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Expression de l’humour à La Réunion

8.1 L’humour dans la vie réunionnaise

L’humour dans la vie quotidienne des Bourbonnais est attestée depuis Bory de Saint-Vincent (1804) qui évoque les plaisanteries d’un Charlot dans Voyage dans les quatre principales îles des mers d’Afrique. Et Auguste Billard écrit à propos des porteurs de palanquin dans Voyage aux colonies orientales (1820) :

« Chaque bande de Noirs a son improvisateur ou son bouffon. »

La société réunionnaise moderne favorise l’expression de la bonne humeur grâce à des espaces et à des moments rituels comme, par exemple, lors des rassemblements dans des lieux privés - réunion familiale, pique-nique, veillée mortuaire – ou publics : le quartier, l’école, la buvette, les salles de bal… autant d’éléments qui apparaissent dans les sketches.

Kréol, tout sak i s’prézant pou fé la fét, késtion fé pété la kol, li devan. Ah oui. Kisoi in tour de fiansay, in zhour ki tué koshon, in zhour grand parti dann fon la ravine, li avék. In sérvis malbar, li ansanm. In batay kok, li o ron. (V20)

(Le créole, tout ce qui se présente pour faire la fête, pour mettre l’ambiance, il est le premier. Que ce soit un tour de fiançailles, un jour où l’on tue le cochon, un jour de grand pique-nique dans le fond de la ravine, lui, ensemble. Une cérémonie tamoule, lui ensemble. Une bataille de coq, lui au gallodrome.)

L’anthropologue, Patrice Cohen1 (2000) dans le chapitre intitulé « le repas et le partage » passent en revue « les repas quotidiens, les repas exceptionnels, les repas de fête (féstin) et les pique-niques (parti). » Il souligne souvent la joie et la bonne humeur de ces moments dans la société créole :

« Ce pique-nique est animé par une très forte volonté de convivialité et de partage : répartition dans l’acquisition des composants du repas et des tâches pour le préparer, complicité et bonne humeur aidées par la consommation d’alcool, ouverture vers des personnes extérieures qui sont invitées à partager le repas. (…) On fait un parterre de feuille au milieu duquel est posé le riz destiné à l’ensemble du groupe qui se place autour. Tout le monde mange à la main, ce qui représente pour chacun un plaisir gustatif évident. Cette journée est caractérisée par son aspect festif. »

Le dimanche 2 avril 2017, La Réunion a battu le record du monde de la table de pique-nique la plus longue du monde.

1 Cohen, P., Le cari partagé : anthropologie de l’alimentation à l’île de La Réunion, Paris, Karthala, 2000.

130 L’humour ne s’exprime pas seulement lors des « festins », des « parti » et autres feux de camp, il peut également se retrouver dans le cadre, plus particulier, des veillées mortuaires. Le deuxième tome de la thèse de Prosper Eve (1983) intitulé La mort vécue et le discours sur la mort s’ouvre au chapitre 2 sur « la veillée mortuaire ». Alors que les femmes sont rassemblées à l’intérieur de la maison autour de la dépouille, l’historien note que :

« Quant aux hommes, à peine se sont-ils inclinés devant la dépouille mortelle qu’ils se retirent à l’extérieur. Pour ne point sombrer dans le sommeil, des jeux de cartes, de dominos sont mis à leur disposition. C’est là que les conteurs qui se savent un talent débitent leur répertoire d’histoires vécues ou mythiques. La famille éprouvée leur offre du café ou des boissons alcoolisées ou non.

A minuits, ils cessent de jouer pour participer à la prière. » (p.596)

C’est pour Prosper Eve « une facette animée et singulière des veillées mortuaires à La Réunion ». Ces histoires « vécues ou mythiques » sont accompagnées d’éclats de voix et de rire et souligne la place capitale occupée par l’humour et le rire dans la société créole. Maxime Laope témoigne :

« ça peut paraître bizarre quand on est dans le deuil, mais ce sont nos traditions… D’un autre côté, cela montre aux membres de la famille qu’ils ne sont pas seuls, qu’il y a beaucoup de gens autour d’eux malgré la mort. Et puis ils n’ont pas le temps de penser à leur chagrin parce qu’il faut s’occuper de tout ce monde. Ça rend la mort moins triste en quelque sorte. »

Pour répondre à la question de l’existence d’un humour créole réunionnais1, Axel Kichenin répond :

« Oui bien sûr. Je me rappelle dans mon enfance, il y avait des veillées mortuaires. Et nos aînés étaient friands des histoires que l’on racontait. Et ce n’était pas toujours des histoires tristes, même s’il y avait le mort. Maintenant, tout cela a disparu. Parce qu’il y a la radio, la télévision et qu’on ne prend plus le temps de raconter ses histoires.

Et ces histoires, nos aînés les avaient entendues de la bouche de leurs aînés et ainsi de suite. C’est comme une tradition, l’humour créole ou réunionnais existe donc bien. »

Et Louis Jessu poursuit :

« Ils passaient tout en revue de manière très sérieuse, les affaires de la terre – le prix de la canne, le paiment de la campagne, le recours aux déherbants, la diversification des cultures, la crise ressassée année après année par un leader politique – les ennuis de l’unise. Ainsi dans cet univers

1 Besson, D., Rire d’hier et d’aujourd’hui, l’humour toujours, Le Quotidien, dimanche 30 juin 1991

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oral, une certaine culture écrite était transmise par la voix. Chacun donnait son avis de façon très décontractée. Ces hommes ne refaisaient pas le monde ils évacuaient leurs souffrances. Dans ce monde de dominés, l’énoncé devenait survie. Ils s’inscrivaient de leur manière dans paysage politique. »

8.1.1 La buvette et la salle de bal

Nous avons mené trois entretiens libres avec trois acteurs majeurs de la production humoristique, avec trois humoristes déclarés, Axel Kichenin, Bruno Cadet, et Thierry Jardinot.

Axel Kichenin, animateur radio et comédien de sketch humoristique de 1965 à 1983 nous a confié que l’humour était pour lui un trait social de l’homme réunionnais. Il nous a fait part d’un usage social très répandu de la plaisanterie au quotidien, tout le temps, à tous les coins de rue. Thierry Jardinot témoigne de la même intimité sociale du côté de Saint-Benoît :

« Ce que dit Ti-Paul dit est vrai, moi j’ai vécu là où à chaque coin de rue on entendait un blagueur, un homme qui faisait de l’humour. J’avais un oncle qui tenait une buvette à Saint-Benoît, et bien, je ne te dis pas comme c’était énorme. Énorme. Les gens avaient un avis sur tout, c’est vrai que c’était une époque de communication verbale, les gens communiquaient beaucoup parce qu’il n’y avait pas de télévision. Il n’y avait pas tout ça. Les gens discutaient, discutaient beaucoup, et donc, forcément à force de parler, parler, on ne parle pas de misère, on ne parle pas de ces choses, les hommes sortaient de l’usine de Beaufonds, il venait boire un petit coup, ils plaisantaient entre eux, ils blaguaient. Au match de football, on entendait rien que cela : des brimades. 1»

Les sketches évoquent ces lieux qui peuvent même devenir leur espace scènique :

1 Ali lâ, samdi-dimans (…) son bondié té plïto kosté koté la boutik Ha-Way. (V22)

(Lui, samedi et dimanche (…) son bon dieu était plutôt du côté du petit commerce Ha-Way.)

2 M’a poz amoin késtion demin soir si mon tét lé bon, pou linstan m’i sa boir in kou, la boutik Manïél. (M2) (Je me poserai la question demain soir si ma tête est en place, pour l’instant je vais boire un coup,

au petit commerce de Manuel.)

3 Ah, m’i ariv shé Manïél m’i di : « ah marmay, lâ moin lé kontan, m’i réspir. » M’i sava : « parksa lé ga kisa i péy in kou ? » (M4)

(Ah, j’arrive chez Manuel je dis : « ah les enfants, comme je suis content, je respire. » Je me lance : « Et sinon les amis qui paye un coup à boire ? »)

1 Traduction française de l’entretien en créole.

132 Les moments de détente au comptoir d’une buvette ont permis de consacrer des lieux comme le restaurant Chez Marcel, où de 1953 à 1991 le tout Saint-Denis se donnait rendez-vous du soir jusqu’au petit matin. Ces espaces de la vie sociale et culturelle nocturne, qui vont se multipliant, peuvent être proches des lieux de spectacle, mais ce n’en sont pas. Comme l’Hôtel d’Europe :

Anfin li rant anndan, i trouv kamarad, li koz ék lot. Inn i péy son kou, lot i péy lot kou, é ou koné, kank ou lé anparmi na touzhour inn pou ralé, inn i pous lot. Là i désid i manz la minm, kan la fini manzé, lé kafé, le ti pous, astér la fine ariv o domino. É m’i pé asir aou, pandank i bat domino lâ, boutèy la rak i dans otour lâ, i dans minm li lâ. (V6)

(Enfin il entre à l’intérieur, il retrouve ses amis, il parle avec l’autre. Un paye son coup, l’autre payse son coup, et tu sais, quand tu es en groupe il y en a toujours un qui entraîne les autres, l’un encourage l’autre. Là on décide de manger sur place, quand on a fini le repas, le café, le digestif, c’est déjà l’heure de jouer aux dominos. Et je peux t’assurer que pendant que les dominos s’abattent, les bouteilles d’alcool dansent autour, elles dansent sans cesse.)

8.1.2 Les récréations de la cour d’école

Autre lieu de grande interaction sociale : les cours de récréations, l’humoriste Erick Isana nous avait déjà informé lors de notre entretien de mémoire de Master 2 que les cours de récréations étaient le lieu où s’était forgé sa pratique de l’humour par le biais de concours de joute verbale entre écoliers. Le jeu requiert spontanéité et inventivité. Thierry Jardinot confirme l’information :

« Nou nou té fé konkour la blag nou, an permanans. Mintenan pérsone koz pu ék persone, sa lé fini sa. É m’i rapèl nou té an klas, navé dé rivalité, nou té fé dé battle la blag, ant 1976 - 1982 o lisé Saint-Benoit. Maintenan lé ga i mont in blag lu la trouv su internet. »

(Nous, nous faisions des concours de vannes, en permanence. Maintenant personne ne parle plus avec personne, c’est fini. Et je me souviens, quand nous étions en classe, il y avait de la rivalité, nous nous lancions des défis verbaux, entre 1976 – 1982 au lycée de Saint-Benoît. Maintenant les jeunes montrent une vidéo humoristique qu’il a trouvé sur internet.)

Une pratique constante rencontrée par tous les humoristes au cours de leur parcours scolaire à La Réunion est la pratique de ce que l’on appelle donc « un diffusage » (difïz, difïzé, difïzazh), qui peut avoir une intensité supérieure s’exprimant par l’unité verbale « juguler » (zhïgïl, zhïgïlé).

Il s’agit d’un maniement offensif de la langue. Le jeu est un défi verbal où chacun des interlocuteurs va puiser dans un stock de répliques figées, parfois actualisée et modifiée, qui vise à déstabiliser l’adversaire, le ridiculiser. Ce n’est pas qu’un jeu puisque les offensives

133 verbales peuvent mener à des altercations physiques. Si l’on accepte que ce soit un jeu, on s’y soumet amicalement, si l’on refuse le jeu on peut en venir aux mains. Le degré d’intimité est donc primordial dans les échanges verbaux, c’est le point de bascule entre registre vulgaire et injure.

8.1.3 Les commérages et les disputes

L’humour peut aussi se trouver dans la pratique du persiflage et le colportage de ragots, on donne en créole le nom de ladi lafé à cette rumeur. Pour le chanteur Maxime Laope1 :

« Là, on touche à un trait bien connu de la société réunionnaise, il s’agit des commérages. La Réunion a beaucoup changé, tout est modernisé mais l’habitude des l’a dit – l’a fait n’a pas disparu. »

C’est une pratique courante qui peut déborder dans la moquerie, voire la joute verbale comme en témoigne l’historien Prosper Eve2 :

« Les rivalités de familles, centrées souvent sur les revendications de propriété, s’exprimaient, elles, certains samedis, une heure avant l’angélus du soir. Certaines se déplaçaient en tribu, femme en tête, se postaient sur la chaussée départementale devant le barreau du parent honni et vidaient toute la sale marée de leurs rancœurs en multipliant les parades de combat : bras brandis, coups de poing donné sur la poitrine, coups de pied lancés à l’aveuglette. Leur objectif était de forcer le chef de famille ou le fils aîné à sortir pour engager une bataille inopinée et gagnée d’avance, puisqu’ils avaient le nombre pour eux. »

Une première forme de l’humour réunionnais s’exprime dans les échanges quotidiens au sein de la communauté réunionnaise. Il en est de même dans toutes les sociétés, cependant au regard des sociétés européennes des différences anthropologiques apparaissent en société créole. Nous n’avons pas procédé à la collecte d’énoncés produit par des locuteurs dans le cadre d’un usage social de l’humour. Notre corpus s’intéresse aux produits se présentant comme issu d’un mouvement créatif ayant pour caractéristique d’être performé sur scène.

1 Cerneaux, E. et Guillot, B., Maxime Laope, un chanteur populaire, 1999.

2 Eve, P., La mort à La Réunion, de la période moderne à la période contemporaine, 1983.

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