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Soumission sociale et professionnelle

discours pédagogique pour exprimer une foi inédite en l’éducabilité de l’enfant

1.1. Soumission sociale et professionnelle

En appréhendant l’environnement collectif dans lequel évolue le maître pour favoriser

la progression scolaire de l’élève apparaît cette réalité450

du XVIIIe siècle qui relègue le régent

à l’état de subalterne. Le maître se retrouve donc dans une position de nette infériorité sociale

par rapport aux parents d’élèves – ainsi qu’aux futurs adultes que deviendront ces mêmes

élèves – et de subordination étroite à l’égard du principal. Dans les faits, le lien entre maître et

élève s’insère donc dans un circuit où gouverneurs et parents sont fréquemment éloignés,

ainsi que le montrent certains contemporains du recteur. Jean-Pierre La Crousaz, par exemple,

envisage une éducation dans laquelle la fonction magistrale fait l’objet d’un rejet méprisant. Il

estime que « le temps passera [et que les] enfants parviendront à un âge où l’on est tiré de dessous les maîtres, et dès lors ils sauront tout ce qui mérite d’être su ; ils seront aussi savants que leurs pères et on aura le plaisir de dire que ce ne sont pas les instructions de leurs maîtres

qui les ont mis dans cet état, qu’ils n’en ont jamais rencontré de passables et que tout ce qu’ils

sont ils le sont devenus [..] [il] ne sai[t] comment »451.

Cet avis témoigne d’un modèle éducatif caractéristique d’une réalité dans laquelle le professeur, loin d’être apprécié comme l’incarnation d’une possible conversion intellectuelle,

est plutôt considéré ainsi que « tous les domestiques […] attaché à un maître par ses gages et par l’espoir des récompenses »452. Ces conditions d’exercice ne sont pas favorables à l’épanouissement du régent dans sa fonction professorale souvent confondue avec l’état de

valet, voire de larbin.

Pour s’en convaincre, remémorons-nous comment Fabrice tente de dissuader son ami

Gil Blas de s’engager dans le préceptorat : il use d’une argumentation judicieusement

charpentée qui signale comment la famille contrôle et surveille l’enseignant dont les

« moindres actions seront scrupuleusement examinées »453. Pour Fabrice, une semblable

atteinte à la liberté individuelle n’est pas acceptable, aussi prévient-il Blas de cette nécessité à aissa e ou pa les i hesses, ais pa l esp it et le sa oi », o est ie l e seig a t ui est le p e ie d te teu de es outils de pou oi et de p i il ge. Ibid., p. 368 et 369.

450 Soulignons, par e e ple, l o atio de Pie e-Jean Grosley qui situe la fonction magistrale du côté du petit

pe so el de se i e lo s u il it : « J eus pou i stituteu , gou e eu et p epteu , u e ieille se a te […] [ ui] a ait […] u e i tellige e et des lu i es au-dessus de son état ». Outre la reconnaissance de qualités

i telle tuelles et d uditio , l i stitut i e est a a t tout ega d e o e u e se a te issue du o de des do esti ues . I G osle , Pie e-Jean. Vie de Monsieur Grosley (écrite en partie par lui-même, continuée et

pu li e pa l a Ma dieu . Pa is et Lo d es : édition Barrois, 1787, p. 11 à 13.

451 La Crousaz, Jean-Pierre. Nouvelles Ma i es su l du atio des e fa ts. Amsterdam : ditio L Ho o e et

Châtelain, 1718, p. 198.

452 Roche, Daniel. Les Républicains des Lettres. Paris : Fayard, 2004, p. 333.

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se parer « d’un extérieur hypocrite […] [pour] paraî[tre] posséder toutes les vertus »454. En résumé, le personnage de Lesage recommande plutôt d’épouser «l’emploi d’un laquais »455 qui inflige moins de « peine »456 et de « contrainte »457. La fonction magistrale se heurte donc aux difficultés et obligations que lui imposent les parents.

D’autres contraintes viennent également entraver la liberté des jeunes enseignants car, dans les divers conseils de formation prodigués par le recteur, on note que les connaissances livresques - dont l’importance est maintes fois soulignée - peuvent relever de l’initiative des

parents qui doivent « mettre entre les mains du maître à qui ils confient leurs enfants quelques livres propres à leur apprendre la manière dont il faut s’y prendre pour les bien élever tels que sont ceux de M. de Fénelon et de M. Locke, Anglais, et […] [Rollin] souhaiterai[t] que les

[s]iens puissent leur être utiles du moins c’est la vue qu’[il] a eue en les composant »458. Si le penseur attire l’attention sur des références pédagogiques novatrices – relevant non seulement de textes littéraires, mais aussi philosophiques et pédagogiques – il souligne parallèlement la supériorité parentale à se substituer au discernement professionnel des enseignants. Ces derniers devraient donc se plier aux recommandations familiales et adopter les contenus et méthodes choisis par les parents. Il en ressort comme une dénégation du rôle professoral :

l’enseignant paraît alors inapte à procéder personnellement à ses propres sélections pédagogiques. Toutefois, pareilles prescriptions constituent aussi une réponse matérielle aux obstacles financiers rencontrés par les jeunes régents pour se constituer une bibliothèque privée.

Les élèves ne sont pas sans méconnaître cette véritable situation d’infériorité sociale dans laquelle se trouve le maître et s’autorisent parfois des attitudes irrévérencieuses pouvant

aller jusqu'à la violence. La fiction se saisit de cette question pour montrer à quoi ressemble, quelquefois, l’impitoyable réalité scolaire. Rétif de la Bretonne fait raconter à son personnage, Moresquin, de quelle manière violente ce dernier s’acharna sur un enseignant visité à son

domicile personnel : « Nous frappâmes ; le maître ouvrit, sans défiance, et nous entrâmes.

Nous le saisîmes […] il voulut crier […] [on] le brida, il fut déculotté, fessé à outrance,

renversé, le visage sur son lit, les bras et les pieds garrotés ; nous lui en donnâmes tant que nous pûmes, puis nous le laissâmes presque sans mouvement, et ayant à peine la force de nous

454Ibidem.

455Ibidem.

456Ibidem.

457Ibidem.

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demander grâce ; les martinets étaient usés jusqu’au manche »459. Si pareille maltraitance peut exister dans la réalité, c’est parce que la reconnaissance sociale du magister n’est pas encore pleinement acquise au XVIIIe siècle460.

De même, lorsque Rollin souligne « que cette attention d’un père à s’informer de

temps en temps, et à se faire rendre compte des études et de la conduite de son fils peut servir en même temps à rendre et les écoliers et le maître plus exacts et plus vifs à s’acquitter chacun

de leurs devoirs »461, il montre que le regard parental porté sur la progression scolaire des

enfants constitue une émulation s’exerçant à la fois sur le collégien et sur ses maîtres. La

manière dont sont situés l’enseignant et l’élève, sur un même plan, place, encore une fois,

l’adulte enseignant dans un rapport d’infériorité à l’égard de la famille. En cela, le discours

rollien paraît rattacher le maître au groupe social de la domesticité462. Cette supposition est confortée par les rétributions que versent les parents aux enseignants. De fait, les pratiques communes confinent le gouverneur à un rang d’employé au service du parent. L’écrit

pédagogique fait d’ailleurs état de différentes situations463

dans lesquelles le professeur est soumis aux dons des familles. Cette dépendance économique rend délicat voire chimérique un lien plus noble qui voudrait une amitié sincère entre père et magister.

Si la réalité du XVIIIe siècle ravale le statut magistral à un rang social inférieur à celui

des familles et des élèves, elle soumet aussi le régent à l’autorité hiérarchique du chef d’établissement. Effectivement, l’engagement du jeune enseignant dans le corps professoral dépend entièrement du principal : c’est à lui « qu’appartient le choix des régents »464. Attentif aux aptitudes professionnelles, le directeur emploie les maîtres du collège et « on peut dire

pour cette raison que c’est de lui que dépend le succès des études »465, car il est de sa charge de recruter des enseignants avertis et aptes à l’exercice éducatif confié.

Le recteur introduit donc l’idée que le professeur doit faire ses preuves face aux

exigences d’un employeur minutieux. Le rapport entretenu par l’enseignant avec le principal

459 Rétif de La Bretonne, Nicolas Edme. Ingénue Saxancour ou La Femme séparée, volume deux. Paris : Maradan, 1789, p. 116.

460Pou s e o ai e, il suffit de lire le Dictionnaire de Trévoux qui définit les précepteurs ainsi que « des gens qui conduisent [les enfants des bourgeois] au collège ». In Dictionnaire universel français et latin, volume 6. Paris : Compagnie des Libraires associés, 1771, p. 953.

461 Rollin, Charles. Op. cit., volume 4, p. 458.

462 Botlan, Marc. Domesticité et domestiques à Paris dans la crise, 1770-1790. Paris : Thèse de doctorat de

l ole des Cha tes, . E e plai e da t log aphi .

463 Certains parents « non contents de payer de bons appointements aux précepteurs de leurs enfants se croient encore obligés de leur assurer pour toute leur vie un revenu raisonnable, qui les mette en état de jouir en repos et en liberté du fruit de leurs travaux ». In Rollin, Charles. Op. cit., volume 4, p. 462.

464 Targe, Maxime. P ofesseu s et ‘ ge ts da s l a ie e U ive sit . Paris : Hachette, 1902, p. 87.

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devient celui d’un subalterne assujetti au jugement inflexible d’un supérieur hiérarchique.

Bien que soient soulignées les qualités et compétences du professeur, c’est davantage la vertu

qui entraîne une incidence positive sur le lien éducatif instauré avec la classe : « Quel

avantage n’est-ce point pour la jeunesse […] quand un principal met en place des régents qui se distinguent par beaucoup d’érudition, qui brillent au-dehors par des compositions ou par

des actions publiques, et qui à ces qualités éclatantes en joignent d’autres non moins nécessaires, le talent d’enseigner et de conduire, l’autorité, la probité, la piété ! »466.

Le maître ainsi désigné par le principal doit lui ressembler. Il y a un effet de miroir entre le chef et son subordonné apparaissant comme la caution du ‘succès des études’. L’interrelation du maître avec sa hiérarchie s’ordonne selon un emboîtement à deux degrés :

la direction de l’établissement et la direction de la classe. C’est à cette échelle du ‘groupe classe’ que seront mesurées les aptitudes professorales de transmission. Si le principal est

appelé à exercer ses habiletés de psychologue pour les élèves, il applique ces mêmes facultés afin de jauger le tempérament et le degré de connaissances du maître. Ce dernier entre ainsi

dans un rapport de soumission avec le dirigeant du collège, ce qui risque d’altérer la concorde de l’équipe éducative.

En évoquant la qualité de la ‘probité’ dans le lien éducatif, Rollin exprime la solennité

d’agir en homme droit, honnête, bon et intègre afin que le rapport pédagogique s’enracine

dans un terrain fertile pour faire croître le respect mutuel et la confiance partagée. Mais, la qualité de probité ramène le recrutement professoral sur un plan très moral propre à « l’unité

de la pédagogie traditionnelle »467 qui cherche avant tout à créer un monde pédagogique lisse,

exclusivement scolaire, et ainsi préservé de l’inconvenance du monde extérieur dont est issu le maître. De même, l’idée de piété468 magistrale apparaît comme l’obligation d’un fervent attachement du maître à la religion chrétienne, car s’acquitter de ses devoirs religieux devient

466Ibid., p. 364-365.

467 Snyders, Georges. Op. cit., p. 33.

468 Qua t à l e ploi du te e « piété » dans le domaine éducatif, il pose question et il nous paraît difficile

d appo te u e po se o pl te e t a t e. Bien que Charles Rollin lui attribue majoritairement une

sig ifi atio eligieuse, su tout lo s ue e su sta tif appa aît da s les a ti les o sa s à l du atio eligieuse

(In Rollin, Charles. Édition Didot. Op. cit., volume 3, p. 257 et 279.), il peut également lui accorder une caractérisation sémantique plus profane qui définirait de cordiaux et déférents liens éducatifs entre

l e seig a t et les app e a ts. Cette orientation du se s s appuie su deu i di es: d a o d le o te te

thématique choisi par Rollin qui introduit le terme « piété » da s l a ti le o sa sp ifi ue e t à la

dimension professionnelle des études (Ibid., p. 265) ; ensuite la recherche historique de létymologie lexicale qui signale que « pi t […] s e ploie aussi e o te te o eligieu , à p opos de e ui est i spi pa u se ti e t de espe tueuse affe tio e e s uel u u et d u e pe so e plei e d u tel se ti e t ». (In Rey, Alain. Op. cit., p. 2733.) De plus, s il est g ale e t o stat ue «l o je tif esse tiel de l e seig e e t est de fo e à la pi t […] d où […] des e e i es eligieu thodi ue e t i stitu s » à

l i e se il est to a t de e a ue ue « la religion o upe u u e pa tie i i e des ou s et

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la caution d’une attitude morale sans tache. Ce gage d’intégrité préserverait le collège qui

devient « une sorte de monde en blanc »469.

Là, doit se développer une vie collégiale et collective apaisée. Dans ce but, « les principaux sont chargés, par leur place et par leur titre, de veiller à la discipline générale des collèges »470 . Une nouvelle fois, l’écrivain transpose au niveau de l’ensemble de l’établissement ce qu’il conseille au sein de l’espace plus restreint de la classe: pour lui, c’est

la discipline qui pose les règles de fonctionnement global de l’établissement et permet à chaque collégien, mais aussi à chaque régent d’y trouver une place arrêtée. Ainsi, le principal du collège incarne un dirigeant omnipotent dont la domination pèse tant sur les élèves que sur les enseignants.

De plus, pour favoriser l’instauration de la discipline au niveau de la classe, le principal cherche à « appuyer en tout l’autorité et les bonnes vues des régents »471 indiquant

combien il encourage et soutient l’exercice des fonctions magistrales. Toutefois, si cet appui hiérarchique renforce la crédibilité et l’influence de l’enseignant auprès des élèves, il peut

aussi, a contrario, être source de déstabilisation : un maître qui nécessite le soutien du directeur dans sa mission pédagogique incarne un enseignant faible et dépendant, incapable

d’assurer seul son professorat. Cet aspect relationnel entre le maître et le principal prend une tournure dérangeante en raison d’une tutelle trop forte et donc néfaste.

À ce titre, il est également possible au supérieur hiérarchique de manifester son

mécontentement si le professeur ne donne pas satisfaction. Il s’agit du côté négatif des

relations professionnelles entre maître et principal : si le chef d’établissement se pose en surveillant de la discipline générale, c’est qu’elle est susceptible, quelquefois, d’être troublée. Il lui revient alors d’exercer son hégémonie éducative sur les collégiens ainsi que sur les

régents en montrant sa fermeté et sa force pour faire revenir l’apaisement. De plus, «quoi qu’il

en soit, le principal une fois installé, est chargé seul de la direction des études et de la discipline »472 ce qui remet en cause, d’une part, les compétences professionnelles des maîtres

et, d’autre part, le concept de liberté pédagogique effleuré par Rollin.

Si le recteur ne méconnaît pas cette double limite imposée au maître et par les parents et par le principal, il ne s’y attarde guère, choisit parfois de passer cette subordination sociale

et professionnelle sous silence, peut-être parce que, dans son esprit, elle va de soi. Toutefois,

469Ibid., p. 42.

470 Rollin, Charles. Op. cit., volume 4, p. 370.

471Ibid., p. 365.

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par son discours, il tend à contrebalancer cette sujétion grâce à une valorisation du rôle magistral.