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Élargissement des idées lockéennes par Condillac

D e l’ombre aux lumières : l’édificati on de la

3. Apprendre et connaître selon les penseurs du XVIIIe siècle XVIIIe siècle

3.3. Élargissement des idées lockéennes par Condillac

Dépeignant l'effervescence intellectuelle qui caractérise la pensée des Lumières,

D’Alembert note que « depuis les principes des sciences profanes jusqu'aux matières de goût

[…] tout a été discuté, analysé, agité »279. Héritier de Locke, Condillac s’inscrit dans cette richesse intellectuelle lorsqu’il publie en 1749 un Traité des systèmes dans lequel il remet en

cause le rationalisme cartésien des idées innées et de nouvelles problématiques comme « la connaissance de ses propres actes, la conscience de soi et la prévision intellectuelle»280,

réflexion qu’il a développée dans l’Essai sur l'origine des connaissances humaines (1746).

Comme Locke, le Grenoblois fonde l’origine des connaissances sur l’expérience des sens mais il en poursuit également l'analyse en attribuant à l’opéation appelée perception un

rôle plus décisif encore :

Les objets agiraient inutilement sur les sens, et l'âme n’en prendrait jamais connaissance, si elle n'en avait pas perception. Ainsi le premier et le moindre degré de connaissance, c’est d'apercevoir. Mais puisque la perception ne vient qu'à la suite des impressions qui se font sur l'essence, il est certain que ce premier degré de connaissance doit avoir plus ou moins d’étendue, selon qu'on est organisé pour recevoir plus ou moins de sensations différentes. Prenez des créatures qui soient privées de la vue, d'autres qui le soient de la vue et de l’ouïe, et ainsi successivement ; vous aurez bientôt des créatures qui, étant privées de tous les sens, ne recevront aucune connaissance. Supposez au contraire, s'il est possible de nouveaux sens dans des animaux plus parfaits que l'homme, que de perceptions nouvelles !

278Ibid., p. 250 et 251.

279D Ale e t, Jea Le ‘o d. Essai sur les éléments de philosophie (1759). Paris : Fayard, 1986, p. 11 et 12.

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Par conséquent, combien de connaissances à leur portée, auxquelles nous ne saurions atteindre et sur lesquelles nous ne saurions même former des conjectures281.

Infléchissant l’empirisme282 vers ce que l’on nommera le sensualisme, Condillac élabore une théorie de la théorie de la connaissance qui attribue à l’expérience sensorielle une importance plus marquée encore que chez son prédécesseur :

Le principal objet de cet ouvrage est de faire voir comment toutes nos connaissances et toutes nos facultés viennent des sens, ou, pour parler plus exactement, des sensations : car dans le vrai, les sens ne sont que cause occasionnelle. Ils ne sentent pas, c’est l’âme seule qui sent à l'occasion des organes ; et c'est des sensations qui la modifient qu'elle tire toutes ses connaissances et toutes ses facultés. Cette recherche peut infiniment contribuer au progrès de l'art de raisonner ; elle peut seule développer jusque dans ses premiers principes. En effet, nous ne découvrirons pas une manière sûre de conduire constamment nos pensées, si nous ne savons pas comment elles se sont formées. […] Il faut donc nous observer dès les premières sensations que nous éprouvons ; […] démêler la raison de nos premières opérations, remonter à l'origine de nos idées, en développer la génération, les suivre jusqu'aux limites que la nature nous a prescrites : en un mot il faut […] renouveler tout l'entendement humain283

.

De manière cohérente avec une démarche qui valorise le concret et l’expérience, le

philosophe recourt à un exemple – celui de la statue – pour mettre sa pensée à la portée des lecteurs. À l’image de l'être humain, cette statue évolue d’un stade premier de tabula rasa

vers des étapes successives de la connaissance au moyen d’expériences sensorielles de nature différente qui agissent tour à tour de manière également différente sur la mémoire et l’esprit, contribuant à la génération des idées.

Sans entrer dans le détail de débats complexes et d’une pensée, celle de Condillac, qui

a évolué dans le temps, on se limitera à souligner que, contrairement à Descartes qui considère les idées vraies comme l'œuvre de l’être absolu – Dieu – les empiristes et les sensualistes s'élèvent contre cette position affirmant l'autonomie des idées car, selon eux, l'être humain se saisit des qualités communes appréhendées dans les choses, puis, par le langage, leur attribue un nom. Condillac ira jusqu’à soutenir que l'idée correspond à une copie

des impressions sensibles, c'est-à-dire des images que la réalité fait naître dans l'esprit de

281 Condillac, Étienne Bonnot (de). Essai su l o igi e des o aissa es hu ai es(1746). Paris : édition Auguste Delalain, 1822, p. 16.

282 Comme le terme « empirisme » 'a pas ou s e F a e du a t le si le des Lu i es, est l'adje tif

qualificatif «empirique» qui désigne la pratique du recours à l'expérience. En cela, les lettrés se rattachent à l'étymologie grecque du mot empeiros (Rey, Alain. Dictionnaire historique de la langue française. Paris : Le Robert, 1999, p. 1225.) qui caractérise celui qui se guide selon l'expérience. Associé au nom commun «philosophie », l'adjectif qualificatif « empirique » revient à déterminer une branche philosophique nommée « la philosophie de la connaissance ». « Empirique » qualifie alors le contenu expérimental ou bien la source expérimentale d'une connaissance.

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l'homme. Affirmant qu’ « il faut remonter à l'origine de nos idées, en développer la génération, les suivre jusqu'aux limites que la nature leur a prescrites »284, le philosophe précise les deux premières actions à conduire pour mettre au jour l'articulation binaire dont relève l'examen des mouvements de l'entendement. Ainsi, lors d’une première étape, il

préconise de revenir à la source des idées présentes dans l'esprit humain, afin d'en faire émerger les composantes originelles, idées simples émanant directement de la sensation. Néanmoins, le penseur ne cherche pas à analyser ni même à déterminer les constituants de la sensation perçue.

Dans une deuxième étape, Condillac s’attache à décrire le mouvement et l’interaction

des associations qui contribuent à la connaissance humaine, selon une hiérarchie partant des sensations les plus élémentaires, pour aller vers des savoirs plus complexes et enfin atteindre des connaissances plus abstraites ; démarche qui constitue pour le philosophe le tremplin de l'analyse :

Par conséquent, le seul moyen d'acquérir les connaissances, c'est de remonter à l'origine de nos idées, d'en suivre la génération et de les comparer sous tous les rapports possibles ; ce que j'appelle analyser285.

Ainsi énoncé, le principe de l'analyse permet d'accéder, d'une part, aux dispositifs d'appropriation des connaissances, d'autre part, à la prise de conscience du dispositif et de son fonctionnement. Présentée dans le Traité des systèmes comme la seule opération créatrice de

la conception, l’analyse est associée aux opérations de l’âme conçue comme la forme

immatérielle des corps vivants dont elle est indissociable. De l’âme découlent les principes de

la pensée, c'est-à-dire l'essence de l'être humain et ses accès à la liberté et à la moralité, mais

c’est bien davantage vers ce que l’on pourrait appeler un mode opératoire que le philosophe fait porter son attention :

Notre premier objet, celui que nous ne devons jamais perdre de vue, c'est l'étude de l'esprit humain ; non pour en découvrir la nature, mais pour en connaître les opérations, observer avec quel art elles se combinent et comment nous devons les conduire, afin d'acquérir toute l'intelligence dont nous sommes capables286.

Ces « opérations de l’âme » intéresseront au tout premier plan le précepteur dans sa

mission éducative princière qu’il oriente dans une voie formative nouvelle : l'apprenant n’est

284 Condillac. Essai su l o igi e. Op. cit., introduction p. VII.

285Ibid., p. 64.

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plus installé dans une passivité réceptrice, mais placé dans une responsabilité active où son

implication observatrice et réfléchie l’aidera à acquérir des connaissances, comme nous pourrons le voir dans l’un des chapitres suivants. L’intérêt de Condillac pour l’origine des connaissances et les opérations de l’âme rejoint les préoccupations philosophiques du XVIIIe siècle et la volonté nouvelle d'accéder à l'univers des savoirs : le projet encyclopédiste caractérise précisément ce double élan.

3.4. Les influences philosophiques de Locke, Newton et Condillac