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La normalisation des qualités, reflet du poids des acteurs de l’aval dans le gouvernement de la filière des fruits et légumes frais

Encadré 1 : Calendrier de la collecte des données

1. Moderniser la production et les systèmes de distribution (1945- (1945-1972) (1945-1972)

1.3. La normalisation des qualités, reflet du poids des acteurs de l’aval dans le gouvernement de la filière des fruits et légumes frais

Si nous avons jusqu’ici insisté sur le rôle de l’action publique dans la construction et la structuration sociale de la filière des fruits et légumes frais, cela ne doit pas conduire à négliger le poids d’une autre catégorie d’acteurs, les distributeurs, dans le gouvernement de celle-ci. Ils pèsent, en effet, de plus en plus sur ses orientations, au détriment des producteurs et de leurs organisations, et s’immiscent de manière particulièrement prégnante dans la (re)définition des choix de production et la définition des qualités marchandes des produits.

Dans ce contexte, l’organisation de la production autour de groupements de producteurs traduit finalement moins l’exigence, portée par les représentants des professionnels de la production, d’un rééquilibrage des rapports commerciaux entre ceux-ci et les distributeurs, que celle, portée par ces derniers, d’un ajustement qualitatif de la production aux besoins du marché. Ainsi, « l’organisation des producteurs a adapté les structures professionnelles d’amont aux besoins des puissances commerciales d’aval » (Grosse, 1979, p. 82). En effet, les groupements des producteurs cherchent, à l’époque, à stabiliser leurs relations commerciales avec les distributeurs les plus importants, souvent éloignés des bassins de production et des zones de ramassage (Nicolas, 1980), qui renforcent rapidement leur position sur le marché et rendent en partie caduque l’organisation traditionnelle de la distribution des fruits et légumes frais et marginalisent le poids économique des marchés physiques. Ceux-ci perdent d’ailleurs au cours de cette période une part importante de leur importance économique, au profit du développement des circuits hors-marché17.

Celui-ci, au cours des deux décennies 1960 et 1970, peut ainsi être relié au renforcement du poids des groupements de producteurs au niveau de la première mise en marché. Le développement des marchés physiques étant assez distant du monde coopératif, dans les régions où ce dernier est important, ceux-ci se font plus rares. Car ces groupements, dès leurs

17 Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’en 1980, un dossier thématique de la revue Etudes rurales est consacré à l’étude des « Foires et marchés ruraux en France ». Prenant acte de la perte de centralité économique de ces modes d’échange des produits agricoles au profit des marchés « abstraits » et des circuits dématérialisés, nombre des contributeurs de ce numéro préconisent d’étudier, d’un point de vue sociologique et/ou anthropologique, la dimension sociale de ces marchés physiques. Ceci explique sans doute le tribut que ces deux disciplines paient encore aujourd’hui en s’attachant à l’étude de marchés concrets, dont les circuits courts sont en quelque sorte l’exemple canonique, dans une perspective plutôt relationniste (Amemiya et al., 2008). Peu de travaux (Lamine, 2005 ; Vincq et al., 2010) questionnent comment l’encastrement relationnel de ces formes d’échange impacte concrètement la réalisation, la forme des échanges marchands et les dynamiques de qualification des produits.

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débuts, cherchent pour la plupart à contourner les marchés physiques et à développer les approvisionnements directs avec les supermarchés, les hypermarchés et les centrales d’achat des magasins succursalistes. Ainsi, le développement des circuits hors-marché en Aquitaine au début des années 1970 est-il expliqué comme la conséquence de stratégies opportunistes d’écoulement de produits de qualité inférieure sur les marchés physiques par les groupements de producteurs qui contrôlent une part importante de la mise en marché de certains produits comme la pomme (55 %), la poire (46 %) ou la pêche (39 %) :

« Ces groupements utilisent des circuits de distribution hors marché et empêchent le Marché de Brienne de jouer un rôle important dans la distribution des produits régionaux. Le marché de Brienne offre cependant à ces groupements de producteurs et aux expéditeurs l’avantage de la proximité. La majorité des groupements et des expéditeurs ont pour pratique d’expédier à Brienne, en commission, des marchandises trop mûres qu’ils ne « peuvent plus tenir » et qui ne pourront pas supporter un long voyage, ou des produits de qualité inférieure qu’ils ne peuvent écouler dans les circuits hors marché. » (Balaresque, 1973, p. 129-132)

Au-delà de ces stratégies conduisant les groupements de producteurs à arbitrer entre plusieurs circuits de commercialisation en fonction des opportunités de profit sur chacun d’entre eux, la préférence des magasins succursalistes ou des hypermarchés pour les circuits hors-marché tient à la recherche de lots homogènes de fruits, celle-ci étant plus difficile à obtenir sur les circuits de marché du fait de la diversité de l’offre proposée. Cette recherche d’homogénéité renvoie à un objectif commercial (présenter une qualité constante d’un magasin à l’autre ou à l’intérieur d’un même point de vente) et organisationnel (maintenir des relations pacifiées à l’intérieur du groupe succursaliste et faciliter le travail de dégroupage pour la centrale, ainsi que le paiement des fournisseurs).

Le développement rapide des circuits hors-marché et la dématérialisation des échanges qu’il implique rendent nécessaire, du point de vue des distributeurs (qu’ils soient des Grossistes à Service Complet (GASC)18 ou des magasins appartenant à groupe succursaliste) la mise en place de nouvelles manières de garantir la régularité de la qualité des produits et

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Cette catégorie de grossiste apparaît au début des années 1960. Elle se différencie des grossistes traditionnels dits « de carreau » par une taille généralement plus importante, la proposition d’un service de livraison leur permettant de toucher une clientèle différente des premiers (grande distribution et groupes de restauration), ainsi qu’un travail centré sur la maîtrise de la variabilité des produits au moyen d’une contractualisation avec des unités de production de taille importante. Pour une description plus fine, voir A. Bernard de Raymond (2013).

59 l’homogénéité des lots commandés19

. En effet, les transactions sont de plus en plus réalisées à distance, sans coprésence de l’acheteur, du vendeur et de la marchandise échangée (Bernard de Raymond, 2010). On assiste donc à une standardisation des modèles définissant la qualité à cette période, en même temps qu’à leur appauvrissement. Ainsi les procédures normées centrées sur des mesures objectivées permettant la vente sur catalogue ou par échantillon s’imposent peu à peu comme de nouveaux standards d’évaluation de la qualité des produits (Bernard de Raymond, 2013). Elles reflètent une transformation durable des systèmes de production et de distribution des fruits et légumes et des rapports de force entre acteurs de l’amont et de l’aval au profit de ces derniers.

A l’échelle nationale, les procédures de normalisation visent dans un premier temps les produits destinés à l’exportation. Ainsi, le décret portant règlement d’administration publique du 2 août 1947 rend obligatoire une marque spéciale sur les fruits, légumes, semences et plants exportés à l’étranger. Ce décret est complété par celui du 28 juillet 1956 relatif à l’application du label d’exportation à certains fruits et légumes20

. Les articles 3, 4, 5 et 6 du décret précisent les conditions à respecter pour que les fruits et légumes concernés puissent bénéficier du label et être admis à l’exportation. Ils doivent, à cet effet, être « propres, sans trace de produits de traitement, fermes, bien formés, non éclatés, non écrasés, débarrassés des parties non comestibles […], sains, c’est-à-dire exempts de tare interne ou externe et notamment de trace de maladie ou d’attaque d’insectes, non flétris et dépourvus d’humidité extérieure ».

L’article 4 précise en outre que « Chaque colis doit contenir des produits homogènes en qualité, calibre et variété horticole ». Les articles 5 et 6 sont relatifs au conditionnement et à l’emballage et précisent les informations obligatoires devant figurer sur chaque colis : le poids net ou le nombre d’unités contenues dans chaque colis, complétées par l’indication du calibrage. Ce travail de normalisation plaçant la question de l’apparence des produits au cœur des dynamiques de qualification marchande va redéfinir durablement la manière de gérer l’ensemble des opérations situées en amont de la distribution (Dubuisson-Quellier, 2003), en particulier celles liées à la sélection des variétés à produire.

19 A l’instar du fonctionnement des marchés au cadran qui reposent eux aussi sur les stratégies de normalisation et d’homogénéisation des lots.

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Les principaux produits concernés sont les olives, les câpres, les tomates, les oignons, les échalotes, l’ail, les asperges, les choux, les épinards et salades diverses, les carottes, les navets, les betteraves, les légumes en cosse, les concombres et cornichons, les aubergines, courges et courgettes, les topinambours, les dattes, les agrumes, les figues, les raisins, les fruits à coques, les pommes, les poires, les coings, les fruits à noyau, les baies, les melons, etc.

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Ces choix apparaissent en effet de moins en moins liés à l’adaptation des variétés aux conditions pédoclimatiques locales. Au contraire, la capacité des fruits et des légumes à satisfaire aux exigences du commerce, de plus en plus fréquemment exprimées en termes d’apparence et de conservation, devient le critère déterminant dans le choix de produire telle ou telle variété. En effet, les critères retenus par les pouvoirs publics français pour fonder les normes qui permettront d’évaluer la qualité des produits sont « des critères répondant aux besoins du commerce et porteront essentiellement sur l’apparence21du produit (forme, couleur, dimensions, état de l’épiderme) » (Bernard de Raymond, 2007, p. 284).

Ceci se traduit par une standardisation des variétés produites ainsi que par la réorientation rapide des systèmes de production, notamment en fruits où certaines variétés, introduites des Etats-Unis au début des années 1960 acquièrent alors un statut quasi hégémonique sur le marché français. Ainsi, sur la période 1962-1971, le marché français de la pomme se resserre autour de la variété Golden qui devient le standard productif et relègue peu à peu les autres variétés au rang de productions de complément (Tableau 7). Comme le montre l’exemple de la culture de pommes, les exigences portées par les acteurs de l’aval quant à la qualité des produits, définie par rapport à leur apparence extérieure, vont se traduire par une réduction du nombre de variétés par espèces. En particulier, les cultures traditionnelles de certaines variétés adaptées aux conditions pédoclimatiques d’une région vont souffrir de cette homogénéisation des choix portant sur les variétés à produire.

Tableau 7 : Evolution de la diversité variétale de la production française de pommes (en milliers de tonnes)

Campagne 62-63 66-67 70-71

Golden 221,3 27,8% 675,8 55,5% 1 027,1 65,8% Améric. Rouges 79,3 10,0% 182,6 15,0% 190,9 12,2% Autres Améric. Précoces 0 0,0% 12,8 1,1% 37,5 2,4% Reine des Reinettes 43,1 5,4% 71,2 5,8% 44,7 2,9% Canada Boskoop 86,9 10,9% 72,3 5,9% 49,5 3,2% Reinette du Mans 38,4 4,8% 28,6 2,3% 12,7 0,8% Reinette Clochard 24,8 3,1% 19,3 1,6% 8 0,5% Granny Smith 0 0,0% 0 0,0% 3,5 0,2% Autres 302,5 38,0% 155,6 12,8% 186 11,9% TOTAL 796,3 100,0% 1 218,2 100,0% 1 560 100,0% Source : Loustau, 1982, p. 7

La question de la normalisation des produits montre bien comment, au cours de la période allant de 1945 au début des années 1970, la filière des fruits et légumes frais se dote

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d’institutions permettant d’encadrer les rapports institués de distribution. Elle montre aussi que cette filière est gouvernée, de plus en plus, par les acteurs de l’aval qui imposent aux producteurs et à leurs groupements leurs propres critères de définition de la qualité commerciale d’un produit. Ce faisant, ils contribuent à peser fortement sur le choix des variétés qui seront produites et contribuent ainsi à déterminer les stratégies productives des acteurs de l’amont. Autrement dit, les distributeurs obtiennent un rôle décisif dans le gouvernement de la filière au cours de cette période. Mais si les rapports de pouvoir entre acteurs de la filière des fruits et légumes frais se transforment à cette époque, l’échelle à laquelle elle est gouvernée aussi. Alors que, jusqu’au début des années 1960, elle était structurée nationalement, la création de la Communauté Economique Européenne (CEE) en 1957 change la donne.

1.4. L’européanisation du gouvernement de la filière des fruits et légumes

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