• Aucun résultat trouvé

Les Jésuites au royaume de la latinité

D e l’ombre aux lumières : l’édificati on de la

2.1. Les Jésuites au royaume de la latinité

Créée en 1540 par Ignace de Loyola, la Compagnie de Jésus s’inscrit dans le

renouveau des organisations religieuses – après le Concile de Trente – afin de partir à la reconquête des esprits qui se seraient laissé happer par le protestantisme, après les guerres et divisions religieuses de la période précédente. Guidés par cet objectif, les jésuites accordent

une importance particulière à l’éducationmême s’il n’était pas prévu, dans un premier temps, de dispenser des leçons au sein d'un établissement fixe, lieu bien défini. Alors qu’à ses débuts la Compagnie œuvre de façon itinérante et que les futurs disciples sont instruits dans les

universités existantes, elle décide ensuite de construire ses propres structures de formation.

C’est à Gandie, en Catalogne, qu’est ainsi fondée en 1547, grâce aux dons du duc François

Borgia, la première université qui accueillait « des étudiants jésuites et des étudiants de l'extérieur. Borgia avait demandé à Ignace d'approuver cette fondation, que devait sanctionner le pape, et de lui donner des professeurs jésuites. Bientôt, il demanda que les pères puissent préparer aussi les plus jeunes gens à entrer à l'université : c'était l'embryon d'un collège d'humanités»183.

Dans ces établissements, les leçons dispensées sont de caractère profane mais données dans un contexte religieux où les apprenants participent aux messes journalières et aux sermons dominicaux, ont l'obligation de pratiquer l'examen de conscience, de se rendre à confesse mensuellement et de prier. Visant, d'une part à former de bons chrétiens, d'autre part, à dispenser un enseignement indispensable à la vie ici-bas et dans l’au-delà, la relation éducative ainsi développée prend place dans un cadre qui impose ses rites et obligations sans

que l’élève n’ait la possibilité de s’y soustraire ou de les remettre en cause d’une quelconque

182 Goubert, Pierre et Roche, Daniel. Op. cit., p. 212.

183André, Emmanuel. Les Jésuites à Namur : la ges d histoi e et d a t à l o asio des a ive sai es ig atius. Belgique : P.U. de Namur, 1991, p. 52.

61

façon. Afin de concrétiser un tel projet éducatif, la Compagnie de Jésus élabore un modèle –

la Ratio Studiorum – dans lequel prendront place les pratiques d’enseignement jusqu'à la suppression définitive de l'ordre en 1773. Ce plan des études commun à tous les établissements jésuites des pays européens où est installée la congrégation témoigne du souhait de lutter contre l'éparpillement et la prolifération de méthodes trop diverses afin de préserver une forme d'unité éducative.

Contrairement à une pratique courante à l’époque, selon laquelle l'effectif d'une classe comprenait des élèves d’âges différents et aux pré-requis multiples mais hétérogènes, la Ratio

studiorum, plus proche du Modus parisiensis, conseille de constituer les classes de manière

hiérarchisée, selon les matières d'enseignement et le niveau d’approfondissement. Le passage

d'un élève dans une classe correspond généralement à la durée d'une année, de la Saint-Rémi

– soit du 1er octobre – jusqu'à la mi-septembre. C’est seulement après avoir réussi une forme

d'examen de passage attestant des acquis antérieurs que les collégiens intègrent un certain niveau de classe qui cherche à garantir l'homogénéité du groupe ainsi qu’une avancée plus efficace dans le cursus des apprentissages.

La Ratio studiorum, comme l'avait préconisé Ignace, prévoit qu'un professeur titulaire soit chargé de la responsabilité complète de la classe. Du fait de son statut de personnel titulaire, cet enseignant dispose d’une reconnaissance avérée auprès de ses élèves, de ses

collègues, mais aussi des familles. Durant l'année complète pendant laquelle cet enseignant

prend en charge ses fonctions, il dispense toutes les disciplines inscrites au programme. C’est

donc le caractère pluridisciplinaire du maître jésuite qui est valorisé parce qu’il est appelé à intervenir à destination d’une seule et même classe, sans se spécialiser dans une matière définie. Ces collèges accueillent cinq niveaux différents de classes : aux trois premiers niveaux – grammaire inférieure nommée aussi « rudiments » ou « figures » ; grammaire dite moyenne ; grammaire supérieure, appelée aussi syntaxe – succèdent l'enseignement de la poésie ou humanités et le dernier niveau prévoyant l'apprentissage de la rhétorique, couronnement des quatre années préalables.

Avant d'atteindre cette cinquième classe destinée à la rhétorique, l'élève a bénéficié de quatre années complètes consacrées à la grammaire, à la poésie et aux humanités. Ces quatre étapes jouent en quelque sorte le rôle de classes préparatoires permettant à l'élève jésuite de

rayonner dans la discipline reine, celle de l’art de dire. Cet art occupe une place de choix

parce qu’il est considéré comme nécessaire aussi bien à l’éloquence du prédicateur qu’à celle

du courtisan qui devra plaider sa cause en société. Ainsi, l'arrivée dans ce niveau de classe –

62

savoirs grammaticaux théoriques précédemment acquis. Certains établissements composent aussi une classe prévue juste avant l'arrivée au premier niveau des rudiments, appelée « les petites figures ». Cette classe a pour rôle de mettre les élèves à niveau afin de faciliter leur entrée dans la première classe de grammaire.

Cette organisation sous forme de classes, créées selon les connaissances à acquérir et les aptitudes des élèves, souligne le souci de cohérence organisationnelle des établissements jésuites. Une telle structuration manifeste également le souhait d'une progressivité des apprentissages. Ceux-ci s'effectuent toujours par paliers d’âges, de compétences et de

matières, manifestant ainsi la ferme volonté d'un enseignement porteur et efficace. En prélude à l'acquisition de nouveaux savoirs, s’applique une progressivité des enseignements, adaptée aux apprenants et aux connaissances déjà installées :

On notera le souci pédagogique de préparation aux études qui vont suivre : ainsi les poètes commencent au Carême de leur année scolaire l'étude des règles de l'art oratoire, les rhétoriciens à Pâques de leur année celle de la dialectique, les élèves de syntaxe l'introduction à l'art poétique, et la lecture d'un auteur grec au second trimestre de l'année184.

Le principe de la classe constitue donc un atout véritable, parce qu'il tient compte des compétences de l'élève et programme ses avancées de façon chronologique, structurée et

réfléchie. Une organisation si rigoureusement structurée témoigne d’une réelle préoccupation instructive qui tend toutefois à enfermer la relation éducative dans un cadre ferme et imposé.

Si, comme on le sait, l’étude du latin fait partie intégrante des parcours éducatifs des XVIIe et XVIIIe siècles, plus que d’autres, les collèges de la compagnie de Jésus deviennent de véritables royaumes de la latinité :

Les jésuites, malgré l'opinion publique, restèrent, quant à eux, fidèles au latin ; l’initiation à la grammaire latine, dans les petites classes s'effectue en latin afin d'habituer de bonne heure les enfants à comprendre et entendre parler cette langue dans laquelle il leur fallait dans l'enceinte du collège s'exprimer et écrire. Dès qu’ils connaissaient un peu de vocabulaire, ils devaient, à partir de leurs lectures et des commentaires des maîtres, composer des recueils de tournures d'expressions et de phrases qui leur étaient d'une grande utilité pour les thèmes et les compositions185.

Comme le souligne Gabriel Compayré, «écrire en latin, tel était l'idéal désiré et souvent atteint grâce à des efforts sérieux, à des méthodes ingénieuses, dont on ne saurait nier

184Ibid., p. 60.

185 Grell, Chantal. Le Dix-huiti e si le et l A ti uit e F a e, -1789. Londres : Oxford Foundation, 1996, p. 17.

63

l'efficacité»186. Cependant, l’efficience de ces résultats, même si elle était incontestable et avérée, n’était obtenue qu’au prix de sévères punitions appliquées en cas d'utilisation de la langue maternelle car les élèves étaient impérativement soumis au règlement interdisant la pratique de la langue française, même durant les échanges quotidiens hors temps scolaire. Seule exception à cette règle : lors des fêtes religieuses, les apprenants étaient autorisés à

s’exprimer et converser en langue française. Cette permission était en quelque sorte une récompense visant à accentuer le caractère particulier du temps religieux. Inspirées par une logique élististe et d'excellence intellectuelle, ces méthodes s’accompagnaient de mesures très contraignantes dont Emmanuel André donne un exemple :

Qui est pris à parler la langue vernaculaire ou vulgaire se voit attribuer le signum, une souche de papier où sont inscrits les noms des récalcitrants. Il faut s'efforcer, pour effacer l’opprobre de repasser le

signum à un condisciple distrait ou négligeant… À la fin du mois, on fait les comptes, avec récompense à l'appui pour ceux dont le nom apparaît rarement ou jamais sur la feuille maudite187.

Si ces mesures cherchent à responsabiliser individuellement chaque élève dans sa pratique orale et personnelle du latin, cette responsabilisation a pour contrepartie une sorte de délation : il s’agit de surveiller ses camarades pour repérer celui qui entrave le respect du règlement et de le signaler par l'attribution du signum, fiche de dénonciation des réfractaires. Cette « feuille maudite » symbolise l’addition des méfaits à partir de laquelle les coupables

devront payer leurs manquements aux règles. Pareille gestion des groupes laisse entrevoir le

jeu des rancœurs, mesquineries, traitrises, culpabilités et rancunes susceptibles d’envenimer la

relation éducative.

Les jésuites « voulaient qu’on sût le latin »188

et souhaitaient « former de bons latinistes »189 car cette langue était pour eux le sésame vers les humanités, fondement à leur tour des Belles-Lettres. Dans cet enseignement tourné vers le passé, l’histoire était en revanche plus négligée et, c'est au gré des études textuelles qu’étaient introduites quelques notions historiques éparses et décontextualisées : «l'érudition ne sera employée qu'avec mesure, afin d'exciter de temps en temps l'esprit sans empêcher l'étude de la langue»190, précise-t-on dans la Ratio studiorum. De tels choix pédagogiques révèlent peut-être une forme

de méfiance à l’égard d’un savoir susceptible d’éveiller un certain esprit critique : «Cette

exclusion de l'histoire, qui est, non une omission irréfléchie, mais une proscription

186 Compayré, Gabriel. Op. cit., volume 1, p. 138.

187 André, Emmanuel. Op. cit., p. 62.

188 Compayré, Gabriel. Op. cit., p. 184

189Ibid., p. 188.

64

systématique, jette à elle seule un grand jour sur l'inspiration générale des études jésuitiques. Les faits historiques, comme tout ce qui constitue un enseignement positif, répugnaient à un système de formalisme factice et d'éducation à la surface »191. Toutefois, si cette capitalisation

des connaissances prônée par les jésuites nous apparaît aujourd’hui comme un carcan rigide

qui procédait beaucoup par imitation et mémorisation, on sait que cet enseignement a formé

une grande partie de l’élite « pensante » du XVIIIe siècle, dont Voltaire et Diderot ne sont que les exemples les plus connus.

La réussite éducative des principes jésuites s’est aussi édifiée au nom du respect de l'innocence des enfants. Ainsi, les maîtres choisissent d’exploiter des supports incomplets –

excerpta – forme de censure appliquée aux auteurs de l'Antiquité afin de ne pas « effaroucher la pudeur, salir l'imagination, provoquer de réflexion prématurée »192. Objet d'une considération, certes souvent lourdement morale, mais inspirée par une prise en compte de la nature infantile, cette reconnaissance se manifeste de manière concrète puisque, dans les activités pédagogiques préparées à l'attention de leur classe, les jésuites veillent avant tout à intéresser et à motiver leur auditoire :

L'émulation était d'ailleurs, comme l'ont souligné à l'envi les historiens contemporains l'une des caractéristiques de la pédagogie des jésuites, elle donnait lieu à des compositions poétiques sur les sujets les plus variés dont les meilleures étaient présentées au public des parents, lors des cérémonies solennelles que constituaient les distributions des prix ; les vainqueurs, couronnés imperatores pouvaient gravir à l'instar des magistrats romains, tous les échelons du cursus honorum193.

Chantal Grell souligne ainsi comment l’élève jésuite s'implique personnellement et pleinement dans les apprentissages proposés. Cette pédagogie l’invite à devenir acteur de son instruction et, par là même, à y trouver un intérêt et une finalité véritables. La valorisation des travaux accomplis par un exposé auprès des familles participe également du dynamisme instructif. En sollicitant les parents pour qu'ils s'intéressent, eux aussi, au cursus scolaire de leurs enfants, les jésuites font de l'affaire scolaire une affaire privée dans laquelle le regard approbateur et encourageant de la famille peut devenir un élément moteur pour la réussite de l'élève. Dans un tel contexte éducatif, Chantal Grell dépeint tout le « plaisir que les maîtres

jésuites prenaient à enseigner […] et […] la fascination que les plus brillants d'entre eux pouvaient exercer sur leurs élèves »194.

191Ibid., p. 188.

192 Grell, Chantal. Op. cit., p. 18.

193Ibid., p. 18.

65

Cette analyse permet de caractériser le lien éducatif entretenu entre l'enseignant jésuite et ses élèves : le maître s'épanouit professionnellement dans l'acte d'enseigner, tandis que l'élève admiratif cherche à atteindre, à acquérir, le niveau d'exemplarité incarné par

l'enseignant. De plus, malgré leurs préoccupations élitistes, loin d’abandonner à leur sort de

cancre les collégiens quelque peu perdus, les jésuites manifestent un vif intérêt pour les élèves en difficulté. Cette pratique – avant-gardiste – prend la forme d’attentions pédagogiques et

didactiques spécifiques, prévues par les enseignants qui « doivent faire en sorte que les moins doués puissent comprendre tout ce qui est dit, et être convaincus que ce n'est pas perdre son temps que de faire s'exercer seuls ceux-là »195.

C’est donc aussi une forme d’altruisme éducatif qui préside au fonctionnement des

collèges jésuites, favorables, non seulement à un esprit d'équité entre les élèves, mais aussi à la gratuité des études. Malgré cela, les jésuites restent réticents aux nouvelles idées éducatives comme celles de John Locke et leur enseignement nourri de latinité et de textes expurgés fait

l’objet de nombreuses critiques au fur et à mesure que l’on avance dans le siècle.

Néanmoins, on le sait, ce ne sont pas des causes liées à l’éducation qui ont entraîné la

fermeture des collèges jésuites en France, mais des raisons politiques et historiques qui ont conduit à la suppression de l’ordre en 1763. Ainsi, après l'expulsion des jésuites du royaume

de France, ce sont les oratoriens qui se substituent à eux en matière d'enseignement.