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Spéculation et fragilité des relations marchandes : des institutions centrales de la distribution des fruits et légumes frais

Encadré 1 : Calendrier de la collecte des données

3. Durabilité et systèmes de distribution des fruits et légumes

3.1. Spéculation et fragilité des relations marchandes : des institutions centrales de la distribution des fruits et légumes frais

La distribution des fruits et légumes frais est encadrée par des représentations, des normes et des attentes réciproques définissant des conceptions du contrôle (Fligstein, 2001a) à propos de ce que les acteurs de la filière peuvent et ne peuvent pas faire en situation d’échange marchand. Ces conceptions du contrôle s’expriment de manière particulièrement forte dans les routines professionnelles des acteurs, leurs représentations du fonctionnement des marchés et des stratégies des autres acteurs. Nous analyserons donc ici la manière dont les acteurs marchands se représentent le fonctionnement du commerce de fruits et légumes et la

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stratification sociale et temporelle des marchés, pour dégager les institutions dominantes encadrant les relations de distribution au sein de la filière.

Les marchés des fruits et légumes frais sont marqués par des impératifs concernant les délais entre récolte et mise en marché. Du fait de la grande périssabilité des produits, les acteurs de l’amont et de l’aval doivent être en mesure de jouer de manière souple et flexible le jeu de la distribution, particulièrement en cas d’imprévus climatiques (par exemple, une forte chaleur se traduisant par une montée en production plus rapide ou des volumes plus importants que prévu). En conséquence de quoi, les temporalités « normales » de l’activité des marchands pris dans ces considérations sont courtes et gérées quotidiennement, dans un environnement en permanente évolution :

« Donc j’ai plus un rôle d’approvisionneur, même si mon titre c’est acheteur. J’ai plus un rôle d’approvisionneur, je propose aux magasins des produits, et les magasins viennent faire du pick-up là-dessus, et me disent “Moi demain, j’ai besoin de ça, ça, ça”. Donc après, à moi d’organiser les appros pour faire venir les marchandises, pour que demain matin… On est livré tous les jours chez ***, on fait pas de stocks, donc ce que je commande aujourd’hui, je vais commencer à le réceptionner à partir de 23 heures ce soir, jusqu’à 7 heures demain matin. Et c’est livré dans la foulée en magasins. Pour la moitié, le lendemain, et pour l’autre moitié, le surlendemain. » (GMS4)

Le renouvellement des produits en magasin, les évolutions au cours d’une campagne de production (en termes de disponibilité des produits, des zones de production, etc.), les aléas climatiques, technico-organisationnels, etc. constituent des contraintes pesant fortement sur l’organisation des relations marchandes au sein de la filière. De ce point de vue, la flexibilité et la réactivité sont des compétences professionnelles discriminantes et fournissent aux marchands, qu’ils soient producteurs ou distributeurs, des ressources interprétatives à partir desquelles ils évaluent la fiabilité de leurs interlocuteurs. Autrement dit, dans ce milieu professionnel, la compétence d’un acteur est souvent évaluée à l’aune de sa capacité à réagir à un imprévu (voire à l’anticiper) et à être flexible dans son mode d’organisation du travail. La capacité des distributeurs à absorber des excédents de production est à ce titre particulièrement appréciée par les producteurs, tout comme la capacité de ces derniers à s’adapter à des commandes relevant du « just-in-time » l’est par les premiers.

Cependant, ces exigences de réactivité et de flexibilité, si elles structurent fortement les relations entre les acteurs marchands de la filière se traduisent également par des stratégies

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opportunistes de court-terme, par lesquelles les acteurs cherchent à tirer les meilleurs profits de leurs stratégies de commercialisation ou d’approvisionnement. De ce point de vue, les acteurs de la filière décrivent les logiques d’échange des fruits et légumes comme étant profondément marquées par leur caractère spéculatif :

« Le marché des fruits et légumes est un marché spéculatif. Les producteurs eux-mêmes ont beaucoup de mal à s’entendre pour définir des prix qui profitent à un marché quand même très libéral aujourd’hui. Enfin, aujourd’hui, et depuis pas mal de temps. Il faut savoir que sur le marché des fruits et légumes, à certains moments, 5 % d’excédents peuvent entraîner une baisse des cours de 50 %. » (OP3)

L’importance des logiques spéculatives dans le fonctionnement des marchés de fruits et légumes se traduit ainsi par une forte volatilité des prix au cours d’une campagne de production, une surproduction – même mineure – pouvant contribuer à fortement déstabiliser le marché. La formation des prix s’inscrit en effet dans des temporalités qui permettent de mettre au jour les caractéristiques morphologiques des marchés et des relations de pouvoir qui s’y jouent entre producteurs et distributeurs (Chauvin, 2011a). En début et en fin de campagne, les producteurs qui arrivent les premiers en production ont plutôt le contrôle sur les prix, qu’ils parviennent à imposer (dans une certaine mesure) aux distributeurs ; l’offre étant insuffisante pour répondre à la demande, les prix grimpent :

« Tout commence avec l’asperge ici [sur le MIN de Brienne]. C’est l’asperge des Landes qui arrive la première et qui marque le début de la saison. Et on me dit le matin “Ca y est, les premières asperges des Landes ont fait leur apparition sur le marché ce matin”. Alors évidemment, il y a des gens qui se battraient pour en acheter, parce qu’ils savent que quand les bottes d’asperges vont être sur l’étalage, ils savent qu’il y aura des gens qui mettront un pognon fou, un prix très élevé dans cet achat, parce qu’ils ont envie de manger des asperges fraîches. Et après il y aura les premières fraises, les premières cerises… Les premières coûtent toujours trois fois le prix moyen de la saison. Ou quatre fois. » (CT9)

A l’inverse, en pleine saison, du fait de l’arrivée sur le marché de volumes importants mis en marché par des opérateurs nombreux (quoique chacun arrive avec des quantités de produits extrêmement variables), les prix payés à la production baissent, la multiplicité de l’offre permettant aux distributeurs de mettre en concurrence leurs fournisseurs par les prix. La dimension spéculative des marchés de fruits et légumes est en outre marquée par l’importance du facteur météorologique dans les stratégies d’achat des distributeurs, l’enjeu

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étant alors de proposer le « bon » produit au « bon » moment. Autrement dit, la consommation de fruits et légumes étant influencée d’une part par des rythmes saisonnalisés et d’autre part, par les conditions météorologiques, les distributeurs tiennent compte de ces deux éléments dans leurs stratégies d’achat et font des « paris » sur les envies des consommateurs, comme l’explique le directeur du MIN de Brienne :

« C’est-à-dire qu’on s’aperçoit qu’en grande partie, ce qui va influencer la valeur du produit, mais pas à la marge, c’est le temps. C’est pourquoi lorsque vous prenez le Service des Nouvelles du Marché sur lequel sont publiés les cours journaliers sur tout le pays, marché par marché, la première chose qui s’affiche, c’est le climat qu’il fait dans la région où vous êtes. Ce qui fait qu’on peut avoir à certains moments une chaleur torride sur le MIN de Nice et jouer des castagnettes à Lille. Et selon le climat qu’il fait, votre produit que vous mettez en marché, votre produit va pouvoir avoir une valeur énorme, ou rien valoir du tout, tout simplement parce que les gens, dans les heures qui suivent, vont avoir envie de le consommer ou pas. Et vous avez des produits d’été, des produits d’hiver. Prenons la salade ; c’est un produit d’été, qu’on va accommoder de mille façons, qu’on va consommer sous le soleil avec un temps doux. Si le temps se met au froid, avec des flocons, on va vouloir manger des pot-au-feu, des carottes, des pommes de terre, des soupes, des choses comme ça. Les fruits consommés ne vont pas non plus être les mêmes. Et évidemment, avec la loi de l’offre et de la demande, ce matin-là, selon le temps, on va dire, ça j’en veux pas, ça va rester en marché, et le vendeur du MIN va baisser son prix, et le baisser encore, et le baisser encore… Ou inversement. » (CT9)

Ces « paris », on le voit, contribuent à influencer fortement les niveaux de prix et à renforcer le caractère spéculatif des marchés de fruits et légumes, dans un contexte en plus marqué par une forte versatilité des opérateurs marchands, qui n’hésitent pas à mettre en concurrence leurs fournisseurs (pour les distributeurs) ou les circuits de commercialisation (pour les producteurs). Cependant, de manière générale, ce sont davantage les acteurs de l’aval, et particulièrement les acteurs les plus fragiles sur ces segments de marché (dont les grossistes traditionnels), qui tirent profit de cette organisation du marché et de l’institutionnalisation des logiques d’échange orientées vers des temporalités resserrées, alors que les distributeurs les plus importants cherchent plutôt à institutionnaliser des logiques d’échange de moyen terme. La révocabilité des relations marchandes représente ainsi une institution puissante encadrant les rapports institués de distribution des fruits et légumes

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(Bernard de Raymond, 2013), comme en atteste un chef de rayon affirmant que « c’est du commerce, rien n’est gravé dans le marbre ». De ce point de vue, les grossistes sont souvent présentés comme l’archétype des acteurs mettant en place ces stratégies opportunistes centrées vers la recherche du prix le plus bas, sans préoccupation pour la régularité qualitative :

« Ensuite, les grossistes, je m’en sers, entre guillemets, ponctuellement quand ils ont des opérations, ils ont parfois des coups sur des produits, pour faire des mises en avant, des animations qu’ils me payent. En retour je joue le jeu et je joue le produit avec eux. Et en dépannage, sur des produits que je n’ai pas eu à la centrale, un produit qui marche mieux que ce qu’il devait marcher et je me dépanne chez eux. Et après, personnellement, je ne suis pas un grand fan des grossistes, parce que la marchandise n’est pas régulière. Ils vont s’approvisionner chez un producteur A, puis le lendemain chez un producteur B parce qu’il est moins cher, et le surlendemain chez un producteur C parce qu’il est encore moins cher. Ce qui fait que la qualité n’est pas linéaire sur une semaine. […] Donc je me méfie beaucoup des grossistes. Je travaille quand même avec eux, parce qu’ils me proposent… ils ont quand même des produits intéressants parfois, avec des prix intéressants parfois, et ils me proposent des mises en avant, avec des opérations, des animations qui permettent de dynamiser le rayon. » (GMS6)

Comme le souligne ce chef de rayon, les grossistes apparaissent comme des opérateurs marchands peu fiables du point de vue de la régularité de la qualité des produits qu’ils proposent. Mais en creux, cet acteur souligne aussi le caractère stratégique et opportuniste de ses relations avec eux, par rapport à « du dépannage », c’est-à-dire des opérations ponctuelles lui permettant de s’approvisionner en produits indisponibles via sa centrale d’achat ou de réapprovisionner certains produits. Autrement dit, si certains acteurs comme les grossistes semblent particulièrement sujets à ces stratégies basées sur la mise en concurrence des fournisseurs par les prix, l’ensemble des distributeurs y a également recours, de manière plus ou moins institutionnalisée.

Néanmoins, ce mode d’organisation des relations marchandes au sein de la filière fait aujourd’hui l’objet d’un nombre croissant de critiques de la part des acteurs de l’amont et de l’aval. Ils font en effet valoir la menace que font peser sur eux et la survie de leurs exploitations ces stratégies de mise en concurrence par les prix et la possibilité de défection des clients du fait des opportunités qui s’offrent à eux.

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De ce point de vue, les producteurs ayant les exploitations les plus ajustées aux exigences des marchés de gros (spécialisées, avec des surfaces et une main d’œuvre importantes permettant une régularité qualitative des produits et des économies d’échelle) ou à celles des marchés de détail (fortement diversifiées, sur de petites surfaces, permettant d’occuper le marché plus longtemps et de répondre à des demandes multiples des clients) ne sont pas forcément ceux qui critiquent cette organisation des relations marchandes :

« La rémunération du produit… mais ça, ça ne vient pas de la grande distribution, c’est un problème de protection du marché français. […] Parce que là, on ne parle même pas des pays tiers. On parle même maintenant carrément des concurrents européens. On perd des parts de marché sans arrêt, on a un coût de production trop élevé, l’énergie est trop chère, la main d’œuvre n’en parlons pas. » (P3)

En revanche, les exploitations dont les caractéristiques les placent dans une forme d’entre-deux vis-à-vis de ces exigences contradictoires (spécialisation versus diversification) se trouvent dans une situation beaucoup plus précaire :

« Sur une structure comme la mienne, je suis pas assez gros pour faire du volume, et je suis trop gros pour faire du détail. Je dirais que j’ai le cul entre deux chaises, et je dirais que je jongle tous les jours entre est-ce que je fais plus ou est-ce que je fais moins ? Mais les charges sont toujours là. Et pour valoriser mes produits il faut faire moins, pour dire que je suis un agriculteur atypique, on peut valoriser sur le produit. Et si on fait plus, on décolle pas les prix. Et donc je suis entre les deux, et c’est pour ça qu’économiquement, j’ai, on a des difficultés aujourd’hui » (P29)

Comme le montre cet extrait d’entretien, les difficultés que rencontre aujourd’hui ce producteur tiennent à des caractéristiques technico-économiques qui paraissent de moins en moins adaptées aux exigences de la vente au détail ou en gros. Cet exploitant agricole apparaît particulièrement démuni en matière de réorientation de ses stratégies productives et commerciales (« je jongle tous les jours entre est-ce que je fais plus ou est-ce que je fais moins ? »). On le comprend, pour ces entreprises traditionnelles ayant recours à un équilibre commercial entre vente aux grossistes et aux consommateurs, voire à certains commerçants, l’organisation des relations marchandes au sein de la filière est peu profitable et met en péril leur pérennité. De fait, une partie de ces entreprises traditionnelles se voit sommée de « choisir son camp », entre une poursuite des logiques de concentration/spécialisation et une recherche de diversification productive et commerciale :

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« A la fin, ce qui nous a fait pencher vers le système Amap, c’est que bon déjà, avec la monoculture on s’en sortait plus. Le fait justement d’avoir créé notre entreprise, on avait des charges d’emprunts énormes, on n’y arrivait plus. Parce que quand vous êtes en gros, vous décidez pas du prix. Vous savez ce que ça vous coûte, mais vous savez pas ce que vous allez gagner. » (P5)

Néanmoins, la sortie d’une logique de volume pour tendre vers des systèmes diversifiés n’est pas non plus la panacée pour tous les agriculteurs, car elle entraîne l’augmentation des charges salariales, la durée du temps de travail et complexifie le travail, même si elle se traduit aussi par une plus grande reconnaissance sociale de leur travail (Dufour et al., 2010 ; Dufour, Lanciano, 2012). Ainsi, certains producteurs qui s’étaient initialement lancés sur des productions très diversifiées en maraîchage certifié en AB, destinées à être vendues via des circuits courts, reviennent aujourd’hui vers des formes de spécialisation dans une logique de rationalisation et d’optimisation des coûts :

« Moi j’ai un emprunt, deux gamins, ma femme bosse à l’extérieur, et puis voilà, à un moment donné, on fait ce qu’on aime, mais il faut qu’on en vive. Et là, le gros truc, c’est pas encore officiel, mais il est vraisemblable que je développe une partie conventionnelle. C’est que j’ai même été obligé de revenir sur des fondamentaux. […] En gros, je spécialise l’exploitation dans la production, dans la commercialisation. Oui, je recentre complètement. Ça fait deux ans que j’exploite, bientôt trois ans, et mes deux premiers bilans, clairement, je suis dans le rouge… » (P16)

Ainsi, du point de vue d’une partie des producteurs – les plus fragilisés économiquement par les institutions encadrant les relations de distribution, la durabilité renvoie moins à des pratiques culturales plus respectueuses de l’environnement qu’à la possibilité de pérenniser une exploitation à travers une rémunération permettant de couvrir les charges et se verser un salaire.

3.2. Le partenariat commercial, une nouvelle institution de la distribution

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