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Les prédictions de Jakobson (1969) quant à l’ordre d’acquisition des consonnesd’acquisition des consonnes

Les traits distinctifs dans l’acquisition phonologique

3.3 La marque en acquisition du langage

3.3.1 Les prédictions de Jakobson (1969) quant à l’ordre d’acquisition des consonnesd’acquisition des consonnes

Le premier auteur a avoir appliqué la notion de marque à l’acquisition du lan-gage est Roman Jakobson, dans son ouvrage de 1941,Kindersprache, Aphasie und allgemeine Lautgesetze7. Nous rappelons les lois de solidarité universelle qui, selon Jakobson (1969), décrivent la relation d’implication entre consonnes marquées et non-marquées au sein d’une même langue : par exemple, une langue qui possède

7. Au sein de cette thèse, nous faisons référence à cet ouvrage par sa traduction française (Jakobson, 1969).

des fricatives possède forcément des occlusives, cependant l’inverse n’est pas vrai.

Ces lois s’appliquent également à l’acquisition des sons d’une langue : la présence d’un phonème portant la valeur marquée d’un trait dans un inventaire enfantin impliquerait la présence du phonème portant la contrepartie non-marquée de ce même trait. Dans le cours du temps, cela signifierait que le phonème portant la valeur marquée d’un trait serait acquis après le phonème portant la contre-partie non-marquée de ce même trait. De même, durant le laps de temps où la valeur non-marquée est acquise, mais où la valeur de trait marquée ne l’est pas encore, cela signifierait que les consonnes portant la valeur marquée d’un trait seraient réalisées par leurs contre-parties non-marquées. La proposition de Jakobson est double : premièrement, il existe une asymétrie entre les deux valeurs de chaque trait, et cette asymétrie se reflète dans l’ordre d’acquisition de chaque valeur de trait, la valeur marquée étant acquise après la valeur non-marquée. Deuxième-ment, la marque est universelle, et l’ordre d’acquisition des valeurs de trait est universel.

Nous énonçons en (4) les prédictions de Jakobson (1969) quant à l’ordre uni-versel d’acquisition des phonèmes consonantiques :

(4) Prédictions sur l’ordre d’apparition des consonnes chez les enfants, selon Jakobson (1969) :

1. les occlusives avant les fricatives8

2. les consonnes antérieures avant les consonnes postérieures9 3. les fricatives avant les affriquées10

4. la deuxième liquide apparaît tardivement11

5. les consonnes non-voisées avant les voisées et les aspirées12

8. « L’acquisition des constrictives présuppose celle des occlusives dans le langage enfantin », (Jakobson, 1969, p.55)

9. « L’acquisition par l’enfant des consonnes postérieures présuppose celle des consonnes antérieures, c’est-à-dire des labiales et des dentales », (Jakobson, 1969, p.57)

10. « Les semi-occlusives, comme on les appelle (ou affriquées) [...] ne sont acquises par l’enfant qu’après les constrictives de la même série », (Jakobson, 1969, p.60)

11. « L’enfant se contente d’une seule liquide pendant une période assez longue ; l’acquisition de l’autre achève seulement l’apprentissage », (Jakobson, 1969, p.62)

12. « Tant que les occlusives ne sont pas encore scindées en deux séries par le larynx, elles sont non voisées et non aspirées », (Jakobson, 1969, p.17)

De nombreux auteurs travaillant sur l’acquisition de différentes langues ont confirmé ces prédictions, que ce soit au niveau de l’ordre d’acquisition des classes naturelles ou au niveau des substitutions : en d’autres termes, en général, les fricatives sont remplacées par des occlusives, les consonnes postérieures par des antérieures, etc. Ainsi, Stokes et al. (2005) ont retrouvé l’ensemble de ces affir-mations vérifiées par leurs données en anglais.

Certaines de ces prédictions ont été attestées dans des langues différentes.

Ainsi, la prédiction 1, portant sur l’acquisition des occlusives avant les fricatives, a été confirmée en anglais (Menn & Stoel-Gammon, 1996), en français (Yama-guchi, 2005; dos Santos, 2007), en coréen (Jun, 2007), et en portugais européen (da Costa, 2010).

Semblablement, la prédiction 2, qui affirme que les consonnes antérieures se-raient acquises avant les consonnes postérieures, semble être confirmée en coréen Jun (2007) où les consonnes antérieures (bilabiales et éventuellement alvéolaires) sont acquises avant les consonnes vélaires, et en portugais européen (da Costa, 2010), où /m/, /n/ et /p/ apparaissent avant /k/.

De même, la prédiction 4, qui stipule que la deuxième liquide apparaît tardi-vement, en comparaison de la première liquide, semble être confirmée en français (Yamaguchi, 2005; dos Santos, 2007), où /K/ est acquis bien après /l/, en por-tugais européen (da Costa, 2010), où /ö/ apparaît bien après /l/ et en anglais britannique (Smith, 2010) où /r/ apparaît après /l/.

Enfin, la prédiction 5, qui concerne l’acquisition des consonnes non-voisées avant les voisées ou les aspirées, a été confirmée en français par Allen (1985), en taïwanais par Pan (1994), en hindi par Davis (1995).

Cependant, d’autres études ont montré que ces prédictions n’étaient pas uni-verselles : dans un premier cas, certaines prédictions qui sont valables pour une langue ne le sont pas pour une autre langue. Par exemple, si, dans l’étude de Beck-manet al.(2003), les productions des enfants anglophones vérifient les prédictions 2 et 3, en japonais, les résultats sont tout autres : les affriquées se substituent aux fricatives et les consonnes vélaires se substituent aux consonnes dentales. Macken

(1996) observe également en espagnol que les affriquées sont acquises de façon précoce, lorsque l’on compare avec les enfants anglophones. De même, Ingram (2008) a comparé les inventaires consonantiques précoces d’enfants en anglais, k’iche’, français, cantonais et espagnol, et a montré que ces inventaires ne suivent pas forcément les prédictions jakobsoniennes.

Par ailleurs, il a été également montré que pour une langue donnée, seule une partie des prédictions sont confirmées. De même, au sein de la même langue, tous les enfants ne suivent pas les prédictions de Jakobson (1969) et peuvent montrer des ordres individuels d’acquisition de consonnes différents. Ainsi Vihman (1993) a montré qu’en anglais tous les enfants observés n’avaient pas le même ordre d’acquisition des consonnes, tout comme Morrissette et al. (2003) ont montré que les enfants anglophones n’avaient pas tous un schéma de substitution des coronales aux dorsales. De même, en français les données de dos Santos (2007) ne confirment pas forcément l’acquisition des consonnes antérieures avant les postérieures, alors que notre étude préliminaire (Yamaguchi, 2005) montrait ce phénomène.

Toutes ces études montrent qu’il est difficile de valider l’universalité des pré-dictions jakobsoniennes. En effet, les données d’acquisition semblent être variables et ne pas avoir l’homogénéité prédite par les hypothèses de Jakobson (1969). Ce-pendant, nous pouvons tout de même faire plusieurs remarques. Dans un premier temps, nous constatons que certaines des prédictions de Jakobson seraient confir-mées à un niveau global, macro-structurel, mais que si l’on regarde langue par langue, certaines de ces prédictions pourraient ne pas se réaliser.

Cependant, si l’universalité de la marque peut être réfutable, le principe selon lequel la valeur marquée est acquise après la valeur non-marquée n’est pas remis en question dans ces études. En effet, si l’on prend une approche relativiste, où l’établissement de la valeur marquée dépend de chaque langue, alors les prédic-tions peuvent être différentes des prédicprédic-tions de Jakobson (1969) énoncées en (4).

Ainsi, les études qui contredisent les prédictions jakobsoniennes insistent sur le rôle important de l’input en opposant la marque et la fréquence (Macken, 1996;

Beckman et al., 2003; Stites et al., 2004; Zamuner et al., 2005, entre autres).

Pour ces auteurs, les prédictions de Jakobson (1969) sont basées sur l’évitement de la marque universelle, et ne tiennent pas compte des spécificités de chaque langue. Pour eux, le facteur qui fait de meilleures prédictions serait la fréquence d’occurrence des phonèmes dans la langue cible. Par exemple, l’acquisition pré-coce des consonnes affriquées en espagnol serait expliquée par la fréquence de ces phonèmes dans le langage adressé à l’enfant, notamment dans les surnoms et les diminutifs (Macken, 1996). Pour certains de ces auteurs, la fréquence phoné-mique va à l’encontre de la marque, et la fréquence permet de faire de meilleures prédictions quant à l’acquisition segmentale, par rapport à la marque. Cepen-dant, comme nous l’avons discuté au chapitre 2, fréquence et marque ne sont pas antinomiques, et la marque peut tout à fait avoir une définition fréquentielle et spécifique à chaque langue. Nous élaborerons une définition fréquentielle de la marque au chapitre 4 afin de l’appliquer à l’acquisition consonantique.

En outre, nous notons que les prédictions de Jakobson ont été envisagées au niveau des phonèmes, et non des contrastes, c’est-à-dire des traits distinctifs.

Or, nous avons souligné que l’enfant acquiert un système et non des phonèmes indépendants les uns des autres. Il faut donc reconsidérer les prédictions de Ja-kobson sous l’angle des traits distinctifs, et les vérifier par rapport aux traits existant dans chaque langue du monde. Différentes études ont ainsi examiné le rôle de la marque en proposant une représentation des traits de chaque langue dans le cadre de la sous-spécification. Dans ce cadre-là, certaines des prédictions de Jakobson (1969), en étant reformulées et réanalysées en termes de traits sont ainsi confirmées. Nous passons en revue certains de ces travaux dans la section suivante.

3.3.2 La sous-spécification et la marque en acquisition du