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Les traits distinctifs et les principes associés

2.1 Les traits distinctifs : introduction

2.1.1 Nature des traits utilisés

Dans un premier temps, nous cherchons à définir quelle est la nature des traits que nous utilisons afin d’exprimer au mieux les contrastes consonantiques du fran-çais. Diverses formulations théoriques des systèmes de traits ont été proposées, et certains aspects de ces formulations sont controversés. Nous évoquons dans cette sous-section les définitions que nous avons retenues pour les traits distinctifs, que ce soit par rapport au type d’opposition qu’ils représentent, ou par rapport aux corrélats phonétiques qui les implémentent.

Traits binaires et unaires

Un contraste entre deux unités peut être défini par plusieurs types d’tions : par exemple, par une opposition entre deux termes, ou par une opposi-tion entre la présence et l’absence d’un terme. Ces différents types d’opposiopposi-tions peuvent être représentés par différents types de traits. Nous exposons ici les choix que nous avons faits quant au type de traits que nous utilisons pour décrire les contrastes du français.

Pour décrire les contrastes consonantiques du français, différents auteurs ont utilisé des traits binaires (Schane, 1968; Dell, 1985) ou unaires (Montreuil, 2000).

Les traits unaires et binaires ne représentent pas le même type d’opposition.

Les traits unaires représentent des oppositions de type privatif, décrites par Troubetzkoy (1949) comme la présence ou l’absence d’une propriété. Ainsi Trou-betzkoy (1949) donne comme exemple d’opposition privative le contraste de voi-sement : /b/ est voisé, il possède une propriété que sa contre-partie non-voisée /p/ ne possède pas. La présence de la propriété contrastante est signalée par le

trait, l’absence de cette propriété n’est signalée par rien. Ainsi, si l’on considère le voisement comme une opposition privative, alors /b/ sera spécifié par le trait [voisé] et /p/ n’aura pas de spécification de voisement.

L’utilisation de traits binaires suppose que chaque contraste représente une opposition à deux valeurs. Jakobsonet al. (1952) et Jakobson & Halle (1956) ont proposé que tous les traits seraient binaires, en argumentant que le code binaire est le code optimal, et qu’il est ancré dans la structure informationnelle ; ces auteurs s’inscrivent ainsi dans la lignée de la théorie de l’information (Shannon

& Weaver, 1949). Jakobson et ses collègues remarquent également que les traits peuvent être dichotomiques aux niveaux articulatoire et acoustique, ce qui motive notamment l’emploi de la binarité. Pour Jakobson, l’opposition entre un terme et son contraire ou l’opposition entre un terme et son absence (de type privatif) sont confondues et signalées de la même façon, par les signes «+» et «−». Ainsi, si nous reprenons le contraste de voisement, /b/ sera spécifié comme [+voisé] et /p/ sera spécifié comme [−voisé].

Dans le système de traits que nous utilisons dans ce travail, nous choisissons d’employer ces deux types de traits pour représenter les deux types d’oppositions.

Les traits binaires marquent une opposition entre deux valeurs, qui sont signalées chacune par les signes «+» et «−». Les consonnes qui partagent une même valeur de trait forment une classe naturelle, que la valeur de trait soit positive ou négative. Nous distinguons ainsi la valeur négative d’un trait de l’absence de ce trait : pour nous, une consonne spécifiée [−voisé] est différente d’une consonne avec absence de voisement, où le contraste de voisement n’est pas spécifié. Par exemple, les consonnes sonores, signalées par la valeur de trait [+voisé] forment une classe naturelle, et les consonnes sourdes, signalées par la valeur de trait [−voisé] forment également une classe naturelle. Ces classes naturelles sont mises en lumière dans les exemples en (1) dans des cas d’assimilation de voisement ou de dévoisement en français.

(1) ‘des cheveux’ /deS@vø/ [deZvø] (français « lyonnais ») : voisement

‘des cheveux’ /deS@vø/ [deSfø] (français « parisien ») : dévoisement

Ainsi, nous employons les traits binaires pour représenter la majorité des traits consonantiques du français : [±sonant], [±voisé], [±continu], [±postérieur] et [±latéral]. Chaque valeur de trait représente ainsi une classe naturelle en français.

Nous utiliserons également des traits unaires, représentant des oppositions privatives, pour décrire les traits de lieu [labial], [coronal] et [dorsal]. Nous faisons ce choix à l’instar de Sagey (1986) et Clements (1988). En effet, il n’y a pas à proprement parler de valeurs opposées pour chaque lieu d’articulation, il n’existe pas par exemple de classe naturelle de consonnes qui partageraient le fait de ne pas être labiales. Ces traits unaires seront écrits en petites capitales, sans symbole mathématique, afin de les distinguer des traits binaires.

On peut remarquer que le type d’opposition retenue indique un lien différent avec la composante phonétique : les traits binaires présupposent que chaque valeur de trait a des corrélats phonétiques, alors que les traits unaires ne supposent des corrélats phonétiques qu’à la présence d’un trait particulier. Nous examinons plus en détails le lien qu’entretiennent les traits distinctifs avec la composante phonétique du système.

Définitions acoustiques et/ou articulatoires

Les traits distinctifs sont compris comme des catégories abstraites, dont la fonction linguistique est largement admise. Toutefois, la relation de ces catégo-ries abstraites avec la composante phonétique physique est source de débats au sein de la littérature. Nous exposerons brièvement les approches concernant le versant physique des traits distinctifs : une approche acoustique, une approche articulatoire et enfin nous présenterons l’approche que nous avons retenue dans ce travail.

La première approche est celle de Jakobson et al. (1952), qui proposent un modèle en traits à définition essentiellement acoustique, même si les corrélats articulatoires des traits proposés sont également décrits. Cependant, il semblerait que la proposition de Jakobson et al.(1952) est basée principalement sur le point de vue de l’auditeur (voir une analyse dans ce sens chez Durand, 2000). En

effet, l’auditeur décode le message transmis par un locuteur, car « nous parlons pour être entendus afin d’être compris »1. Dans cette perspective, ces auteurs considèrent que la production serait subordonnée à la perception, et les gestes articulatoires seraient vus comme les moyens d’obtenir une distinction acoustique.

Chomsky & Halle (1968), dans leur ouvrage The Sound Patterns of English (désormais SPE), prennent une position opposée, en définissant les traits prin-cipalement du point de vue articulatoire. Ces auteurs proposent un ensemble de traits basés sur la production (une trentaine de traits, dont des traits proso-diques), qui seraient disponibles pour décrire les inventaires de toutes les langues du monde. Nous pouvons cependant noter que dans le système de traits propo-sés dans SPE, il subsiste quelques traits acoustiques, comme le trait [±strident]

ou des traits prosodiques ; et dans cet ouvrage la perception est vue comme un

« processus actif2 ».

La troisième position propose que les traits distinctifs sont définis à la fois dans le domaine acoustico-perceptif et dans le domaine articulatoire. Cette approche a été défendue par de nombreux auteurs (Stevens & Keyser, 2010; Clements, 2009; Ridouane et al., 2011) notamment dans le cadre de la théorie quantique de la parole développée par Stevens (1972, 1989); Stevens & Keyser (2010). Ainsi, il semblerait que les approches uniquement articulatoires ou uniquement acous-tiques posent quelques problèmes, notamment celui de l’invariance. Par exemple, Ridouane et al.(2011) expliquent que dans une approche purement acoustique, il est impossible de « trouver des invariants acoustiques pour certains traits fonda-mentaux, tels que ceux qui caractérisent les traits de lieu3». Le problème se pose de la même façon dans les approches purement articulatoires : ainsi, il existe des traits qui ne dépendent pas d’articulateur en particulier comme le trait [continu], et qui « sont implémentés par différents gestes selon l’articulateur employé4 ».

1. « we speak to be heard in order to be understood », (Jakobsonet al., 1952, p. 13) 2. « [...] speech perception is an active process » (Chomsky & Halle, 1968, p. 294), traduction personnelle.

3. « A problem for purely acoustic approaches is the widely-acknowledged difficulty in finding acoustic invariants for a number of fundamental features, such as those characterizing the major places of articulation », traduction personnelle.

4. « A problem for purely articulatory approaches is raised by the existence of articulator-independent features such as [continuant], which is implemented with different gestures

accor-L’idée qui sous-tend la théorie quantique est que la manifestation acoustique d’un son dépend d’une configuration articulatoire stable, et les définitions ar-ticulatoire et acoustique tendent à atteindre une certaine cible perceptive. Il y aurait ainsi des régions phonétiques stables, qui correspondraient à « un couplage acoustico-articulatoire, au sein desquelles le système auditif serait insensible à de petits mouvement articulatoires5 ». Ces régions phonétiques stables pourraient ainsi fournir une implémentation phonétique des traits distinctifs.

Dans ce travail de thèse, nous prenons en compte ces deux types d’implé-mentation dans notre utilisation des traits distinctifs pour expliquer nos données d’acquisition. Nos données d’acquisition sont des données de production d’en-fants ; et nous analysons les productions consonantiques des end’en-fants grâce aux traits distinctifs. Nous postulons que le processus d’acquisition des traits distinc-tifs se reflète dans les productions des enfants, et que les traits distincdistinc-tifs ont des corrélats articulatoires.

Néanmoins, nous considérons également que la construction d’un système phonologique et plus précisément l’acquisition des traits distinctifs peuvent être gouvernées par des facteurs fréquentiels présents dans l’input que reçoivent les enfants. Nous supposons ainsi que la fréquence des traits dans le langage adressé à l’enfant, via les exemplaires consonantiques entendus par les enfants, participe à la construction du système phonologique. Nous prenons donc en compte le fait que les traits ont une implémentation acoustico-perceptive qui permet leur intégration dans le système phonologique en construction de l’enfant.

Pour résumer, nous estimons que la construction du système phonologique est liée à la perception et la production des enfants. Nous souhaitons rendre compte de l’acquisition du système consonantique par les traits distinctifs, nous considéronsq que les traits distinctifs ont des corrélats dans le domaine de la production et dans le domaine de la perception.

Dans la section suivante nous détaillons les corrélats acoustico-articulatoires

ding to the articulator employed (e.g. no invariant gesture is shared by the continuants [f], [s], and [x]) ».

5. « an articulatory-acoustic coupling within which the auditory system is insensitive to small articulatory movements », traduction personnelle.

de chaque trait distinctif que nous utiliserons dans cette thèse.