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5. Discussion des résultats

5.2. Dispositif et interprétation

5.2.4. Rôle des pairs

Dans la présentation des données, nous pouvons remarquer que les élèves sont souvent amenés à co-construire leurs interprétations. Aussi, une intervention n’est jamais isolée, mais elle est issue d’une rencontre entre les idées des différents élèves apparues au fil de la séquence.

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Chaque élève est amené à puiser dans les échanges collectifs des éléments, des idées, des façons de penser à partir desquelles il construit son propre cheminement interprétatif. Selon Boiron (2006), « la dimension d’interprète de chaque enfant va, en effet, se développer lorsqu’il se rend compte que plusieurs personnes peuvent avoir des points de vue différents sur un même texte » (p.19). Ce dialogue avec les pairs facilite donc la remise en question et la découverte de pistes nouvelles, puisqu’il permet des processus de co-interprétation où chaque élève est amené à réagir et à penser non plus seulement à partir de son propre cheminement interprétatif, mais également à partir de celui de ses camarades : « l’entrée dans l’écrit ne peut se faire sans le partage du sens, sans la présence d’interactions entre lecteurs » (Jorro, 1999, p.36).

Cependant, nous pouvons constater que les échanges collectifs, s’ils sont fondamentaux et très riches, possèdent également le défaut de ne pas garantir une égalité de participation entre les élèves. Dans notre recherche en effet, si les élèves « à l’aise », qui bénéficient d’un sentiment de compétence scolaire relativement élevé (Ilo, Luc, Mar et Ala) s’expriment de manière fréquente et participent activement aux discussions collectives, nous avons pu constater que Dyl et Lis, soit les deux élèves considérés comme « faibles » par l’enseignante, sont aussi ceux qui n’osent pratiquement jamais s’exprimer en collectif. Aussi, s’il est évident que les activités effectuées en collectif ne sont pas inutiles en ce qui concerne ces mêmes élèves, puisqu’une évolution notable du cheminement interprétatif peut être constatée entre les premières et les dernières séances, il ne fait nul doute que ces activités leur seraient davantage profitables s’ils osaient « se lancer » et participer de façon plus active.

Cet obstacle est, à nos yeux, tout à fait spécifique aux petits degrés, puisqu’au regard du jeune âge des élèves, il est difficile d’organiser un travail par petits groupes où les élèves seraient autonomes par moment. Pourtant, ce travail en petits groupes est fondamental en ce qui concerne l’interprétation puisqu’il permet de libérer la parole (les élèves étant peu nombreux, ils osent s’exprimer de manière moins retenue), tout en permettant des échanges constructifs autour de l’album.

Faut-il pour autant renoncer à travailler l’interprétation en classe enfantine au risque de toujours favoriser les élèves qui rencontrent de la facilité et qui osent s’exprimer en classe entière ? Certainement pas, et pourquoi pas imaginer un tournus où les élèves passeraient, durant

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l’accueil, par petits groupes de trois ou quatre vers l’enseignante qui mènerait une activité autour de l’interprétation ? Il serait en tout cas intéressant de tester un tel dispositif.

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6. Conclusion

Au terme de ce travail, nous avons suivi le cheminement interprétatif de six élèves ciblés et nous avons pu observer que ces six élèves ont fait preuve, tout au long de la séquence, de compétences interprétatives notables. Nous avons en effet pu analyser comment, à l’aide de différents processus interprétatifs (ajout, condensation, traduction, retranchement), les élèves sont parvenus à interpréter des indices sémantiques iconiques comme textuels afin de nourrir leur macrotopic et formuler des topics cohérents avec ce dernier.

Les élèves ont donc fait preuve de compétences interprétatives complexes en questionnant les significations non explicitées dans le texte original. Ils ont su expliciter les éléments non-dits ou implicites en ayant recours au texte original ou à l’image comme mode de reconnaissance du point de vue énoncé, ou encore en prolongeant les significations du texte. S’il est vrai que la mobilisation de ces compétences interprétatives n’est pas aussi fréquente chez les élèves qualifiés de « faibles » par l’enseignante, il est tout de même intéressant de noter que tous les élèves sont capables de construire et de mobiliser de telles compétences dans un dispositif qui le permet.

Dans ce travail, nous avons vu également que les processus interprétatifs des élèves sont guidés et orientés par un système de valeurs et des stéréotypes qui constituent des influences externes. Pour qu’une interprétation soit reconnue plausible, il importe donc qu’elle soit soumise à une procédure de validation qui s’appuie tant sur les données objectives du texte et de l’image que sur les connaissances extérieures des élèves qui sont elles de nature culturelle : « Apprendre à lire les histoires, c’est donc apprendre à lire sur les lignes, entre les lignes et hors les lignes » (Tauveron, 2002, p.32).

Par ailleurs, nous avons vu que la posture de lecteur interprète ne peut se construire que dans un dispositif bien particulier où les élèves sont confrontés à des textes et à des activités qui favorisent l’interprétation, avec un enseignant qui sait rester en retrait et qui accepte de quitter sa posture de détenteur du savoir pour laisser les élèves libres de construire leurs propres cheminements interprétatifs sans avoir peur de faire « faux ». Bien évidemment, cette posture ne

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peut être construite en une séquence, il s’agit d’un travail de longue haleine qui s’élabore dans la durée. Mais cette recherche nous a montré que même en deuxième enfantine, l’interprétation est possible et que tous les élèves sont susceptibles de parvenir à construire cette posture de lecteur-interprète.

Selon Grossman (2000), le développement de ces compétences est essentiel puisqu’il conditionne les attitudes du futur lecteur :

Les styles d’interaction utilisés, mais aussi les styles de réception des textes développés durant la période où l’enfant ne sait pas encore lire ont des conséquences importantes. Ils conditionnent en effet, chez le futur lecteur, des manières différentes de lire les textes ou de se comporter avec eux.

Le fait de se poser des questions sur un texte constitue le prolongement direct du questionnement que l’adulte comme l’enfant mettent en œuvre lorsqu’ils dialoguent à partir d’un album, ou d’une histoire. (p.71)

Aussi, au terme de cette recherche, nous pouvons penser que plus les élèves sont amenés tôt à se positionner en tant qu’interprètes face au texte, et plus ils seront en mesure de remobiliser ces acquis par la suite, tout au long de leur scolarité, et notamment lorsque la compétence interprétative sera un critère de réussite. Notons ici que la compétence interprétative est une compétence qui se rapproche fortement du fonctionnement métacognitif, puisqu’il s’agit de prendre du recul non pas sur son propre fonctionnement d’apprenant, mais sur le fonctionnement d’un livre ou d’un texte. Cèbe & Pelgrims (2007) démontrent que la capacité à prendre du recul sur la tâche afin de mettre en lien des éléments, à mobiliser des savoirs antérieurs et à analyser les moyens existants pour réussir à résoudre une tâche complexe (et comprendre un texte en est une) sont fondamentales pour la réussite scolaire. Il est donc raisonnable de penser que l’enseignement de la compréhension et de l’interprétation est fondamental afin de permettre aux élèves de devenir des lecteurs autonomes : « la lecture, comme le deuil et le désir, est un processus sans fin. (…) sa seule vérité se trouve non pas hors soi, dans un texte ou une image, mais en soi, dans le geste même de se les approprier » (Gervais, 2001, p.53).

Bien évidemment, si les dispositifs permettant l’émergence des conduites interprétatives en classe sont essentiels, il importe selon nous également de préserver des moments où la lecture est libre et non contrainte par un dispositif. Des moments de lecture-plaisir, où l’enseignant est

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amené à raconter un livre à ses élèves, sans leur demander un travail autour de ce livre. Des moments où le livre n’est pas un support didactique, mais simplement un moyen de s’évader pour les élèves.

Au terme de ce travail, nous retenons le caractère libre et personnel de l’interprétation, ce qui fait de cet objet d’enseignement un objet complexe qui ne peut en aucun cas être cloisonné dans un dispositif fermé. C’est seulement à condition de prendre en compte la singularité du lecteur et la multiplicité des lectures que cet enseignement peut être mené à bien et qu’il saura permettre aux élèves d’avoir du plaisir à interpréter et à construire, ensemble, des réseaux de significations autour d’un texte: « Si nous sommes convaincus que la didactique ne fige pas le sens d’un texte, qu’elle arrime encore moins les lecteurs à une lecture attendue, mais qu’elle peut vibrer sous l’effet de leurs interprétations de texte, alors, en classe, nous serons gagnés par la saveur de la lecture » (Jorro, 1999, p.118).

En définitive, cette recherche a donc permis de prouver que l’enseignement de la compréhension et de l’interprétation est possible et utile dès les premiers degrés de la division élémentaire, et ce, pour tous les élèves, peut importe leurs expériences préalables vis-à-vis des textes littéraires. Elle fournit des pistes pour mener cet enseignement en classe et les activités de la séquence didactique peuvent être reprises et adaptées à d’autres albums de jeunesse ouverts et ambigus se prêtant à un travail autour de l’interprétation.

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