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Regard des humoristes sur l’évolution de l’humour créole réunionnais

Expression de l’humour à La Réunion

8.2 Regard des humoristes sur l’évolution de l’humour créole réunionnais

« Existe-t-il un humour créole ou réunionnais ? », « Et cet humour créole diffère-t-il de l’humour métropolitain » ? Les deux questions furent posées dans Le Quotidien, du dimanche 30 juin 1991, par Dominique Besson aux humoristes des années 1950 à 1980 : Louis Jessu, Axel Kichenin, Julien Féron et Daniel Vabois. Ils répondent en chœur par l’affirmative. Axel Kichenin fait référence à un usage traditionnel de l’humour lors des veillées mortuaires. Louis Jessu ajoute que ce que l’on racontait avant appartenait « à la vie quotidienne » : « Nous, on vivait tout le temps avec de l’humour. Car l’humour c’est un peu le requiem de la vie. » Pour Daniel Vabois « l’humour c’est un remède contre la dramatisation des choses.»

Ces réponses peuvent être complétées par nos entretiens avec Thierry Jardinot, Bruno Cadet et Erick Isana qui partagent tous une vision thérapeutique du rire face au réel. Nous sommes dans le sens philosophique et psychologique du terme.

Selon Louis Jessu une différence existe entre La Réunion et La France par rapport à l’humour : « on n’a pas la même manière de vivre (…) et c’est peut- être pour cela qu’on ne peut pas facilement le transporter, le sortir d’ici. » Axel Kichenin précise :

« l’humour réunionnais, l’humour créole, on le retrouve dans le verbe, dans le mot, dans la phrase » Julien Féron complète :

« Ce qui différencie aussi les deux humours, c’est que justement l’humour créole est issu d‘une tradition, de ces histoires que l’on se répète de père en fils et de mère en fille depuis des générations. Et cela, cet humour réunionnais, il est encore présent dans les Hauts dans les campagnes. C’est le vrai humour réunionnais. »

8.2.1 Evolution de l’humour créole

Le changement de cadre de cette « vie quotidienne » constitue, pour les humoristes des années 60 à 80, est un premier critère de démarcation entre leur usage de l’humour et celui de la génération contemporaine :

« Maintenant, les jeunes comme Sully Rivière, Alain Hubert ou même comme Thierry Jardinot, ne vivent plus comme nous. Alors leurs histoires ne sont plus les mêmes. Et les conteurs, c’est une tradition qui se perd. »

déplore Julien Féron. Axel Kichenin développe :

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« L’évolution existe, c’est sûr. Car l’humour comme il a été pratiqué par de nombreuses générations avant la nôtre, était basé sur un certain nombre de faits. Il partait, il reposait sur des attitudes. Ces faits ne pouvaient s’exprimer que par un certain humour. Maintenant tout a évolué, le mode de vie, les habitudes, les circonstances. Ce que l’on appelle une culture. Et c’est parce que cette culture n’est plus la même que celle de nos parents, parce qu’elle a évolué, par la modernité, par tout un tas de choses, que l’expression de l’humour a changé. Prenez par exemple ce que fait sur scène quelqu’un comme Thierry Jardinot, il raconte des histoires. Et c’est parce que lui, sur scène, se trouve en face d’un public hétérogène, composé de jeunes et de moins jeunes – je ne peux pas dire quand même des vieux - qu’il emploie une autre forme d’humour. Parfois un peu vert. Avec des mots grossiers, des mots crus. Car les jeunes qui se trouvent dans la salle ont l’habitude de les employer, que ces mots appartiennent à leur langage courant. Il emploie d’autres termes pour les moins jeunes. Par exemple, en ce qui me concerne, je parlerais peut-être des sujets qu’il aborde, mais c’est sûr, je n’emploierais pas certains mots. Même s’ils sont dans le dictionnaire. Et je dirais pourtant la même chose. »

Louis Jessu confirme :

« L’évolution dans l’humour est intimement liée à l’évolution des mœurs. Par exemple, le mot, putain, aurait déclenché, quand j’étais jeune, de grosses réactions. Si on disait ce mot, sans même l’adresser à quelqu’un – une femme – de bien précis, c’était une insulte. Maintenant on dit ce mot très souvent. »

Bruno Cadet également nous a confié que « longtemps ou té di totosh out momon, ou té ramas in kalot. » (Avant si tu disais nique ta mère, tu prenais une gifle.) La journaliste poursuit en demandant de quoi on peut se moquer. Les réponses sont multiples.

Axel Kichenin : « De tout ou presque. »

Louis Jessu : « Tout en gardant tout de même un certain respect pour certaines choses, pour certaines valeurs. Parce qu’il faut tout de même respecter l’ordre établi. On ne peut pas se moquer de quelque chose s’il y a des gens qui croient fortement en cette chose. Parce que cette chose fait sa richesse.

Et que l’humouriste ne peut pas détruire ce qui fait la richesse de quelqu’un. Oui, il faut respecter l’ordre établi. »

Axel Kichenin :« Moi aussi je le respecte cet ordre établi. Parce que la vie c’est comme à l’armée : il faut qu’il y ait un chef, qui guide, pour faire avancer les autres. S’il n’y avait pas de chef, ce serait l’anarchie. S’il n’y avait pas cet ordre établi ce serait donc l’anarchie. »

Louis Jessu : « Quel que soit le chef religieux, le chef spirituel d’une communauté, il ne faut pas toucher à cette valeur-là, à cette morale. » Il indique également qu’il ne pourrait pas parodier François Mitterand.

Axel Kichenin : « Non moi non plus je ne l’aurai pas fait parce que c’est tonton, François Mitterand, c’est tout de même le chef de l’Etat. Et qu’il faut le respecter. Parce que dans ce type d’humour, il y a une grande place de faite à la dérision, à la raillerie. Alors et d’une manière générale, je ne fais

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pas d’humour sur les hommes politiques. Cela ne correspond pas aux valeurs, au genre de’humour de notre génération. Nous on se moquait plutôt du Chinois. (…) Quand on faisait des sketches sur le Chinois, ce n’est pas de l’être humain dont on se moquait. C’était de la fonction qu’il employait.

Il tenait une boutique, qui était tout le temps ouverte. Il faisait crédit à tout le monde. C’était un commerçant. Maintenant, on dirait un marchand de tapis. »

Louis Jessu : « Oui, parce que le chinois, c’est un bon garçon. J’ai souvent parlé de lui, dans mes sketches. Le chinois qui tient sa boutique dans les Hauts, qui épouse une petite chinoise des Hauts et tout ça. Parce que parler du chinois c’était, dans une certaine mesure, soulager la misère des gens. On n’a jamais vu un chinois poursuivre un débiteur. Ça jamais ! Il dit « laisse aller ». et le chinois s’est bien intégré, il a été bien admis de ce côté-là. »

Sur la question des cibles, l’auteur humoriste Charles Cazal déclare pour sa part, sur la question de ces cibles :

« Je ne m’en prenais pas seulement aux gros zozos. Par exemple les pêcheurs de bichique, ces millionnaires qui ne déclarent pas un sou, ont eux-aussi eu droit à leur baisement. Les chansonniers n’inventent rien : il suffit simplement de ne pas faire le couillon pour que l’humoriste perde sa langue… »

Daniel Vabois estime qu’il faut « être capable de manier le verbe sans le détériorer. Toucher un public non plus dans la grossièreté, mais dans la subtilité. » Pour lui il n’y a aucun interdit :

« Il n’y a pas de tabou. Attention, seulement. Il faut savoir nuancer. Et tout dépend du degrès de maturité des gens avec lesquels on communique. Il faut procéder avec ménagement avec les esprits jeunes qui demandent à se structurer. Quand on est capable d’appréhender les faits, il faut souligner les travers et les aspects exaltants, sans rien prendre au sérieux. Car l’humour c’est un remède contre la dramatisation des choses. On peut faire rire avec des traits d’esprits, des jeux de mots mais tout cela, ce n’est pas vraiment de l’humour. »

Ce qu’il apprécie chez un humoriste c’est quand « il démythifie les attitudes et les comportements stupides et bébétes de chacun d’entre nous. »

A La Réunion on est plus facteur, dans le sens de fabricant, de dérision. Il n’y a qu’à regarder le langage et les mots qui désignent tout cela : foutan, moucatage. A la Réunion on est plus gouailleur qu’humoriste. Et cela remonte au dix-huitième siècle où l’on trouve déjà des textes soulignant les travers des autres.

Pour lui la société d’avant les médias « était occupée à trouver la paille dans l’œil du voisin donc forcément de donner dans la comparaison abusive, ce qui tourne à l’ironie. (…) On a baptisé humour un trait d’esprit, une dérision, des jeux de mots. » Il y a aussi tout un système qui pesait sur l’humour réunionnais, « qui le brimait plus qu’il ne le développait. On vivait sous

137 l’emprise de l’Eglise, de la politique, de l’argent, de la bourgeoisie. C’était des rails. Et en dehors de ces rails : pas de salut ! Nous sommes en période de mutation. Cela passe par des bavures mais il faut avoir confiance pour plus tard. »

Ces entretiens, laissent donc entrevoir plusieurs lignes de forces. Dans les années 1980 - 1990 une transition sociétale fait apparaître entre les humoristes modernes et les humoristes contemporains plusieurs ruptures. Le changement du « cadre de la vie quotidien » entraîne un bouleversement des références et signale la disparition de certains thèmes au profit de nouveaux. Cette évolution culturelle et sociale est doublée d’une évolution politique. La relation à un « ordre établi » se fait moins révérencieuse, le religieux et le politique ne sont plus des sujets tabous. Cette perte des « valeurs », reprochée aux humoristes contemporains, donne à lire le passage d’un régime colonial, verrouillé, coercitif à une liberté de parole nouvelle qui se traduit également par une langue plus irrévérencieuse On peut prendre davantage la parole ouvertement et ce qui ne pouvait se dire est désormais autorisé, dans le fond comme dans la forme, dans les sujets comme dans la langue. Comprendre cette évolution des mœurs et des usages permet de saisir la place accordée à la langue créole, ou prise par elle, au fil de l’évolution des politiques culturelles. La production humoristique agissant comme témoin et révélateur.

L’humour, objet de multiples définitions, couvre donc en langue et culture réunionnaise un large spectre lié à l’appréciation de l’usage de la parole. L’exploration lexicale et sémantique permet d’aborder la perception et la dénomination de l’humour au sein du système linguistique créole réunionnais