Apré tousa m’i di moin lé tro kouyon, fo m’i instrui in pë, ou oi. (M2)

(Après tout ça je me dis que je suis trop bête, qu’il faut que je m’instruise un peu, tu vois.) 9 Ou lé ankor plï kouyon pou dëmin (M4)

(Tu es encore plus bête pour le lendemain.)

10 Le kamarad i arvien i tonm plu kouyon ke li ankor (V16) (Le copain revient et se trouve être plus stupide que l’autre encore.)

11 Boug konpran pa. Li sa rode son kamarad, son kamarad i artonm plï kouyon k’li ankor, konpran pa in mérd. (V3)

(L’autre ne comprend pas. Il va chercher son copain, son copain est encore plus couillon que lui, il ne comprend pas du tout.)

12 Hin zot i koné, kank i tonm anparmi kom asoir lâ, bin, na touzhour in pé plï fïté, in pé plï kouyon.

(V1)

(Hé vous savez, quand on est au milieu de gens comme ce soir, et bien, il y a en a toujous d’un peu plus futé et d’un peu plus couillon.)

13 Bin, le boug la invant zhïrman lé pa plï kouyon k’ou li. (S7)

(Et bien, la personne qui a inventé le juron n’est pas plus bête que toi lui.) 14 Ou la parti lékol, ou lé moin kouyon k’se matin (M4)

(Tu es parti à l’école, tu es moins couillon que ce matin.)

À l’inverse, la formule négative (la) pa kouyon (ex.15 à 19), analysable comme un calque du français « ce n’est pas bête/idiot/couillon » sert à souligner la perspicacité :

15 Pars sa inn ti shien la pa kouyon sa (V5)

152 En tant que nom, construit avec un déterminant indéfini le syntagme nominal in kouyon (ex.

20, 21) servant à désigner « un couillon » et ses synonymes : kouyas, kouyapin1 (Nr, 1972) ou koulou (Hd, 2002) désignent par extension une « personne de peu d’importance sur le plan social » (Bm, 1996).

20 Bin nout ti roké lâ, sa la pa in kouyon sa ou koné. Sa in pti shien malin sa hin. (V5)

(Et bien notre petit roquet, ce n’est pas un imbécile vous savez. C’est un petit chien bien malin.) 21 M’a fé stop, va bien trouv in kouyon pou ral amoin. (J9)

(Je vais faire du stop, viendra bien un couillon pour me prendre.)

22 Non pars sa la pa troi-kat ti kouyon la pèz dessu la rout an Kornish lâ, rod pa. (V12) Non, ce n’est pas pour quelques gamins pris sous la route en Corniche, cherche pas

L’absence de détermination confère un emploi phatique à l’unité placée en début ou en fin de phrase (ex.23 à 26). Ce phatème vise à ponctuer le propos et à relancer la communication, s’il nomme et qualifie l’interlocuteur il a aussi une fonction illocutoire. Cette interpellation est d’habitude assumée par « oté, té »:

23 M’i pous le marmay, m’i di ali : « té, di ali blë blan rouzh, kouyon. » (V1) (Je pousse le jeune, je lui dis : « Hé, dis-lui bleu blanc rouge, couillon. » 24 Té pa bëzoin toué la pran la kolèr té kouyon. La di atoué plïsh, kouyon.» (V2) (Hé nul besoin que tu prennes la colère couillon. Il t’a dit de décalotter, couillon.)

25 Lot kou moin pou rakont sa in boug, la di amoin : « té bin toué la bli inn, Nana Mouscouri » - « Kouyon, sa déor sa. Nou, nou nana moush kourï son kilot dan la min. Sa in kalité. » (V5) (L’autre jour j’ai raconté ça à quelqu’un, il m’a répondu : « Hé tu en as oublié un : nana Mouscouri. »

- « Couillon, c’est en dehors. Nous, nous avons la mouche qui a couru sa culotte à la main. Ça c’est quelque chose. »)

26 « La pa sa kouyon, la di atoué pèz dësï, pèz atèr, koué ti sa rod balans ? Tssa » (V13)

( « Ce n’est pas ça couillon, on t’a dit d’appuyer dessus, de peser à terre, pourquoi vas-tu chercher la balance ? (tchip) » )

Lorsqu’il ne vise qu’à dénigrer la personne, employé seul (ex.27) ou précédé de ti (ex. 27 à 30) éventuellement renforcé par (s)pès (ex. 30) ou par band de (ex. 31), il devient une injure.

27 Koué une souris verte qui courrait dans l’herbe ? Kouyon ! (M4) (Quoi une souris verte qui courrait dans l’herbe ? Imbécile !)

1 Écrit « Couillasse », « Couillapin ».

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28 Pès lintérésan va, ti kouyon va. (J13) (Espèce de vantard tiens, petit con tiens.)

29 I devé mank aou in demi-poin pou ginÿ konkour lo diab ti kouyon. (J13)

(Il devait te manquer un demi-point pour remporter le concours de diable, petit couillon.) 30 Pès ti kouyon va. (J13)

(Espèce de petit couillon tiens.)

31 Band de ti kouyon ! Gét la zhënès kosa i rosanm. Moin la ont pou zot. (J13) (Bande de petits cons ! Regardez à quoi ressemble la jeunesse. J’ai honte pour vous.)

Des noms dérivés en -èr et -ad sont attestés, ainsi qu’une forme exceptionnelle en -iss.

Le syntagme nominal in kouyonèr, qui signifie à minima « blagueur » (Aa, 1983 ; SOf, 1999, Hd 2002), possède la connotation péjorative d’un « individu auquel on ne peut se fier. » (Bd, 1990) ou d’un « individu qui s’amuse à tromper autrui » (Hd, 2002), en ce sens il possède un synonyme qui est fionèr. L’emploi d’un déterminant indéfini avec le substantif inanimé kouyonad a le sens de « baliverne, bagatelle » (Cr, 1974 ; Aa, 1983 ; SOf, 1999 ; Ga, 2003),

« propos ou agissement irréfléchi, idiotie. Cf. badinaz, parlaz » (Bd, 1990) ou « bêtise, chose de peu d’importance » (Hd, 2002). De même pour le syntagme nominal inn kouyonis : « 1 Bêtise, stupidité, plaisanterie, blague » (Bd, 1990), « action ou parole idiote, stupide, inconséquente » (Bm, 1996).

Employé avec le formant nominal « la » il donne lieu au syntagme nominal figé la kouyonis (ex. 32 à 34) dont le sens est abstrait puisqu’il renvoie à : « état constant de l’ignare » (Nr, 1972), « idiotie, bêtise, naïveté » (Aa, 1983 ; SOf, 1999 ; Ga, 2003) et « 2 idiotie, naïveté » (Bd, 1990).

32 Na rienk la kouyonis é tout sort kalité la kouyonis hin. Talèr, m’i di aou, na sitan kalité la kouyonis, ou koné pï kisa i lé le propriétèr. (V1)

(Il n’y a que de l’idiotie et toutes sortes de genre d’idiotie. Tout à l’heure, je te le dis, il y a une telle diversité d’idiotie, tu ne sais plus qui en est le propriétaire.)

33 . m’i di aou. rienk la kouyonis là-dan. (J9) (Je te dis, il n’y a que de l’idiotie là-dedans.)

34 Le boug li lé paré pou fé nimport-kél tour de kouyonis. (V16) (Le gars il est prêt à faire n’importe quel bêtise.)

Cette construction est une exception lexicale, car -is n’est pas attesté comme suffixe de dérivation en créole réunionnais. Il possède un équivalent sans affixe :

Out kouyon la kas par bout : « te voilà victime de ta sottise » Hd, 2002

154 Le syntagme an kouyon présente une valeur qualitative et adverbiale qui appartient à la liste des adjectifs formés avec an. Il est référencé comme « (adj.) qui a mauvais caractère » (Bd, 1990), « désagréable, difficile, de mauvais caractère » (Aa, 1983 ; Ga 2003). Les dictionnaires fournissent des expressions courantes : Li lé an kouyon zordi. (Il n’a pas la grande forme aujourd’hui. Il n’est pas de très bonne humeur.) Lo tan lé an kouyon. (Le temps est mauvais).

Manzé lé an kouyon : le repas n’est pas bon. (Hd, 2002) ; Fé in rév an kouyon : faire un cauchemar. » (Hd, 2002) et (SOf, 1999)

Nous relevons dans notre corpus un exemple de cet emploi :

35 Aou kalkïl nout ti roké-là plus an kouyon. Hin hin.(V19) (Toi tu penses que notre petit chien est mauvais davantage.)

Ce syntagme entre dans la composition du synthème verbal figé et polysémique koz an kouyon qui a trois sens : « dire des bêtises » (Cr, 1974), « dire des bêtises ou parler de manière à vexer l’interlocuteur » (Bd, 1990) « parler mal, dire des paroles blessantes » (Hd, 2002). Une autre synthème figé et polysémique est construit à partir du nom précédé du déterminant défini masculin Fé lo kouyon : « (loc. v) 1 commettre une faute 2 se prostituer 3 agir dans une mauvaise direction 4 faire l’imbécile » (Bd, 1990), « Jouer à l’imbécile. Se prostituer. Se livrer à des inconvenances. » (Hd, 2002). Un verbe en -é existe, kouyoné, au sens de « duper » (Aa, 1983 ; SOf, 1999) ou « tromper les gens » (Bd, 1990 ; Hd, 2002). Il a pour synonyme : fioné.

9.2.2 Schéma n°2 : champ sémantico-lexical de « kouyon »

kouyon

kouyon

Lé pa kouyon kouyoné

An kouyon

kouyoniss kouyonad kouyonèr

Fér le kouyon

Moun an kouyon

Koz an kouyon

155 Le sens dominant est celui de « sot, idiot » (cf. 10.5.1), la distribution du sens dépend de l’intention de nuire, de duper ou d’amuser.

9.2.3 Tableau du champ sémantico-lexical de « kouyon »

Unités principales Nature Sens

(lé) Kouyon, (la) Pa kouyon, Dét ind + kouyon, kouyas, kouyapin Dét ind + Kouyonad, kouyonis

Ø Kouyon Phatème, interpellatif Amical

(Spès) ti kouyon Syntagme Nominal Injure

Encore une fois le jugement moral sur l’intention de nuire ou pas est opérationnel et permet de différencier, par exemple, kouyoné, kouyonèr, an kouyon, fé le kouyon comme des actions irrespectueuses et irrévérencieuses.

Un équivalent existe : babane dont le sens ancien désigne « le bouffon » (Aj, 1970, Cr 1974, Bd 1990), il a également le sens de « imbécile » (Cr 1974, Aj, 1983, Bd, 1990 ; Hd, 2002), mais ce sème s’est effacé semble-t-il pour laisser place à « dupe, nigaud » (Aa, 1983 ; SOf, 1999 ; Ga, 2003). Le terme peut être en emploi nominal ou utilisé comme adjectif. Par dérivation suffixale en -é il supporte un emploi verbal, babané : « duper, tromper » (Aa 1983, SOf, 1999, Ga 2003) et par synthématisation il donne fé babane : « prendre ou avoir l’air idiot » (Aj, 1983, Cr 1974), « berner » (Cr, 1974 Aa, 1983, SOf, 1999), « se moquer de quelqu’un, le ridiculiser » (Aj, 1970 ; Nr, 1972 ; Cr, 1974 ; Aa, 1983), « (loc. v) faire l’imbécile (sert pour narguer) » (Bd, 1990) ou encore tourn an babane : « tourner en ridicule » (Aa, 1983). Ces termes sont rares en créole contemporain, ils ont disparu du langage courant et ne figurent plus que dans le langage littéraire.

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