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Acquisition des consonnes du français : proposition de modèle

5.1 Etape 1 : l’acquisition isolée du trait

5.1.2 L’évitement de la marque

Pour qu’un trait soit considéré comme acquis, ses deux valeurs doivent égale-ment être acquises. Cependant, il existe une asymétrie entre valeur non-marquée et valeur marquée ; nous proposons que cette asymétrie conditionne l’ordre d’ac-quisition des valeurs de chaque trait. A ce moment-là de l’acd’ac-quisition du contraste, c’est l’évitement de la marquequi intervient. L’évitement de la marque concerne quant à lui non plus le trait mais la valeur de trait. Nous détaillons ce principe d’évitement de la marque adapté au français, puis nous exposons nos prédictions

quant à la manifestation de ce principe dans les données d’acquisition.

Tendances universelles de marque

En typologie, tout comme le principe de robustesse basé sur la hiérarchie des traits, on peut définir l’évitement de la marque comme un principe « statistique-ment universel ». Cela signifie qu’à partir des fréquences d’occurrences de chacune des valeurs d’un trait dans les langues du monde, on peut définir statistiquement quelle est la valeur marquée de chaque trait. Nous rappelons que dans ce cas-là la valeur marquée est définie comme la valeur la moins fréquente dans les langues du monde (Clements, 2007, 2009).

A partir des données de la base de données d’UPSID et en appliquant le critère ci-dessus, Clements (2007, 2009) a établi les valeurs marquées pour chaque trait sur l’ensemble des langues du monde. Ces résultats sont exposés dans le tableau 2.3 page 48. Si nous ne retenons que les traits du français, nous obtenons les valeurs marquées présentées au tableau 5.1.

Trait Valeur marquée Classe pertinente

[±sonant] [+sonant] Consonnes

[±continu] [+continu] Obstruantes

[labial]∼ [coronal] [labial] Consonnes [dorsal] ∼ [coronal] [dorsal] Consonnes

[±voisé] [+voisé] Obstruantes

[±postérieur] [+postérieur] Coronales

[±latéral] [+latéral] Sonantes

Table 5.1: Valeurs marquées des traits distinctifs du français, à partir de Cle-ments (2009)

Nous remarquons que, comme exposé dans le chapitre 2, les valeurs marquées sont celles qui sont signalées avec le signe «+» au sein de chaque trait. Nous comparons maintenant ces résultats exprimant des tendances statistiquement uni-verselles à ce que nous obtenons en utilisant les fréquences des valeurs de trait du français.

La marque basée sur la fréquence

Comme nous l’avons expliqué au chapitre précédent, à la section 2.3.4, nous retenons une définition fréquentielle de la marque. Cette définition, déjà utili-sée en typologie pour définir la marque au sein d’inventaires sonores (Martinet, 1965; Greenberg, 1966; Clements, 2007, 2009), nous paraît adéquate au sein d’in-ventaires en développement. Selon cette définition, pour chaque trait, la valeurs non-marquée est la plus fréquente, et la valeur marquée la moins fréquente. Nous avons déjà calculé les fréquences des valeurs de trait pour le français, que nous avons présentées dans le tableau 4.5 page 120. A partir de ces fréquences de valeurs de trait, nous pouvons dresser le tableau 5.2 des valeurs marquées du français, c’est-à-dire les valeurs les moins fréquentes de chaque trait, tout en les comparant avec les valeurs obtenues par les tendances statistiques typologiques.

Trait Valeur la moins fréquente Valeur marquée UPSID

[±sonant] [+sonant] [+sonant]

[±approximant] [+approximant] non cité dans Clements (2009) [labial]∼[coronal] [labial] [labial]

Table 5.2: Valeurs les moins fréquentes pour chaque trait distinctif en français Un premier résultat remarquable de ce tableau est la quasi-parfaite corres-pondance entre les valeurs marquées au niveau typologique et les valeurs les moins fréquentes pour chaque trait : il semblerait que la marque universelle soit en accord avec la marque en français. En effet, pour les traits [±sonant], [±continu], [±voisé], [±postérieur] et les contrastes [labial] ∼ [coronal] et [dorsal]∼[coronal], la valeur la moins fréquente en français est également la valeur marquée typologiquement, c’est-à-dire respectivement [+sonant], [+continu], [+voisé], [+postérieur], [labial] et [dorsal]. Le seul écart par rapport aux ten-dances typologiques concerne le trait [±latéral] : il semblerait que la valeur la moins fréquente en français soit [−latéral], alors que la valeur marquée

typologi-quement est [+latéral]. On aurait donc dans le signalement de la valeur marquée de [±latéral] une spécificité du français. Nous considérerons donc qu’en français, la valeur marquée de [±latéral] est [−latéral].

Typologiquement, les valeurs marquées sont défavorisées dans les langues du monde : si certains inventaires sonores peuvent avoir la valeur non-marquée d’un trait sans avoir sa contre-partie marquée, l’inverse ne se produit pas. Si nous appliquons ce principe au processus d’acquisition, alors nous pouvons postuler que la valeur marquée d’un trait sera défavorisée au profit de la valeur non-marquée dans un premier temps. L’asymétrie entre valeur marquée et non-marquée, décrite par le principe d’évitement de la marque, se manifesterait ainsi de deux façons différentes lors de l’acquisition des sons, au niveau de l’ordre d’acquisition des valeurs, mais aussi au niveau des substitutions. Sur cette base, nous pouvons faire deux prédictions quant à l’acquisition des contrastes au sein du système consonantique :

(4) a. La valeur non-marquée d’un trait sera acquise avant la valeur marquée du même trait.

b. Lors du processus de l’acquisition d’un trait, les segments portant la valeur marquée de ce trait seront remplacés par des segments portant la valeur non-marquée de ce même trait.

A ce moment de l’acquisition du contraste, nous postulons que le segment qui porte la valeur non-marquée du trait va être réalisé conformément à la forme adulte, et le segment qui porte la valeur marquée du trait va être remplacé par sa contre-partie non-marquée. Il n’y a plus de substitutions réciproques comme au moment de l’émergence du contraste ; les substitutions deviennent univoques : à cette étape-ci, par exemple, pour le trait [±voisé], /b/ peut se réaliser [p] mais /p/ ne se réalisera pas [b]. C’est donc la deuxième sous-étape de l’acquisition du trait, celle de l’émergence des valeurs de trait.

Des contrastes cachés ?

Nous jugerons un contraste comme acquis lorsque ses deux valeurs seront ac-quises. Cependant, entre le moment où les valeurs de trait émergent et le moment où le trait est acquis, il peut y avoir des phénomènes décrits dans la littérature comme des « contrastes cachés3».

Dans la littérature (Scobbie, 1998; Scobbieet al., 2000), la notion de contraste caché repose sur le postulat suivant : dans le domaine de l’acquisition phono-logique, la plupart des productions enfantines sont étudiées à partir de trans-criptions faites par des adultes experts en transcription phonétique. Or, en tant qu’adultes, notre perception se fait à travers le filtre phonologique de notre langue maternelle : comme l’ont montré Werker & Tees (1984), nous sommes devenus

« sourds » aux contrastes qui ne sont pas pertinents dans notre langue. Scob-bie et al. (2000) proposent que certains contrastes, que nous, adultes, percevons comme neutralisés, sont en fait produits contrastivement par les enfants. La réa-lisation de ces contrastes ne peut se voir qu’à travers une étude acoustique et/ou articulatoire des productions enfantines. Tout ceci est illustré à la figure 5.2 page 138, reproduite de Scobbie et al.(2000).

Ces contrastes cachés ont notamment été mis en évidence dans des études de la production du voisement chez des enfants anglophones (par exemple, chez Macken & Barton, 1980). En anglais, le contraste de voisement se réalise entre autres par des valeurs de VOT (Voice Onset Time) différentes, les consonnes voisées ayant un VOT positif court et les consonnes non-voisées ayant un VOT positif long. Dans les données 4 enfants (entre les âges de 1 ;4,28 et 2 ;4,2), Macken

& Barton (1980) ont pu distinguer trois étapes dans la réalisation du contraste de voisement. Lors de la première étape, les auteurs observent majoritairement des productions consonantiques à VOT positif court, long ou négatif, qui sont réalisées de façon indifférente pour des cibles adultes voisées ou non-voisées. Lors de la deuxième étape, le VOT produit pour les cibles non-voisées est plus long que le VOT produit pour les cibles voisées. Cette différence de durée est significative sur l’ensemble des sessions ou sur quelques sessions, selon les enfants étudiés.

3. « covert contrasts ».

Figure 5.2: Modèle possible de l’acquisition d’un contraste, en passant par le stade du contraste caché, reproduit de Scobbie et al. (2000)

Cependant, dans cette étape, la différence de VOT, même significative, n’a pas été remarquée par les transcripteurs. Cette deuxième étape correspondrait à la période du contraste caché : un contraste produit contrastivement, mais perçu comme neutralisé. Enfin à la troisième étape, les valeurs de VOT pour les non-voisées sont beaucoup plus longues que pour les non-voisées, et dépassent même les valeurs adultes, et les consonnes sont transcrites adéquatement en fonction de la durée du VOT mesurée.

Selon Scobbie (1998); Scobbie et al. (2000), la production de ces contrastes cachés avant les contrastes perçus effectivement par les adultes serait due au dé-veloppement du contrôle moteur des gestes articulatoires et de leur coordination, dans un but phonologique : réaliser un contraste de la langue. Cependant, nous considérons que dans le cas de contraste caché, le contraste n’est pas acquis, mais il est émergent. Nous estimons qu’un contraste est acquis que lorsque ses deux valeurs sont réalisées conformément à la cible adulte. La période du contraste caché, pour nous, correspondrait au moment où le contraste émerge, où la valeur non marquée est acquise, mais où la valeur marquée n’est pas en-core acquise, et par conséquent cette valeur marquée se réalise avec beaucoup de

variabilité phonétique.

Les phénomènes de contrastes cachés entreraient tout à fait dans notre pro-position de modèle, lors de l’acquisition du contraste : alors que la valeur non-marquée du contraste est acquise, la valeur non-marquée est en train d’être acquise, et elle se réalise de façon variable phonétiquement. Nous signalons cependant que, faute d’avoir fait des analyses articulatoires et/ou acoustiques fines, nous ne pouvons déterminer si ce phénomène est présent dans nos propres données. Selon nous, l’acquisition d’un contraste se manifeste de manière simple : les deux valeurs du trait sont acquises, et réalisées conformément à la cible adulte. Si elles sont réalisées conformément à la cible adulte, les transcripteurs adultes (et experts de surcroît) devraient percevoir le contraste en question.

5.2 Etape 2 : la généralisation de chaque trait au