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L’éducation des filles

D e l’ombre aux lumières : l’édificati on de la

4. Une réflexion pédagogique évolutive mise en débat

4.2. L’éducation des filles

Alors que les garçons – issus pour la plupart des élites – sont scolarisés dans les collèges, les filles restent dans la cellule familiale où elles peuvent être quelquefois alphabétisées grâce à l'intervention et l'implication de leur mère341. Concernant essentiellement les familles de milieux sociaux favorisés, cet état de fait n’est pas sans rappeler le point de vue d’Érasme sur l'éducation des femmes : « l’érudition d’une femme n’est pas un danger pour son mari »342, tout au contraire.

Bien que cette prise de position n’explique pas comment s’effectue la transmission des

connaissances, on sait que les filles sont éduquées au sein de la famille où leur sont souvent inculqués des savoirs liés à la nature et aux plantes médicinales. Bien qu'analphabètes et n'ayant suivi aucune scolarité, les jeunes filles issues des milieux pauvres ou modestes, ruraux ou urbains, possèdent, elles aussi, des connaissances approfondies sur les différentes espèces florales et «connaissent, mieux qu'aucune enseignante, les noms, les espèces, les effets, les modes de culture »343. Ce sont les mères paysannes qui transmettent ces savoirs et savoir-faire à leurs filles, parfois chargées de l’intendance des domaines ruraux qu’elles

exercent avec un vrai «sens des affaires » 344, pour une bonne « gestion des biens »345, car ces activités « ne sont pas l'apanage de la seule élite intellectuelle bourgeoise ; un certain nombre de paysannes savent très bien gérer leurs avoirs si modestes soient-ils, sans même compter à la manière de l'école »346. À ces compétences pratiques nées de l'observation et du bon sens terrien s'adjoignent des richesses de culture populaire orale glanées lors des veillées lorsque « les mères et les grands-mères reprennent les contes du Moyen Âge transmis de

341 La grande majorité des filles reste analphabète, comme ce fut le cas des épouses ou compagnes de Diderot, Rousseau, etc.

342 Margolin, Jean-Claude. Neuf Années de bibliographie érasmienne, 1962-1970. Paris : Vrin, 1977, p. 146.

343 Fiévet, Michelle. L'Invention de l'école des filles. Saint Estève : Imago, 2006, p.16.

344Ibidem.

345Ibidem.

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génération en génération»347. C’est par l’oralité que s’effectue cette transmission culturelle

destinée en priorité aux jeunes filles.

La communauté villageoise constitue également une source d'apprentissages multiples et variés pour la jeune paysanne évoluant entre sa famille, le voisinage et les habitants de la paroisse. Cependant, cette culture nourrie par le cordon rattaché au giron ne bénéficie d'aucune reconnaissance culturelle ou sociale, bien au contraire, elle « se trouve officiellement disqualifiée pour n'apparaître que comme une culture de grossiers, de balourds, de malappris

et d’impurs au sens strict des termes »348. À cette culture orale féminine se rattachent quelquefois certains rudiments de lecture motivés par la volonté religieuse de certains responsables – parfois même protestants, car malgré la révocation de l’Édit de Nantes, il

subsiste encore quelques îlots clandestins – d'imprégner les futures mères de famille de la substance des textes bibliques. En effet, « l'alphabétisation, comme accès indispensable à la lecture des Écritures, devient donc une nécessité » 349.

Pour les classes rurales, la religion représente au même titre que la vie quotidienne le levier permettant l'apprentissage de la lecture et de l'écriture ; et dans le but (ou sous prétexte) de se familiariser avec les Saintes Écritures, les jeunes filles et les femmes apprennent à déchiffrer et à lire. Ainsi, c'est pour former aux principes de la religion que s'ouvrent certaines écoles accueillant les jeunes campagnardes démunies. Dans ces établissements où « la religion [est] instituée comme mode d'organisation »350, les élèves sont formées à une dimension de l'existence selon laquelle « l'avenir est dans un au-delà, dans l'éternité »351. Tandis que

l’écolière est considérée comme le futur moteur du développement familial, elle devient aussi «bénéficiaire de l'action éducative [dispensée] […] [et] il s'agit là d'une révolution

copernicienne notamment dans une société dominée par […] [l’] homme »352.

Dans les milieux nobles et bourgeois, comme par exemple celui mis en scène par Madame de Genlis, l'éducation dispensée à la jeune Adèle occupe tout particulièrement sa

mère, Madame d’Almane. Le personnage féminin bénéficie d'une instruction similaire à celle

de son frère Théodore et les deux parents, tant le père que la mère, se sentent habités par une obligation éducative.

Dans certains cas, toutefois, les liens entre mère et fille sont plus lâches et l’on confie

347Ibidem. 348Ibid., p.20. 349Ibid., p.23. 350Ibid., p.210. 351Ibid., p.210. 352Ibid., p.211.

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alors la fillette aux soins éducatifs du couvent. Au XVIIIe siècle, les cloîtres qui accueillent les jeunes filles et leur proposent un programme instructif adapté reçoivent aussi, pour certains, des pauvrettes démunies de tout, comme par exemple les Ursulines, les Chanoinesses de Saint-Augustin ou les Filles de la charité ; pour d'autres, des élèves de bonnes et riches familles qui versent des frais de pension élevés. Ainsi que pour les garçons scolarisés au

collège, au couvent les filles reçoivent une solide éducation morale, en vue d’une attitude que

l'on souhaiterait irréprochable. Les leçons de vertu sont dispensées par une pédagogie de la bonne conduite consistant, pour les jeunes filles issues des milieux aisés, à abandonner les

habitudes fastueuses de l’existence :

Le projet pédagogique des Ursulines parisiennes […] [ :] l'internat est jugé indispensable pour assurer […] la stricte éducation chrétienne […] […] des écolières. L'armature de leur conduite future en dépend. On parlerait volontiers d'une pédagogie de l'évitement. Pour ces pensionnaires habituées au grand monde, le retour à une simplicité de vie et à une structure apparemment familiale dans un enclos protégé devient un idéal apprécié des parents353.

L'éducation du couvent exige donc le retrait de la jeune fille de son milieu habituel : elle

quitte sa famille et le monde pour être enfermée loin de la société, source d’influences

pernicieuses –c’est du moins ainsi que sont présentées les choses. Comme l’éducation morale

tient une place considérable dans les programmes de formation, les jeunes filles confiées aux religieuses sont soumises à des règles sévères rappelant les rythmes de la vie religieuse cloîtrée. De la sorte, les jeunes filles aisées se familiarisent peu à peu avec une existence sans

fioritures ni artifices, car l’'objectif prioritaire, après celui de l'instruction morale, consiste à former de futures femmes du monde capables de tenir un foyer et d’y rayonner pleinement :

Il faut avoir pour but d'instruire les filles des éléments de toutes les sciences et de tous les arts qui peuvent entrer dans la conversation ordinaire et même de plusieurs choses qui regardent les diverses professions des hommes, histoire de leur pays, géographie, lois de police provinciale, lois civiles, afin qu'elles puissent entendre avec plaisir ce que leur diront les hommes, leur faire des questions à propos, et entretenir, plus facilement conversation avec leurs maris des événements journaliers de leur emploi354.

Cet avis éducatif émis par un prêtre montre combien l'orientation du programme de formation de la femme ménage en priorité son intégration à une société très masculine. Toutefois, il semble difficile d'admettre qu'un cloître complètement fermé sur l'extérieur soit apte à dispenser une telle éducation. La littérature romanesque comme les contemporains ne

353Ibid., p. 66 et 67.

354Jau e t, Pie e. P ojet pou pe fe tio e l du atio . I Œuv es dive ses. Deux volumes. Paris : 1780, tome deux, p. 111.

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manquent pas, on le sait, de dénoncer cette distorsion. D'autres encore, comme Madame de Sévigné, restent très partagés sur l'éducation du couvent considérée comme « une barbarie»355, mais permettant néanmoins de « trouv[er] une bonne conduite […] chose

nécessaire à [l']éducation »356.

Bien que beaucoup mesurent la rudesse éducative du couvent, certaines familles n'hésitent pas toutefois à confier leur fille à ces structures rigides et fermées, parfois aussi pour des motifs économiques – c’est au cloître que sont enfermées les filles dépourvues de dot. Tandis que le pouvoir religieux se heurte à de virulentes critiques, c’est aussi cette

éducation au couvent qui est remise en cause durant le XVIIIe siècle où de nombreuses voix

s’élèvent pour solliciter les femmes, mères de famille de l'élite cultivée, afin qu’elles prennent en charge l'instruction et l’éducation des petites filles. Instrument d’une remise en cause de

l'enseignement des religieuses considéré comme «un symbole parfait de l’obscurantisme et de

l'ignorance »357, les mères de famille éducatrices gagnent ainsi en importance.

Françoise de Graffigny témoigne de cette évolution lorsqu'elle écrit qu'il est illogique et stupide de confier des missions éducatives à des formatrices qui ignorent tout du fonctionnement du monde dont elles sont exclues :

Du moment que les filles commencent à être capables de recevoir des instructions, on les enferme dans une maison religieuse pour leur apprendre à vivre dans le monde. Que l'on confie le soin d'éclairer leur esprit à des personnes auxquelles on ferait peut-être un crime d'en avoir, et qui sont incapables de former le cœur, qu'elles ne connaissent pas358

.

De même, lorsque Diderot dépeint minutieusement les conditions d’existence que connaissent les jeunes filles reléguées dans un couvent, il souligne l’hypocrisie, la

méchanceté, la violence et l’incompréhension qui règnent dans ce lieu d’enfermement dirigé

par une maîtresse femme qui ne connaît que les lois de l’autoritarisme pour appréhender les

jeunes filles :

355 Rabutin-Chantal, Marie (de), Marquise de Sévigné. Lettres de Madame de Sévigné. Lettre du 6 mai 1676. Paris : Hachette, 1862, p.89.

356Ibidem.

357 Good a , D a. «Le ‘ôle des es da s l du atio des pe sio ai es au XVIIIe siècle ». In Brouard-Arends, Isabelle et Plagnol-Diéval, Emmanuelle (sous la direction de). Femmes éducatrices au siècle des Lumières. Rennes : PUR, 2007, p. 33.

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J’'avais pris de l'humidité ; j'étais dans une circonstance critique ; j'avais tout le corps meurtri ; depuis plusieurs jours je n'avais pris que quelques gouttes d'eau avec un peu de pain. Je crus que cette persécution serait la dernière que j'aurais à souffrir359.

De telles conditions d'existence ne favorisent ni la formation ni l'instruction, parce que la relation éducative est complètement faussée. Comme le précise Madame de Genlis360, intéressée par la question de l'éducation dans les couvents, les nonnes présentent peu

d’aptitudes à l’enseignement, contraignant les familles qui leur confient les jeunes filles à

solliciter par ailleurs des précepteurs qui se déplacent dans les cloîtres où ils donnent des cours de grammaire, d'écriture, de sciences naturelles, et même de musique ou de danse.

L’éducation cloîtrée n’était donc pas en mesure de prendre en charge instruction et formation, c’est pourquoi l'alternative éducative proposée par les religieuses tend à être rejetée et on lui préfère la forme scolaire du collège, comme à Saint-Cyr.

C’est Madame de Maintenon qui s’est impliquée dans la réalisation d’une œuvre

éducative pour les filles, puisqu'elle a créé l’établissement scolaire féminin de Saint-Cyr qui a

fonctionné sous sa responsabilité jusqu’en 1717. La vocation de cet institut était d'éduquer

conformément aux convenances du monde les jeunes filles issues de la classe noble démunie : environ deux cent cinquante pensionnaires étaient concernées, destinées soit aux ordres soit à

la vie de famille. Pendant huit à treize années, les adolescentes en régime d’internat au sein de

l'établissement étaient complètement séparées de leurs familles qui leur rendaient quatre visites annuelles. Malgré ces conditions d'apparence difficile, la directrice des lieux se portait garante de la qualité de l'enseignement et de l'atmosphère engageante et plaisante dans laquelle étaient éduquées les filles de la noblesse indigente :

Et il faut reconnaître qu'elle n'épargnait rien pour rendre le séjour de Saint-Cyr agréable et attrayant. La discipline était douce, quoique sans gâteries, sans ménagements excessifs. Il était recommandé aux maîtresses de classe de punir le moins possible, de passer sur les fautes légères, de ne pas signaler publiquement, à moins de nécessité grave les défauts et des travers des jeunes filles. Les récréations devaient être gaies, animées. […] On sent qu'un amour sincère des enfants dirige la fondatrice de la maison361.

La relation éducative nouée par Madame de Maintenon avec les jeunes filles de son institut est donc nourrie de mansuétude et d'attention, de même que le rapport entre maître et élève se construit sur la bienveillance respectueuse des enseignantes à l'attention de leurs

359 Diderot, Denis. La Religieuse. Paris : Librio, 1999, p. 46.

360 Genlis, Stéphanie (de). Discours sur la suppression des couvents de religieuses, et su l du atio pu li ue

des femmes. Paris : 1790, p. 13 à 15.

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élèves, ce qui exclut tout châtiment physique ou psychologique. En effet, la veuve de Paul Scarron préfère rendre actives les jeunes filles éduquées sous sa responsabilité en leur proposant – par exemple – de tenir certains rôles de théâtre. Les jeux scéniques constituent la cérémonie d'accueil par laquelle sont reçus les visiteurs des lieux, car « le recours au dialogue

théâtral [est apprécié comme] une foi […] dans les vertus pédagogiques de l'échange »362. Ces pratiques ont peut-être été inspirées à Madame de Maintenon par sa lecture experte de l'œuvre

de Fénelon, le petit traité de L'Éducation des filles, éducation considérée comme fondamentale pour l’avancée de l’humanité :

On suppose qu'on doit donner à ce sexe peu d'instruction : cependant ne sont-ce pas les femmes qui ruinent ou soutiennent les maisons, qui règlent tout le détail des choses domestiques, et qui, par conséquent, décident de ce qui touche de près à tout le genre humain ? Par-là, elles ont la principale part aux bonnes ou mauvaises mœurs de presque tout le monde363

.

Dans le microcosme intellectuel de leur époque, Madame de Maintenon et Fénelon incarnent donc des précurseurs qui ont avancé dès la fin du XVIIe siècle des idées nouvelles sur l'éducation des filles, souvent très négligée.

Quelques années plus tôt Jean-Baptiste de La Salle, quant à lui, s’était préoccupé de l'éducation des jeunes gens démunis qui n'avaient pas d’emblée accès à l'instruction. Son action en direction des milieux sociaux défavorisés, joue un rôle important dans la réflexion pédagogique du XVIIIe siècle, notamment au niveau des principes didactiques à appliquer

dans la relation éducative collective. C’est dans ce cadre qu’est écrit l’ouvrage pédagogique

La Conduite des écoles chrétiennes, considéré par Dominique Julia comme le signal de la

« naissance de la pédagogie moderne »364.