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Le jansénisme ou les empreintes du pessimisme

D e l’ombre aux lumières : l’édificati on de la

2.3. Le jansénisme ou les empreintes du pessimisme

Bien qu’il n’existe plus d’écoles jansénistes à partir de 1709, le jansénisme226 a

marqué d’une profonde empreinte les consciences françaises préoccupées d’éducation. Ce

courant spirituel, surgi dès le début du XVIIe siècle, exerce au siècle suivant une influence importante dans les débats intellectuels et politiques. Dans cette étude, nous ne nous attarderons pas sur une histoire bien connue qui débute en 1609 avec la jeune abbesse, Angélique Arnauld, et se poursuit à l'abbaye de Port-Royal où les religieuses ont pour confesseur l'abbé de Saint-Cyran acquis aux thèses de Cornelius Jansen, théologien hollandais, auteur de l'Augustinus, publié en 1640 deux ans après son décès.

Aux côtés de Jansen, qui affirme avec force que le salut de la créature déchue ne résulte que de la grâce, faveur gratuite et toute-puissante de Dieu, et non de l'effort et des mérites humains – seul un petit nombre d'hommes peut être sauvé en vertu d'une prédestination divine – Saint-Cyran s'inspire de l'œuvre de saint Augustin, de laquelle il retire une conception de la condition humaine marquée par la chute après le péché originel. Certes,

l’acte religieux et rituel du baptême contribue à restituer l’innocence perdue et, de ce fait, à

réouvrir le chemin céleste. Cependant, cette voie semble véritablement très incertaine parce

224Ibid., p. 223.

225Ibid., p. 223.

226 Les ouvrages dont les références suivent apportent des éclaircissements nombreux sur la question du jansénisme qui parcourt les périodes allant du XVIIe au XIXe siècle. Chantin, Jean-Pierre. Le Jansénisme : entre hérésie imaginaire et résistance catholique, XVIIe-XIXe siècle. Paris : Cerf, 1996. Hildesheimer, Françoise. Le Jansénisme en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. Paris : Publisud, 1992. Orcibal, Jean. Les Origines du jansénisme. Cinq volumes. Paris : Vrin, 1947-1962. Sainte-Beuve, Charles-Augustin. Port-Royal. Trois Volumes. Paris : Gallimard, 1955.

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que l'innocence de l'homme demeure fragile, et ressemble à une santé malmenée à cause

d’une lourde pathologie.

Cette conception pessismiste modèle également la représentation que l’on se fait de

l’enfant qui, même s’il peut reconquérir son innocence grâce à la purification baptismale, est,

dit-on, incapable en raison de sa faiblesse originelle de lutter contre le mal et les mille menaces ou pièges tendus par le démon. Rempart contre la raison obscurcie du petit d'homme, l'éducation permet donc de redresser, de réorienter et de fortifier une volonté pervertie mais elle doit rester au service de visées éducatives pointées vers le salut et non vers ce que saint Augustin appelle la « concupiscence du savoir ». Cette fonction instructive exercée par les maîtres jansénistes est considérée comme une profession de très haute dignité, réservée aux âmes distinguées. Selon Saint-Cyran, instruire et former les enfants revient à préserver leur innocence et la présence de Jésus Christ en eux, du fait du baptême. En se donnant comme

objectif principal de prémunir et protéger l’enfance des assauts malfaisants, l’éducation

janséniste cherche à défendre la pureté enfantine contre la concupiscence, contre toutes les

mauvaises inclinations de la nature humaine corrompue et contre l’illusion d’un bonheur

humain.

Cependant, toujours selon Jean-Ambroise Duvergnier de Hauranne, le jardinier qui

plante et arrose n’a aucune véritable influence sur l’épanouissement du jeune bourgeon : seul le pouvoir divin, gardien de la vertu infinie, contribue à sa pousse et son bon développement.

C’est donc à Dieu que doit s’adresser l’enseignant pour faire progresser son disciple, car le maître n’incarne que l’instrument de l’acte éducatif dont la puissance divine a l’exclusive

maîtrise. Pour lutter contre les atteintes du mal susceptibles de pervertir les élèves, les professeurs jansénistes aiguisent leur vigilance pour surveiller les collégiens confiés, mais

l’efficacité de cette veille reste subordonnée à la grâce divine. De la sorte, l’esprit de Saint

-Cyran induit une sorte de tension dramatique dans l’acte éducatif soumis au salut divin grâce

au dévouement infini que consentent les enseignants dans l’accomplissement de leurs tâches

instructives. Une telle doctrine, si sombre et si pessimiste, laisse de côté les dimensions

joyeuses et insouciantes de l’enfance qui grandit aussi grâce aux jeux et à l’abandon de la rigidité des adultes. C’est à Port-Royal-des-Champs dans le courant du XVIIe siècle, tandis que la controverse janséniste bat son plein, que sont créées les « Petites Écoles », lieu

d’application de l’éducation janséniste.

Ce mouvement connut une influence considérable dans les milieux de grande bourgeoisie et de noblesse de robe, auxquels appartenaient ceux qui, tel le grand avocat Antoine Le Maître, se retirèrent du monde

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pour devenir les « Solitaires » de Port-Royal, où ils fondèrent aussi les « Petites Écoles » dont fut élève le jeune Racine227.

Fonctionnant de 1637 à 1660, les « Petites Écoles » cohabitent avec les « Solitaires », des intellectuels ou personnages connus de la société mondaine, retirés du monde afin d'améliorer et de parfaire leur quête spirituelle. Certains « Solitaires » consentent à exercer des missions à Port-Royal, car les Petites Écoles – cette appellation s’explique en raison des

effectifs restreints –ne sont pas des établissements primaires où l’on se limiterait à dispenser

quelques rudiments fondamentaux ni même des classes préparatoires aux collèges de l'université dont le cursus formatif ne débute qu'à partir de la classe de sixième, mais bien un institut scolaire qui prodigue une instruction complète et approfondie.

La renommée de ce lieu d'enseignement se construit non seulement à partir de la réputation des maîtres comme Claude Lancelot, grammairien, Pierre Nicole ou Antoine Arnauld, mais aussi grâce aux compétences éminentes développées par certains élèves comme Jean Racine qui fréquente les « Petites Écoles » de Port-Royal de 1655 à 1656 et qui met en avant228 l'excellence professorale des disciples de Saint-Cyran et leurs investissements professionnels dans la création de manuels scolaires adaptés aux élèves des « Petites Écoles ». Le dramaturge souligne également combien la formation dispensée par les jansénistes a contribué à grossir les rangs de l'élite cultivée de la fin du XVIIe siècle. Le jansénisme développe donc, dans ses actes éducatifs, le goût de la pensée méthodique, de la vérité et de l'analyse de soi à l’image des atmosphères créées par la littérature de même source229.

En raison de son expérience d’élève acquise entre les murs de Port-Royal, le tragédien décrit précisément quelles sont les préoccupations éducatives premières de la communauté en

charge de l’enseignement. Les enfants qui, comme lui, sont scolarisés dans les petites écoles de Port-Royal bénéficient de l'enseignement de maîtres reconnus et d'un règlement similaire pour tous, mais ils ne sont pas regroupés dans des classes régulières. Les élèves vivent dans cet univers volontairement clos afin d'éviter les distractions nuisibles et les influences néfastes. Jour et nuit, les disciples sont placés sous la surveillance régulière et constante d'un maître vigilant. Ils se lèvent très tôt le matin, entre cinq et six heures, selon la saison. Le coucher s'effectue vers vingt et une heures. L'éducation de Port-Royal est complète, parce qu'elle poursuit l'objectif de cultiver l'esprit pour former le jugement de l'enfant et asseoir la force de sa volonté.

227 Lemaître, Henri. Dictionnaire de littérature française. Paris : Bordas, 1994, p. 439.

228 Racine, Jean. A g de l Histoi e de Po t-Royal. Paris : Lottin le jeune, 1767, p. 93 & 94.

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De ce fait, les jansénistes critiquent la scolarité des collèges, de même que les

éducations exclusivement privées parce qu’ils leur préfèrent un enseignement sous forme de

préceptorat à destination d'un petit nombre d'élèves dont l'effectif oscille de quatre à six. Chaque enseignant a la responsabilité de ce petit groupe d'apprenants ce qui entraine

émulation collective et respect de l’individualisation de la relation éducative. Les élèves qui

suivent la formation janséniste sont ainsi écartés de la vie collégiale – les enfants souvent très nombreux y sont insuffisamment surveillés et mettent alors leur innocence en péril – et éloignés de la cellule familiale dans laquelle les parents n'ont pas de maîtrise suffisamment experte pour éduquer leur progéniture.

En reprenant le principe du système des chambrées – déjà préconisé par Érasme (c.1469-1536) dans son œuvre Traité du mariage chrétien (1526) – les jansénistes favorisent occasionnellement les distractions entre pairs, c'est-à-dire les jeux et amusements indispensables aux jeunes enfants et accordent une grande disponibilité à l'enseignant qui prend en charge de façon approfondie chacun des élèves de la chambrée. Pareils maîtres souhaitent avoir une emprise complète sur leurs disciples et refusent d'éduquer des jeunes gens qui ne se soumettraient pas à leurs exigences d'obéissance. Les élèves récalcitrants sont

d’ailleurs considérés comme de mauvais exemples, nuisibles aux autres ; et ceux qui

n’observent pas les règlements de Port-Royal sont renvoyés. Les enseignants font également

l'objet d'une sélection attentive parce qu'ils ont un devoir d'irréprochable exemplarité, autant par leurs actes que par leurs paroles. Ils doivent prendre la grande précaution de ne jamais laisser entendre des propos ou voir des événements susceptibles d'entacher la pureté de leurs écoliers.

De ce souci primordial découle la volonté de fournir des manuels scolaires où sont

censurés les passages de différents auteurs anciens susceptibles de pervertir ce que l’on

considère comme la pureté de l'esprit infantile. Le théâtre, regardé comme un genre néfaste, est sévèrement rejeté par les programmes d'enseignement janséniste. De même, les voyages, tant loués par Montaigne pour former la jeunesse, sont exclus de cette formation.

Tandis que les parcours des oratoriens et des jésuites prévoient l'organisation de concours pour créer la motivation des classes, l'esprit janséniste refuse de faire entrer les élèves dans le principe de la concurrence des uns par rapport aux autres car les professeurs estiment que celle-ci développe jalousie puis convoitise et entraîne donc des répercussions négatives sur les comportements humains. Pour motiver leurs élèves, les jansénistes préconisent le développement d'un projet tout personnel conduisant à l'épanouissement du progrès individuel respectueux de la voie que se trace chaque apprenant, dans une sorte

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d'idéal formatif qui lui est propre. Dépositaire de cette mission, le maître doit veiller attentivement sur les jeunes gens dont il a la charge sans jamais ni les quitter ni les abandonner un instant. Il exerce donc sur son élève une vigilance continuelle et, de temps en

temps, lorsqu’il le juge opportun, naissent de cette proximité des dialogues et des échanges.

La relation éducative, pour être saine et efficace, nécessite la bonne disposition à la fois de l'élève et du maître. La discipline magistrale appliquée dans les chambrées correspond à l'autorité bienveillante dont userait un bon père de famille. Les « Petites Écoles » de Port-Royal refusent les châtiments corporels et l'usage du fouet parce que l'on considère qu'il s'agit d'une pratique répressive condamnable. Une certaine tolérance est appliquée aux petits manquements des plus jeunes. La sévérité, la rudesse et l'autoritarisme ont peu de place dans

l’éducation janséniste car son objectif premier consiste à assister l’homme en devenir, en lui

dessinant le chemin à emprunter pour atteindre son but d'adulte. C’est ainsi que se forme le jugement de l’élève pour qu'il acquière un esprit où dominent les aptitudes à discerner le vrai : le principe de vérité et l'exercice de la raison président aux liens éducatifs établis entre des maîtres cartésiens et des enfants volontaires considérés avec bienvaillance.

De plus, les enseignants favorisent l'exercice de la mémoire, l'intelligence des textes par des analyses fines et acceptent quelquefois d'entrer dans certaines digressions induites par

les élèves et qui concernent l'étude et l'application de la morale, comme l’explique Nicole

dans son traité De l’Éducation d’un prince230

. La relation éducative, telle qu'elle est conçue par les jansénistes, développe des valeurs comme le respect mutuel, l'importance donnée aux caractéristiques individuelles de l'élève, la bienveillance, la vigilance pour accroître et installer durablement de solides qualités d'esprit. Mais, après maintes persécutions, les « Petites Écoles » de Port-Royal sont fermées en 1661 et les bâtiments rasés en 1710. Considérée comme une force sociale en opposition avec le pouvoir monarchique, la communauté est dissoute et expulsée en 1709, tandis que la doctrine théologique est condamnée par Rome. Néanmoins, les prolongements des idées jansénistes continuent de se propager durant tout le XVIIIe siècle et même au delà.

Si l'affaire éducative est avant tout l’affaire des congrégations religieuses et des

penseurs qui leur sont proches, des lettrés parfois laïques, parfois ecclésiastiques, cherchent

pareillement à étudier le fait éducatif pour le perfectionner. Chez chacun d’eux, cependant, il

est difficile de dissocier la question de l’instruction et celle de la religion.

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