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La sous-spécification et la marque en acquisition du langagelangage

Les traits distinctifs dans l’acquisition phonologique

3.3 La marque en acquisition du langage

3.3.2 La sous-spécification et la marque en acquisition du langagelangage

En acquisition phonologique, certaines observations semblent aller à l’encontre des prédictions de Jakobson (1969), comme par exemple l’existence d’une grande

variabilité dans les productions enfantines précoces : les premiers mots des enfants ne sont pas tous composés d’une occlusive labiale ou dentale et de la voyelle [a].

Pour rendre compte de cette grande variabilité, tout en gardant l’idée que la valeur marquée est acquise après la valeur non-marquée de chaque trait, des auteurs (Rice, 1995; Gierut, 1996; Kageret al., 2007; Fikkert, 2010, par exemple) ont proposé qu’un des facteurs influençant l’acquisition phonologique résidait dans la représentation des segments et leur spécification en termes de traits.

Ces auteurs se placent dans le cadre de la sous-spécification : les segments ne sont pas tous spécifiés complètement, et seule la valeur marquée de chaque trait est spécifiée, soit par la présence d’un trait monovalent, soit par une des deux valeurs du trait. Pour les auteurs travaillant dans ce cadre, comme Rice

& Avery (1995), l’acquisition segmentale correspond en fait à l’acquisition des représentations, ou encore à l’« élaboration de la structure segmentale selon un chemin prédéterminé13» (Rice & Avery, 1995, p. 24). L’acquisition de contrastes supplémentaires permet d’élaborer cette structure : moins le segment est struc-turé, et plus il est variable dans sa réalisation. Quand la structure segmentale est complète, alors le segment est correctement produit. Dans ces représentations, les valeurs non-marquées sont absentes, sauf s’il existe des contrastes dépendant de ces valeurs (par exemple, des contrastes entre alvéolaires et rétroflexes, qui dépendent du trait non-marqué [coronal]).

Ainsi, comme nous l’avons présenté à la première section de ce chapitre, Ka-ger et al. (2007) rendent compte d’observations qui semblent à première vue contradictoires avec les prédictions de Jakobson (1969) sur l’acquisition du voi-sement. Selon ces prédictions, les consonnes voisées devraient être acquises après les consonnes non-voisées. Si cette prédiction se confirme en néerlandais, elle est infirmée en allemand où les consonnes voisées sont acquises avant les consonnes non-voisées. Cependant, pour Kager et al. (2007), ces observations peuvent être tout à fait rendues cohérentes grâce à la représentation du contraste par deux traits différents, et en proposant une même dynamique d’acquisition des traits distinctifs. En néerlandais, le contraste de voisement est réalisé par le trait [voisé],

13. « the elaboration of segment structure along a predetermined pathway », traduction per-sonnelle.

qui n’est spécifié que pour les consonnes voisées. En allemand, où le voisement se réalise différemment (par un contraste de longueur de délai de voisement), c’est le trait [glotte ouverte] qui entre en jeu, et qui n’est spécifié que pour les consonnes « non-voisées », qui sont réalisées par un délai de voisement long. La valeur spécifiée est marquée, les consonnes non-voisées en néerlandais et voisées en allemand ne sont pas spécifiées pour ces traits et sont donc non-marquées. La prédiction de Jakobson (1969) est donc confirmée : les consonnes portant la valeur marquée du trait sont acquises après les consonnes portant la valeur non-marquée du même trait. Cet ordre d’acquisition des valeurs de trait est le même dans ces deux langues étudiées. Par cette étude nous voyons que même si un contraste peut être représenté par différents traits, l’acquisition du contraste semble suivre le même chemin quelle que soit la langue : la valeur marquée sera acquise après la valeur non-marquée du trait.

Les différentes études citées dans ce chapitre ont toutes utilisé les traits afin de décrire l’acquisition du système segmental. Certaines ont utilisé la hiérar-chie des traits, d’autres la notion de marque pour décrire l’ordre d’acquisition des consonnes. Cependant, lorsqu’on prend en compte l’acquisition des traits au sein d’un système, on se rend compte que l’acquisition de chaque trait ne se fait pas de façon catégorielle : l’acquisition ne se fait pas linéairement trait par trait. L’acquisition des traits est dynamique, chaque trait s’acquiert selon des rythmes différents et de manière complexe. Les différents auteurs cités ont fait différentes propositions pour rendre compte de cette acquisition non catégorielle : par exemple, par l’existence de contraintes de co-occurrences de trait (Levelt &

van Oostendorp, 2007; Altvater-Mackensen & Fikkert, 2010), par des contraintes liant certains traits à certaines positions prosodiques et syllabiques (Zamuner et al., 2005; dos Santos, 2007), par des contraintes sur la combinaisons de valeurs marquées (Mota, 1996) ou par le fait que certains segments sont plus spécifiés que d’autres (Rice & Avery, 1995; Kager et al., 2007). Pour rendre compte des différents temps d’acquisition d’un trait, nous proposons que l’acquisition d’un trait se fait en deux grandes étapes : d’abord les valeurs non-marquée et marquée

de chaque trait sont acquises, puis, une fois acquis, le trait se diffuse à l’ensemble du système consonantique. Nous postulons que cette diffusion se fait grâce au principe d’économie des traits, qui a été très peu étudié dans l’acquisition du langage.

3.4 L’économie des traits

L’économie des traits nous permet d’appréhender non pas l’acquisition d’un trait en soi, mais la diffusion de ce trait au sein du système. En effet, comme les différentes études en acquisition l’ont noté, l’acquisition des traits n’est pas linéaire, elle ne se fait pas trait par trait. Une fois qu’un trait est acquis pour une paire de consonnes, il se diffuse afin de distinguer d’autres paires de consonnes.

Nous postulons que cette diffusion est guidée par la fonctionnalité du trait : plus un trait est productif au sein du système, plus il sera diffusé rapidement.

Nous remarquons cependant que la fonctionnalité est comprise différemment selon les auteurs. Par exemple, Martinet (1955) introduit le concept de rendement fonctionnel qui se rapporte à une opposition phonémique, par exemple /˜A/ ∼ /˜O/. Le rendement fonctionnel de cette opposition est le nombre de mots du français distingués par cette opposition par rapport à l’ensemble des mots du lexique français. Cette notion a été reprise par Pye et al. (1987) (« functional load ») dans leurs travaux sur l’acquisition phonologique. Cependant pour ces auteurs, la mesure de rendement fonctionnel se rapporte aux phonèmes et non aux traits, ce serait en fait la façon dont un phonème est nécessaire au système.

Le rendement fonctionnel se calcule grâce aux fréquences de phonèmes dans les mots lexicaux.

Puisque nous adoptons une approche en termes de traits, nous préférons ap-pliquer la notion de fonctionnalité aux traits et non aux phonèmes. Cependant, à notre connaissance, la fonctionnalité des traits n’a jamais été examinée dans les études en acquisition phonologique. Nous tenterons donc d’explorer nos données à la lumière de l’économie de traits et nous reviendrons sur cette notion dans les chapitres suivants.

3.5 Synthèse

Dans ce chapitre nous avons examiné comment les traits distinctifs ont été utilisés dans les différentes études en acquisition du langage. Nous retenons de cette revue d’une partie de la littérature deux points qui nous semblent essentiels dans l’utilisation des traits distinctifs en acquisition phonologique.

Le premier point concerne la pertinence de l’utilisation des traits distinctifs en acquisition du langage. Les traits distinctifs permettent de rendre compte des contrastes qui existent entre les segments, ainsi de nombreuses études ont utilisé les traits distinctifs afin de décrire l’acquisition des segments. Certaines études ont porté sur l’acquisition de contrastes particuliers (Kehoe & Stoel-Gammon, 2001;

Hilaire-Debove & Kehoe, 2004; Stites et al., 2004; Zamuner et al., 2005; Kager et al., 2007; Altvater-Mackensen & Fikkert, 2010), sur l’acquisition de contrastes au sein du système (Menyuk, 1968; Levelt & van Oostendorp, 2007; Menn &

Vihman, 2011) ou sur l’acquisition des classes naturelles dans les généralisations phonotactiques (Cristià et al., 2011).

Lorsqu’on regarde l’acquisition des contrastes au sein du système, on observe que tous les traits ne sont pas acquis en même temps : certains contrastes sont acquis avant d’autres. Ce phénomène a pu être expliqué par des auteurs par la structuration des traits au sein des segments ou au sein du système. Les études ont fait appel à la géométrie des traits (Mota, 1996) ou à la hiérarchie des traits Jakobson (1969); Dinnsen (1992); Stokes et al. (2005) pour rendre compte de l’acquisition plus ou moins précoce de chaque trait.

Cependant, l’acquisition d’un trait présuppose l’acquisition de chacune des deux valeurs de trait. On a observé que les valeurs d’un trait n’étaient pas ac-quises en même temps et qu’il existait une asymétrie entre les valeurs de ce trait.

Cette asymétrie a été représentée par Jakobson (1969) par la notion de marque : la valeur marquée est acquise après la valeur non-marquée, et tant que la va-leur marquée n’est pas acquise, les consonnes portant cette vava-leur sont réalisées par leur contre-partie non-marquée. De nombreuses études en acquisition phono-logique ont cherché à vérifier les prédictions de Jakobson (1969) sur différentes

langues : Vihman (1993); Beckman et al. (2003); Stites et al. (2004); Zamuner et al. (2005); Stokes et al. (2005); Jun (2007); Ingram (2008) entre autres.

L’étude de l’acquisition des contrastes d’un système doit être faite en tenant compte du fait que les traits sont composés de valeurs asymétriques, non-marquée et marquée, et que les traits ne sont pas acquis en même temps. Cependant, les données ne peuvent pas être analysées en ne retenant que les principes de hiérarchie des traits et d’évitement de la marque : les traits ne sont pas acquis de façon catégorielle l’un après l’autre. Pour rendre compte de ce fait, les études ont proposé différentes contraintes, que ce soit des contraintes prosodiques ou syllabiques (Zamuneret al., 2005; dos Santos, 2007), des combinaisons de valeurs marquées (Mota, 1996), des contraintes de co-occurrences de trait (Levelt & van Oostendorp, 2007; Altvater-Mackensen & Fikkert, 2010) ou par la spécification des segments (Rice & Avery, 1995; Kager et al., 2007). Nous proposons qu’en fait, l’acquisition des contrastes d’un système se fait en deux étapes : d’abord le trait est acquis pour une paire de consonnes, puis il se diffuse à l’ensemble du système. Cette diffusion permet de rendre compte de l’acquisition progressive d’un contraste à toutes les consonnes distinguées par ce contraste. Nous proposons que cette diffusion est guidée par l’économie des traits, qui rend compte de la fonctionnalité d’un système. Ce principe d’économie des traits n’a jamais été étudié dans les travaux en acquisition, et pourtant il nous semble jouer un rôle primordial dans l’acquisition des contrastes d’un système.

Nous voyons ainsi que les traits distinctifs et leurs propriétés permettent de rendre compte de différents phénomènes de l’acquisition segmentale, et leur uti-lisation semble tout à fait appropriée pour analyser l’acquisition des contrastes d’un système. Nous proposerons dès lors un modèle d’acquisition des consonnes du français qui sera basé sur les traits distinctifs et qui sera guidé par les différents principes associés aux traits : la hiérarchie des traits, l’évitement de la marque et l’économie des traits. Nous détaillerons ce modèle au chapitre 5.

Le deuxième point que nous relevons de ces études concerne l’universalité des traits distinctifs et de leurs principes. Lorsque Jakobson (1969) a adapté la hiérarchie des traits et la marque à l’acquisition phonologique, il a proposé

des prédictions universelles, s’appliquant à toutes les langues. Or, si les traits distinctifs permettent de rendre compte de façon adéquate des contrastes d’un système, plusieurs études ont mis en lumière le fait qu’un même contraste n’était pas forcément représenté par le même trait dans des langues différentes (Ka-ger et al., 2007). En examinant la hiérarchie des traits, certaines études ont mis en avant que la hiérarchie des traits peut varier en fonction des langues ou des positions syllabiques (Stokes et al., 2005). De plus, en reprenant les valeurs mar-quées universelles proposées par Jakobson (1969), les prédictions d’acquisition basées sur l’évitement de la marque ne semblent pas se confirmer dans plusieurs langues (Vihman, 1993; Macken, 1996; Beckman et al., 2003). Il semblerait donc à première vue que les traits distinctifs et leurs principes associés de hiérarchie des traits et d’évitement de la marque ne soient pas universels. Nous nuançons cette observation en différenciant l’existence des principes et leur expression dans chaque langue. Pour rendre compte des différentes observations de cette section, nous considérons que les principes évoqués par Jakobson (1969), la hiérarchie des traits et l’évitement de la marque sont bel et bien des principes universels à l’œuvre dans l’acquisition des contrastes d’une langue. Cependant, nous pro-posons que l’expression de ces principes, que ce soit l’échelle de robustesse des traits ou les valeurs marquées des traits, soient spécifiques à chaque langue. Les principes liés aux traits sont universels, mais ils se réalisent à travers un sys-tème de contrastes spécifique à chaque langue. Nous examinerons au chapitre suivant comment les contrastes représentés par les traits peuvent se construire spécifiquement au sein de chaque langue.

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La fréquence des traits dans le