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Une étude de Chauveau (1997), citée par Tauveron (2002), montre qu’au sortir de l’école primaire, les élèves qui rencontrent les plus grandes difficultés devant les récits littéraires sont ceux qui sont incapables d’adopter une position de lecteur-interprète et de s’approprier les textes lus. Ces élèves restent dans un rôle de récepteurs passifs devant le texte, alors même qu’ils devraient, pour comprendre, être en mesure d’habiter le texte, de l’occuper, de l’interroger, de l’articuler et de lire entre ses lignes, en bref, de l’interpréter :

Les élèves en difficulté de lecture (…) croient que pour comprendre un texte il suffit d’identifier et de retenir chacun de ses mots et que la somme de ces mots va naturellement jaillir du sens sans autre procédure, c’est-à-dire sans autre effort de leur part. (Tauveron, 2002, p.15)

Aussi, les compétences techniques de lecture (déchiffrage, identification des anaphores, perception des temps du récit, etc.) ne constituent pas les seules aptitudes essentielles à la compréhension littéraire, les compétences interprétatives doivent elles aussi faire l’objet d’un enseignement.

Selon Tauveron (2002) par ailleurs, si la compréhension est enseignée à l’école enfantine (où les élèves sont souvent encouragés à s’exprimer sur les livres rencontrés, à reformuler les intrigues, à faire des hypothèses à partir de la première page de couverture, etc.), cet enseignement est peu approfondi. En effet, les enseignants cherchent rarement, par exemple, à comprendre pourquoi un élève parvient, ou ne parvient pas à reformuler l’intrigue, ils restent en surface.

En outre, dès que les élèves entrent dans la lecture-déchiffrage, il arrive souvent que les enseignants cessent de s’intéresser à la saisie de l’intrigue, considérant « que la compréhension est un processus automatisé qui advient naturellement dès lors que tous les mots du texte ont été identifiés » (p.13). Aussi, nombreux enseignants partent du principe que dès que l’élève est capable de comprendre et d’identifier les mots d’un texte, il sera à même de le comprendre. Pour faciliter la compréhension des élèves débutants, ils ont donc tendance à proposer uniquement

« des textes où il n’y a rien à comprendre, c’est-à-dire des textes sans épaisseur, sans portes secrètes, sans greniers et sans sous-sols » (ibid.), autrement dit des textes où la liberté interprétative est très restreinte.

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Fijalkow (2003) (cité par Pasa & Beges) ainsi que Pasa & Beges (2006), ont d’ailleurs montré que les enseignants partaient rarement de récits et d’albums de jeunesse afin d’enseigner la lecture à leurs élèves. Effectivement, ces derniers semblent plutôt réservés à la lecture-plaisir, que l’on offre aux élèves durant les moments de battement en guise de « cadeau ». Les récits et les albums sont donc rarement considérés comme des alliés essentiels de l’apprentissage de la lecture, ils sont perçus par la plupart des enseignants comme des « bonus » à offrir aux élèves, mais pas comme des sources d’apprentissage riches.

Une réelle césure se crée alors entre l’objet d’enseignement prioritaire (la lecture-déchiffrage), qui s’apprend au travers des méthodes traditionnelles de correspondances graphophonétiques, et la compréhension, qui est perçue comme un objet d’enseignement plutôt secondaire, qui ne nécessite pas d’enseignement particulier puisqu’il émerge naturellement au fil des rencontres avec l’objet « livre ».

Par la suite, dès que les élèves maîtrisent bien le déchiffrage, les enseignants se permettent de demander à leurs élèves une compréhension plus fine en leur demandant de réaliser quelques inférences simples, d’identifier les personnages et l’intrigue notamment. Mais il s’agit essentiellement d’une vérification de la compréhension et surtout de la lecture. Les questionnaires donnés en fin de lecture sont le symbole de cette pratique qui consiste à faire croire aux élèves que comprendre, c’est être capable de répondre à des questions. Cette pratique donne lieu d’ailleurs à une dérive importante, lorsque les élèves ne prennent même plus la peine de lire le texte, mais commencent par les questions afin de repérer au plus vite les réponses attendues.

Aussi, que cela soit à l’école enfantine ou à l’école primaire, les enseignants ont tendance à laisser de côté l’enseignement de la posture de lecteur-interprète (posture capitale dans la compréhension des textes littéraires), considérant que cette dernière est essentiellement réservée aux élèves du cycle d’orientation maitrisant parfaitement la lecture : « parce qu’on ne conçoit pas l’apprentissage autrement que gradué dans la difficulté, elle est jugée hors de portée des jeunes enfants » (ibid., p.14).

Ainsi donc, pour de nombreux enseignants, la compréhension serait adaptée à l’école primaire, tandis que l’interprétation ne serait possible que plus tard (au cycle ou au collège), une

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fois que les élèves auraient atteint un niveau de compréhension excellent. Aussi, on apprend aux élèves principalement à comprendre à l’école primaire, puis on leur enseigne à interpréter par la suite, les privant ainsi d’une continuité, d’une harmonie pourtant cruciale : « En procédant par étapes […], on organise pour les élèves lecteurs un parcours fait de ruptures radicales et d’attentes successives contradictoires qui ne peuvent que les déstabiliser » (Tauveron, 2002, p.

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Selon cette auteure, une conception erronée du lien entre compréhension et interprétation se cache derrière cette pratique. Effectivement, les enseignants considèrent souvent que pour pouvoir interpréter un texte, il faut impérativement l’avoir compris préalablement. Cependant, lorsque la compréhension fait défaut, c’est justement l’interprétation qui permet l’avènement de cette dernière :

[E]n confondant ainsi le moyen et la fin, c’est-à-dire en posant l’interprétation comme une fin en soi quand elle n’est que le moyen d’accéder à cette fin véritable, mais méprisée, qu’est la compréhension (…) on court ensuite le risque de laisser croire aux maîtres des plus petites classes qu’ils peuvent apprendre à comprendre sans apprendre à interpréter. En un mot, on court le risque de n’apprendre ni à comprendre ni à interpréter. (Tauveron, 2001, p.9)

Pour cette auteure en effet, l’enseignement des compétences interprétatives devrait s’effectuer dès l’école élémentaire, dès l’entrée dans l’écrit, afin que les élèves puissent acquérir le plus tôt possible les réflexes qui leur permettront, tout au long de leur scolarité, de mobiliser des compétences de lecteur-interprète devant les textes littéraires.

En conséquence, selon cette auteure, l’entrée dans l’écrit est cruciale, puisque c’est à ce moment que vont se fixer les comportements et les représentations adéquates ou inadéquates face au texte littéraire et où il importe de transmettre aux élèves le plaisir qui peut être ressenti à chercher activement du sens au cœur des textes :

[P]arce que l’école apparaît bien comme le lieu des crispations initiales, nous disons : osons la continuité de la maternelle à l’université, quittons la surface insignifiante du texte où l’on réduit les petits enfants, apprenons-leur à maîtriser ce milieu singulier et laissons les barboter (je ne dirai pas nager, ce qui supposerait l’apprentissage de mouvements canoniques) librement mais ensemble dans les profondeurs. (Tauveron, 2001, p.8)

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En définitive, l’enseignement de la compréhension, et par la même de l’interprétation (puisque ces deux démarches sont complémentaires et imbriquées) est fondamental. En effet, les élèves ne peuvent construire ces compétences seuls, pas plus qu’ils ne peuvent apprendre à déchiffrer un texte sans le guidage et l’explicitation de l’enseignant :

Tous ont besoin d’être guidés, soutenus, accompagnés, tous ont besoin qu’on leur transmette des connaissances que, seuls ils ne pourraient pas découvrir ou construire, tous ont besoin qu’on leur montre parfois comment faire, qu’on leur fasse prendre conscience des gestes, des attitudes, des comportements qui sous-entendent un apprentissage efficace. (Cèbe & Pelgrims, p. 72)