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5. Discussion des résultats

5.1. Cheminements interprétatifs des élèves

5.1.2. Le clichage : traduction, ajout, retranchement et condensation

Afin de rester cohérents vis-à-vis de leur cadre interprétatif, les élèves s’adonnent visiblement au clichage en intégrant de force des unités sémantiques ambigües dans le schéma du macrotopic qu’ils ont construit. Les quatre processus qui appartiennent à cette attitude interprétative, soit la traduction, l’ajout, le retranchement et la condensation apparaissent régulièrement au sein des interventions des élèves.

La traduction, tout d’abord, apparaît lorsque les élèves traduisent des indices sémantiques à la lumière de leur paradigme. En ce qui concerne les élèves défendant la thèse du loup bien intentionné (Ilo, Luc, Mar et Ala), ce processus est visible notamment lorsqu’ils interprètent le fait que le loup ait une fourchette dans la main par le fait qu’il ait oublié de la poser avant de partir, lorsqu’ils interprètent le fait que les fleurs soient par terre en expliquant que le loup n’a pas fait exprès de les laisser tomber, mais qu’il était simplement trop pressé de faire un bisou au lapin, ou encore lorsqu’ils interprètent le fait que les pieds du lapin ne touchent pas le sol en avançant que c’est parce qu’il est trop petit par rapport au loup.

Pour les élèves défendant l’idée contraire (Dyl et Lis), ce processus est également à l’œuvre lorsqu’ils interprètent le fait que le loup ait une assiette dans les mains comme un indice qui prouve qu’il s’apprête à manger le lapin, lorsqu’ils traduisent l’action de regarder par la fenêtre par l’idée qu’il regarde en direction du lapin afin de ne pas perdre sa proie des yeux, ou encore lorsqu’ils interprètent le désir d’amitié du loup comme un prétexte pour se rapprocher du lapin.

D’ailleurs, cette utilisation des indices sémantiques en vue de formuler une hypothèse cohérente est visible chez de nombreux élèves, et notamment chez Ass, lors de l’entretien suivant la séance nº 4 où elle est amenée à commenter la page où le loup tient une assiette (p.11):

27 Ass : Moi j’dirais que / il va aller regarder dans la ptite maison qui est / et après y’a le ptit lapin qui va sursauter / et pis y’a le loup qui va manger l’ptit lapin

28 Che : Tu penses qu’il va aller manger l’ptit lapin ? // Qu’est-ce qui te fait penser ça ? 29 Ass : Pacque il a une assiette et pis il a / il a le / le tablier

C’est aussi le cas de Lua, dans la séance n°5, qui devine les intentions du loup grâce à l’illustration :

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245 Lua : Peut-être / le loup / il veut enlever / le lapin // pacque on voit la maison du loup là (pointe en direction de l’illustration)

246 Ens : Le loup il veut quoi j’ai pas compris ? 247 Lua : Il veut l’enlever / heu / le lapin

Parfois même, certains élèves font référence à des indices sémantiques figurant sur d’autres pages de l’album de manière à interpréter une illustration. C’est le cas notamment d’Ilo lorsqu’elle utilise la forme de la montagne de la première page pour justifier le fait que le loup ne regarde pas en direction de la maison du lapin sur la page 19. C’est également le cas de Que, lorsque dans l’entretien suivant la séance nº 3, il interprète les intentions du loup à la page 23 en fonction d’un indice repéré à la page 11 (l’assiette) :

105 Que : Et moi je / moi je // moi je crois heu / il va voir la montagne / voir / voir le petit lapin / voir où il est pour jouer (met la main sur le front comme sur l’image en même temps qu’il parle) 106 Che : C’est pour ça qu’il met sa main comme ça (met la main sur le front) // comme tu montres / pour

mieux voir ? 107 Que : Ouais / pour jouer 108 Che : Il veut aller jouer ?

109 Que : Oui / mais il faut faire attention à le loup / pacque le loup il peut / le manger

110 Che : D’accord mais tu penses qu’il veut aller jouer avec le ptit lapin ou qu’il veut aller le manger ? 111 Que : Heum / manger / le manger / pacque y’a une assiette / avant / une assiette / ah non ça c’est

pas gentil quand même

Ce processus de traduction conduit parfois même les élèves à la surinterprétation, puisqu’il s’agit pour eux de défendre leur point de vue en prenant soit l’image, soit le texte à contrepied.

Ce processus est d’ailleurs présent chez la plupart des élèves de la classe, qui sont capables d’argumenter même lorsque cela paraît perdu d’avance. Lorsque, à la fin de la séance nº 6, l’enseignante montre la quatrième de couverture aux élèves (où nous pouvons voir le loup s’approcher du lapin en montrant ses crocs et avec un regard terrifiant), Ali parvient à laisser la fin ouverte et à préserver la possibilité de croire en un loup gentil:

351 Ens : Alors / qu’est-ce que vous pensez d’cette image ? / Ali ?

352 Ali : Moi j’pense qu’il va manger l’lapin vu comment il regarde / ptêtre qu’il lui a fait une blague // ptêtre

Et cette idée d’une blague faite au lapin réapparaît dans la séance nº 7, où Sam s’oppose au récit de l’enseignante en réutilisant l’interprétation d’Ali :

56 Ens : Alors / vas-y / qu’est-ce que tu penses de mon histoire ? (s’adresse à Sam) 57 Sam : Moi j’pense / qu’à la fin quand il veut manger l’loup / j’crois qu’il fait 58 Ens : Attend / qui veut manger le loup ?

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59 Sam : Heu le / le / le loup veut manger le lapin et / et / et il fait semblant de manger

Le second processus utilisé par les élèves pour renforcer la cohérence de leur macrotopic est le processus d’ajout, lorsque les élèves complètent le texte ou l’image en y ajoutant des liens et des éléments afin de compléter le récit et de combler certains manques gênants. Ce processus est par exemple visible lorsqu’Ala ajoute dans sa lecture émergente le fait que le loup donne quelque chose au lapin en échange des fleurs.

Lors de la séance nº 6, nous pouvons voir ce processus à l’œuvre dans une interaction entre l’enseignante, Vin et Ana :

82 Vin : Que / que / que avant ils ont mangé / et puis que maintenant ils sont amis XX 83 Ens : D’accord / pourquoi est-ce que tu dirais qu’il a jeté toutes les fleurs par terre

84 Vin : Ptêtre / qu’ils avaient mis dans le / dans le verre / et pis après il est tombé par terre et pis après ils avaient ramassé ils avaient mis sur la tête et ils avaient oublié de remettre les fleurs 85 Ens : Tu vois t’étais plein de bonnes idées /// pourquoi les fleurs sont par terre ? // Ana ?

86 Ana : Que il avait posé dans / dans / dans / les fleurs dans la verre / mais il est tombé mais le lapin / il a eu peur alors pour ça il le fait un bisou / il a oublié / après il a remis et pis après il a oublié de mettre les fleurs comme il le prend dans les bras et il fait un bisou // pour pas avoir peur

Dans cet extrait, Vin ajoute à deux reprises des éléments au texte afin de compléter ce dernier de façon cohérente avec son cadre interprétatif : il explique tout d’abord que le loup et le lapin ont déjà mangé ensemble, ce qui exclut donc la possibilité que le loup soit en train de dévorer le lapin sur l’image et il justifie également le fait que les fleurs soient par terre en imaginant un scénario explicatif. Ana elle aussi complète le récit en imaginant une étape précédant l’illustration au sein de laquelle le verre plein de fleurs serait tombé, effrayant ainsi le lapin, à qui le loup a donc fait un gros câlin pour le rassurer et du coup, comme il était trop occupé à rassurer le lapin, il a ramassé le verre, mais pas les fleurs.

Le retranchement et la condensation sont également deux processus du clichage que nous retrouvons chez les élèves ciblés lorsqu’ils passent sous silence ou condensent des éléments trop contradictoires avec le système de significations qu’ils ont développé. Ces processus se retrouvent notamment lors des lectures émergentes, au sein desquelles les élèves mettent de côté certains éléments : le fait que le loup ait une assiette, une fourchette ou un tablier, le fait que les fleurs soient par terre et que la table soit mise sur la dernière page, ou encore le fait que le loup ait fermé la porte à clef derrière lui.

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Ainsi, face à un élément équivoque, plusieurs solutions s’offrent donc aux élèves : ils peuvent l’ignorer, le traduire ou encore ajouter d’autres éléments afin de le compléter et de lui fournir une signification moins ambigüe.

Par ailleurs, si tous les élèves ciblés ont mobilisé ces processus de clichage lors de la séquence, nous pouvons constater qu’ils ne rencontrent pas la même aisance dans l’utilisation de ces derniers. Ilo par exemple, maîtrise de façon remarquable ces processus et elle les utilise sans cesse pour donner sens au texte et à l’image. Elle est capable d’intégrer n’importe quel élément de l’image ou du texte à son paradigme en développant une argumentation complexe et bien construite. Lis quant à elle rencontre plus de difficultés dans la mobilisation de ces processus et souvent, elle ne justifie pas son interprétation à la lumière du texte ou de l’image.

De manière générale, cette capacité à utiliser les indices de façon à argumenter pour renforcer un cadre interprétatif semble liée aux compétences scolaires des élèves puisque ce sont les deux élèves qualifiés de « faibles » par l’enseignante qui se montrent le moins à l’aise.