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5. Discussion des résultats

5.1. Cheminements interprétatifs des élèves

5.1.5. Stéréotypes, valeurs et formulation d’hypothèses

Si les élèves optent pour un cadre interprétatif plutôt qu’un autre, c’est bien sûr lié au dispositif choisi, puisque nous l’avons vu, le texte et les images de l’album ne véhiculent pas forcément la même interprétation et orientent le lecteur. Mais cette orientation est certainement également orientée par les valeurs que les élèves souhaitent trouver dans le texte ainsi que par leurs représentations stéréotypées, notamment celle du loup.

Lors de la toute première séance, la majeure partie des élèves émettent des hypothèses allant dans le sens d’un récit où le loup serait méchant, puisqu’ils s’appuient sur la représentation stéréotypée de ce personnage, telle qu’ils l’ont découverte au sein de leurs expériences textuelles antérieures : le petit chaperon rouge, la chèvre et les sept biquets, les trois petits cochons, etc. Ilo, par exemple, dans la première séance, fait référence aux Trois petits cochons pour anticiper la suite du récit puisqu’elle imagine que le loup va aller souffler sur la maison du lapin. Le conte du Petit chaperon rouge est également mobilisé par certains élèves :

86 Ens : Est-ce qu’ils ont l’air contents / heureux / ils sont bien ensemble ? // Mar dit « le loup va manger le lapin » est-ce que quelqu’un a une autre idée de ce qui va se passer ? // Vous avez parlé des personnages mais / l’histoire / qu’est ce qu’il va se passer dans les autres pages ? // Sam?

87 Sam : Le petit chaperon rouge

88 Ens : Le petit chaperon rouge / tu restes dans cette idée

124 89 Ana : Le petit chaperon blanc

Par la suite, une fois que les élèves onet découvert le texte de l’album, la projection du stéréotype du loup va entrer en conflit avec la projection de valeurs morales sur le récit. C’est à ce moment-là qu’Ilo, Luc, Mar et Ala vont construire un cadre interprétatif au sein duquel la gentillesse du loup est possible. Chez ces élèves, ce sont donc les valeurs morales qui prennent le dessus sur le stéréotype du loup. Chez Dyl et Lis, par contre, le stéréotype du loup restera le plus fort tout au long de la séance, puisque ces deux élèves construiront et maintiendront un cadre interprétatif au sein duquel le loup est un personnage vil.

D’ailleurs, nous pouvons observer dans la séquence que les élèves qui défendent la thèse du loup méchant sont souvent les élèves qui continuent à mobiliser le stéréotype du loup au travers de contes appartenant à la culture littéraire. C’est le cas de Dyl qui, dans le dernier entretien, fait référence à La chèvre et les sept biquets. C’est aussi le cas de l’élève Que qui, dans l’entretien, fait explicitement référence au Petit Chaperon rouge lorsqu’il décrit les intentions du loup :

123 Che : D’accord et il veut aller / lui rendre visite / pourquoi ? 124 Que : Peut-être

125 Ané : Pour lui dire bonjour 126 Che : Pour lui dire bonjour

127 Que : Ou peut être / heu / « c’est moi / ta grand-mère » / après / il saute dessus / grr grr

Cette prégnance du stéréotype peut également être observée chez Oro qui met en avant, lors de l’entretien suivant la séance nº 4, les caractéristiques du stéréotype du loup :

120 Che : Qu’il aura un ami petit // donc ce loup / est-ce qu’il serait plutôt gentil / ou plutôt méchant ? 121 Gui : Gentil

122 Oro : Méchant

123 Che : Pourquoi ? / Pourquoi // on peut discuter hein / on sait pas qui a raison / ptêtre que les deux vous avez raison // alors Oro pourquoi tu dis qu’il serait méchant ?

124 Oro : Pacque les loups c’est toujours méchant 125 Che : Ouais

126 Gui : Non mais les loups…

127 Che : Est-ce que il y a des choses dans la page qui t’aident à dire qu’il serait méchant ? 128 Oro : Non

129 Gui : Mais des loups c’est pas tout le temps méchant / des loups 130 Che : C’est pas tout le temps méchant ?

131 Gui : Non / même des ours polaires c’est pas tout le temps méchant 132 Che : D’accord mais ce loup-là à ton avis il est méchant ou gentil ? 133 Gui : Heu gentil

125 134 Che : Pourquoi ?

135 Gui : Pacque j’pense être gentil avec les loups ils sont gentils avec nous 136 Che : D’accord / Oro ?

137 Oro : Pacque il a des dents pointues 138 Che : Mhm

139 Oro : Un loup c’est toujours des dents pointues

Dans cet extrait, nous pouvons voir clairement que Gui et Oro n’ont pas la même représentation du personnage du loup. Pour Oro, le loup est un personnage méchant, tandis que pour Gui les loups peuvent être gentils, et si nous sommes gentils avec eux ils ne nous feront rien. Derrière ces représentations se cachent vraisemblablement un discours parental et des valeurs véhiculées par la famille. Il est par ailleurs très intéressant de noter qu’Oro est l’élève qui, au moment de dessiner la fin de l’histoire, avait commencé à représenté le lapin dans la gueule du loup avant de tout effacer pour se rallier au reste de la classe.

L’interprétation du texte comme de l’image naît donc d’une rencontre entre différentes influences : des valeurs, des représentations stéréotypées et des désirs. Tous ces éléments proviennent de l’expérience littéraire de l’élève, de son vécu, des valeurs véhiculées par l’école et l’enseignante, par les parents. En définitive, chaque lecteur est différent et projette sur le texte son expérience propre. C’est d’ailleurs ce que montre Tauveron (2001), lorsqu’elle affirme que

« chaque lecteur peut interpréter et reformuler différemment la même histoire et qu’il y a donc autant d’histoires que de lecteurs pour une même histoire ; voire qu’un même lecteur peut multiplier ses lectures » (p.18). D’ailleurs, si nous analysions nos résultats d’un point de vue psychologique, nous pourrions très certainement mettre en avant des liens qui existent entre l’interprétation des élèves, leur personnalité et leur vécu d’enfant, mais tel n’est pas notre propos dans ce travail.

En outre, si les élèves, et par la même les cheminements interprétatifs sont tous différents, nous pouvons tout de même constater un net penchant pour une fin heureuse où l’amitié serait possible, ou en tout cas une fin où le lapin s’en tirerait sain et sauf. Les interventions allant dans ce sens sont extrêmement nombreuses, et traduisent un désir profond des élèves qui cherchent à tout prix à éviter une fin tragique, comme le démontre cette intervention d’Ana lors de la séance nº 2 :

126

74 Ana : Il est en train de faire un bisou au ptit lapin / le loup / alors on voit bien il va pas le manger (secoue la tête pour dire non)

Et même lorsque les élèves optent pour un cadre interprétatif où le personnage du loup serait mal intentionné, nous pouvons voir se dessiner de nombreuses tentatives afin de préserver la vie du lapin. C’est le cas de Lis qui imagine une stratégie de fuite du lapin qui chanterait dans les oreilles du loup pour s’enfuir. C’est le cas de Dyl également qui imagine un lapin qui frapperait le loup pour le faire fuir. Et c’est aussi par exemple le cas de cet élève qui imagine dans la séance nº 4 que le loup va manger un lapin peut-être, mais surtout pas celui de l’histoire :

440 Vin : Moi j’dis qu’il va aller chasser 441 Ens : Il va chasser quoi ?

442 Vin : Mhm / du lapin 443 Ens : Le lapin ? 444 Vin : Du lapin / ou heu 445 Enf : D’autres lapins

Il semblerait donc que les élèves aient pour la plupart investi le texte de valeurs morales et qu’ils aient envie de croire en une amitié possible entre le lapin et le loup. Nous pouvons penser que ce désir et ces valeurs proviennent en partie de l’enseignante qui véhicule et défend certainement en classe des valeurs telles que le respect et le partage, c’est en tout cas ce qui transparaît dans ses paroles, à la fin de la séance nº 7 :

131 Ens : (…) c’est de sentir que dans la classe / tout le monde avait envie que ce ptit lapin et ce loup soient heureux ensemble // comme vous avec vos copains

Nous pouvons en effet penser qu’en cas de conflit notamment, l’enseignante fait souvent référence à la notion d’amitié en insistant auprès des élèves sur l’importance d’être amis avec les autres et de se comporter de façon à ce que cette amitié soit possible.

Quoi qu’il en soit, les élèves semblent avoir une idée très claire de ce qu’est l’amitié et ils nourrissent leurs attentes vis-à-vis du texte en fonction de leurs représentations. C’est ce que nous pouvons observer dans la séance nº 2, lorsque Que met en avant la possibilité que le loup mange le lapin et que les autres élèves s’opposent à cette idée en mobilisant leurs représentations de l’amitié:

257 Que : Prendre le lapin et le manger

258 Ens : Le loup va prendre le lapin et le manger Que ? / (Que hoche la tête pour dire oui) 259 Ali : C’est pas ça l’amitié

127 260 Ens : C’est pas ça l’amitié ? / C’est quoi l’amitié ? 261 Gui : Moi je sais

262 Ens : Gui ?

263 Gui : L’amitié c’est de rester ensemble / et d’faire des jeux / et pis donner des bracelets

Cette notion d’amitié est au cœur des cheminements interprétatifs des élèves et c’est elle qui sert de référence aux jugements qu’ils émettent quant aux personnages. Dans ce récit, les deux personnages peuvent d’ailleurs être perçus comme « méchants », en fonction de la centration que l’on choisit. Pour les élèves qui se centrent plutôt sur l’image, c’est le loup qui semble méchant, tandis que pour les élèves qui se centrent plutôt sur le texte, c’est le lapin qui est méchant. Quoi qu'il en soit, l’amitié entre ces deux personnages nécessite une étape supplémentaire pour advenir. La plupart des élèves « sautent » cette étape et, dans leur interprétation, passent tout de suite du moment où rien ne semble gagné (la dernière page) à une fin heureuse où les deux personnages sont les plus grands amis du monde. Mais certains élèves vont plus loin et imaginent une étape intermédiaire de façon à garantir une cohérence qui respecte les lois de l’amitié. Ali, notamment met en avant dans la séance nº 3 le fait qu’une amitié ne naît pas du jour au lendemain sans explication :

250 Ali : Au début / ils sont pas amis /mais après le lapin il va commencer à l’connaître et après ils seront amis