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Les traits distinctifs et les principes associés

2.4 L’économie des traits

2.4.1 Présentation et définitions

L’ensemble des définitions de ce qu’est l’économie des traits (et de ce que n’est pas l’économie des traits !) est présenté dans l’article de Clements (2003).

L’économie des traits exprime la tendance qu’ont les langues à « maximaliser les possibilités combinatoires des traits à travers les inventaires des sons de pa-role17».

L’économie des traits a été introduite par de Groot (1931) mais surtout dé-veloppée par Martinet (1955). Pour Martinet, un système phonémique écono-mique est un système dont les phonèmes sont le résultat de « combinaisons de traits phoniques non-successifs » (Martinet, 1955, p. 95). Ainsi, un système théo-rique optimum aurait autant de « séries » (modes d’articulation, voisement...) que d’« ordres » (lieux d’articulation). L’utilisation-même des traits rend un

sys-17. « maximise the combinatory possibilities of features across the inventory of speech sounds », traduction personnelle.

tème plus économique, par rapport à une description en termes de phonèmes individuels.

Cependant, dans son ouvrage Martinet expose les limites de l’économie des traits : le système optimum théorique se confronte au système optimum pratique, c’est-à-dire que les combinaisons d’articulation ne sont pas toutes égales du point de vue articulatoire et perceptif. Dans un système optimum pratique, les com-binaisons d’articulation retenues doivent être « faciles à reproduire » et « faciles à interpréter à l’audition » (Martinet, 1955, p. 107). Au sein d’une langue, les combinaisons de traits retenues ne dépendent pas uniquement de l’économie du système mais aussi de leur fonctionnalité ; il est ainsi affirmé que l’économie des traits va être en relation avec d’autres forces qui influencent les inventaires seg-mentaux.

Sur le plan phonétique, Maddieson (1996) propose qu’un principe similaire à l’économie des traits existe, qui serait l’économie gestuelle (« gestural economy »).

L’économie gestuelle serait « [a] tendency to be economical in the number and nature of the distinct articulatory gestures used to construct an inventory of contrastive sounds » (Maddieson, 1996, p.1).

L’économie des traits a par la suite été extrêmement developpée par Clements (2003, 2009), dans une approche synchronique et typologique. G.N. Clements a quantifié et mesuré la portée du principe de l’économie des traits sur un grand nombre de langues du monde, issues de la base de données UPSID (Maddieson, 1984, 1989). Il est en effet possible de mesurer l’économie de traits d’un système, en utilisant l’Indice d’Economie. L’indice d’économie est le ratio entre le nombre de segments d’un système (S) et le nombre de traits suffisants pour les caractériser (F pour Features). Ainsi, l’indice d’économie est calculé par la formule :

(10) E =S/F

Plus la valeur de E est grande, plus le système est économique. En d’autres termes, pour obtenir une plus grande économie, un système peut soit augmenter le nombre de segments (S), soit diminuer le nombre de traits distinctifs (F).

Si la tendance à maximaliser les combinaisons de traits distinctifs est à l’oeuvre dans la construction des inventaires segmentaux, alors on peut s’attendre aux pré-dictions suivantes (Clements, 2003) :

(11) Attraction mutuelle : un son donné apparaîtra plus fréquemment dans les systèmes dans lesquels tous ses traits sont distinctivement pré-sents dans les autres sons. Par exemple, /v/ est attendu dans un inven-taire où sont déjà présents un autre son labial, et une autre fricative voisée, comme /z/.

(12) Evitement des sons isolés : un son donné aura une fréquence at-tendue plus basse dans les systèmes dans lesquels un ou plusieurs de ses traits ne sont pas distinctivement présents dans les autres sons. Ainsi, un système qui présente les consonnes /p/, /t/ et /b/ sera défavorisé par rapport à un système qui présente les consonnes /p/, /t/, /b/ et /d/.

(13) Economie des traits cross-catégorielle : un trait distinctif se généralisera à un nouveau mode d’articulation dont les autres traits sont déjà présents dans le système. C’est ainsi qu’un système contenant /p/, /b/ et /f/, qui possède les traits de voisement et de continuité, devrait créer une fricative voisée /v/, ce qui augmenterait l’économie du système.

Ces prédictions sont testées par Clements (2003) sur les inventaires des langues du monde, en utilisant la base de données UPSID (Maddieson, 1984, 1989), et sont confirmées. Ainsi, la fréquence réelle de la présence de /v/ et de /z/ est significativement plus grande que la fréquence attendue de cette association de sons ; les systèmes présentant des sons isolés sont moins nombreux qu’attendu ; enfin le son /v/ est beaucoup plus fréquent qu’attendu dans les systèmes qui possèdent les consonnes /p/, /b/ et /f/.

Il semble donc correct d’affirmer que l’économie des traits est un principe qui participe fortement à l’organisation des inventaires sonores. De plus, l’économie des traits peut se mesurer et donc se vérifier sur les inventaires. Enfin, il sem-blerait que ce sont les traits actifs dans la langue qui participent à l’économie

de l’inventaire : les traits redondants ou inertes n’ont pas d’influence à ce sujet.

Il sera intéressant de voir dans quelle mesure ce principe jour un rôle dans le processus d’acquisition d’inventaires consonantiques.

2.5 Synthèse

Nous avons présenté dans ce chapitre les objets théoriques à partir desquels nous construisons notre modèle : les traits distinctifs. Les traits distinctifs per-mettent d’exprimer les contrastes de la langue et d’appréhender l’organisation des sons en tant que système. Nous avons d’abord exposé les différents aspects qui définissent les traits distinctifs, en présentant les choix que nous avons retenus : nous utilisons dans cette thèse des traits binaires et unaires ; nous utilisons des traits dont les corrélats physiques sont articulatoires et acoustico-perceptifs.

Nous avons ensuite détaillé l’ensemble des traits adoptés dans ce travail, en postulant que les consonnes sont sous-spécifiées de manière contrastive par rap-port aux traits qui les composent. Les traits distinctifs utilisés sont les traits [±sonant], [±approximant], [labial], [coronal], [dorsal], [±continu], [±voisé], [±latéral] et [±postérieur].

Au sein d’un système sonore, les traits distinctifs expriment les contrastes entre les unités du système. Au niveau typologique, les traits distinctifs peuvent également exprimer les contraintes qui pèsent sur la structuration des inventaires sonores, à l’aide de la formalisation de principes. Nous avons examiné chacun de ces principes, la robustesse des traits, l’évitement de la marque et l’économie des traits.

La robustesse des traits, comme la géométrie des traits, partent du principe qu’il existe une hiérarchie entre les traits. Typologiquement, les traits les plus robustes sont ceux que les langues utilisent prioritairement pour construire leur système sonore. Statistiquement, le trait le plus robuste est le trait [±sonant].

Si l’on considère l’acquisition d’un système en tant que la constitution d’un in-ventaire, alors ceci prédit que les traits les plus hauts dans la hiérarchie, les plus robustes, seront acquis en premier.

Cependant, un trait possède deux valeurs, et l’acquisition d’un trait suppose l’acquisition de ses deux valeurs. La notion de marque permet de rendre compte de l’asymétrie qui existe entre les deux valeurs d’un même trait. Cette asymétrie se manifeste dans les processus observés dans une langue, comme les assimilations ou les neutralisations, mais également de façon distributionnelle et fréquentielle, que ce soit au sein d’une langue ou à travers des tendances typologiques. Plusieurs approches de la marque existent, proposant que la marque est spécifique à chaque langue et diagnostiquée grâce aux différents processus de chaque langue, ou bien qu’elle est universelle et rend compte de préférences segmentales universelles.

Jakobson (1969) a proposé que la marque soit universelle et qu’elle régisse les dynamiques des inventaires sonores, que ce soit en acquisition du langage, dans la perte du langage, dans le changement linguistique ou dans la constitution des inventaires linguistiques. Dans cette conception, les sons non-marqués sont favorisés et les sons marqués défavorisés, et il existe une relation d’implication entre élément non-marqué et élément marqué : la présence de l’élément marqué supposerait la présence de l’élément non-marqué, l’inverse n’étant pas forcément vrai. Jakobson (1969) a appliqué ces lois à l’acquisition du langage, et a donc prédit des ordres particuliers d’acquisition des sons : les segments portant la valeur non-marquée d’un trait émergeraient avant les segments portant la valeur marquée du même trait. Nous examinerons au chapitre suivant si les prédictions de Jakobson sont confirmées ou infirmées dans différentes langues.

Une approche fréquentielle de la marque permet de réconcilier les tendances universelles de marque ainsi que les effets de « renversement de marque » qui peuvent exister dans les langues (un élément qui semble marqué typologique-ment est non-marqué dans une langue particulière). Cette approche propose que les segments qui portent la valeur marquée d’un trait sont moins nombreux que les segments qui portent la valeur non-marquée du même trait. Clements (2007, 2009) a formalisé ce phénomène par le principe d’évitement de la marque, qu’il a vérifié sur un échantillon représentatif des inventaires sonores. Les valeurs mar-quées ainsi établies ne sont pas des universaux « absolus » mais « statistiques » (Clements, 2007) qui rendent compte de tendances. Nous proposons qu’en

rete-nant une définition de la marque basée sur la fréquence, telle que l’ont définie Martinet (1965); Greenberg (1966); Clements (2007), des prédictions plus adé-quates à chaque langue pourraient être faites.

Le dernier principe à l’œuvre dans la structuration des inventaires sonores est le principe d’économie des traits, qui permet de rendre compte de la participation de chaque trait au système. L’économie des traits permet d’expliquer la tendance à la maximalisation des combinaisons de traits. Ce principe, développé par Mar-tinet (1955) a été testé par Clements (2003) sur un grand ensemble de langues.

Clements (2003) a conclu que le principe d’économie des traits influençait la constitution des inventaires sonores : les inventaires tendent à être économiques.

Si l’on considère que l’acquisition d’un système subit les mêmes contraintes que la constitution d’un inventaire, alors le principe d’économie devrait également être à l’œuvre lors du processus d’acquisition.

Dans ce chapitre nous avons examiné la place des traits distinctifs dans la constitution des inventaires sonores adultes, et nous avons vu que les traits ont des propriétés particulières qui exercent des contraintes différentes sur un système de contrastes consonantiques. Or nous considérons l’acquisition des consonnes comme l’acquisition d’un système de contrastes consonantiques ; nous proposons donc que les principes qui sont à l’œuvre dans la constitution des inventaires sonores influenceraient également l’acquisition des consonnes. Cette comparai-son entre acquisition du langage et inventaires comparai-sonores des langues adultes, déjà proposée par Jakobson (1969) a été supposée dans de nombreuses études en ac-quisition phonologique. Nous discutons au chapitre suivant des travaux qui ont utilisé les traits distinctifs et les principes qui leur sont associés afin de rendre compte de données d’acquisition segmentale.

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Les traits distinctifs dans