D e l’ombre aux lumières : l’édificati on de la
1.1. Un savoir humaniste
Bien que le savoir scientifique commence à se développer, en particulier chez les
oratoriens, c’est le savoir humaniste qui a valeur de primauté dans le domaine des
connaissances. Ce savoir qui repose sur la richesse des textes antiques et la parfaite maîtrise des langues anciennes est aiguillonné par une vive curiosité intellectuelle, un profond
optimisme et une croyance en l’Homme. C’est pourquoi les humanistes entendent former l’être humain, parce qu’ils sont persuadés que l’instruction a le pouvoir de le rendre « plus sage et meilleur »93. Porteurs de ce savoir, les programmes des collèges imposent la connaissance du latin et celle des auteurs romains (Térence, Cicéron, Salluste, César, Quintilien, Virgile, Horace, Ovide, Tibulle, Catulle, Properce, Perse et Juvénal). Ils exigent
aussi des littérateurs d’une latinité pure, ce qui exclut les écrivains issus du bas latin ou du
latin populaire. Les collèges de la faculté des Arts figurent donc un univers très particulier que Georges Snyders caractérise comme « un autre monde clôturé spirituellement par le latin »94.
Les élèves des collèges débutent leurs apprentissages en langue latine dès les cours de grammaire et étudient en vue de parvenir à la pratique orale du latin. Les collégiens apprennent à écrire le latin dans les classes de rhétorique et de philosophie. Par conséquent, ils sont plongés dans un bain de latinité, car au collège, toutes les informations écrites et orales sont communiquées en latin. L’enseignement est majoritairement dispensé en langue latine,
dans laquelle les apprenants composent aussi leurs écrits poétiques et théâtraux.
Entre 1726 et 1728, Charles Rollin écrit un Traité des études95 dans lequel il souligne
l’importance de l’acquisition des tournures latines dès le plus jeune âge. Selon le recteur, il est
essentiel aussi que le collégien maîtrise de manière approfondie la langue grecque, grâce à
laquelle il devient possible de « puiser toutes les connaissances si l’on veut remonter jusqu’à
leurs origines »96. De la sorte, Rollin valorise la bonne connaissance d’Homère qu’il considère
comme « plus facile et plus à la portée des jeunes gens »97 que certains auteurs latins. Selon lui, le grec ancien constitue un idiome dont les jeunes doivent s’imprégner afin de «remarquer
avec soin la phrase, le tour, le génie, la cadence harmonieuse, et surtout […] [l’] admirable
93 Montaigne, Michel de. De l I stitutio des e fa ts, par G. Compayré. Essais, livre I, chapitre XXV. Paris : Hachette, 1905, p.19.
94 Snyders, Georges. Op. cit., p. 67 & 68.
95 Rollin, Charles. De la a i e d e seig e et détudier les Belles-Lett es pa appo t à l esp it et au œu. Tome 1. Paris : Firmin Didot, 1845.
96Ibid., p. 161.
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fécondité, qui par dérivation et par composition des mots se multiplie presque à l’infini, et
donne au discours une variété prodigieuse »98. Cependant, malgré ces recommandations, comme le souligne Chantal Grell «sur cinq à six heures de cours que les élèves reçoivent
quotidiennement […] une demie [seulement est réservée] […] au grec »99, contre quatre à cinq heures à la langue latine. Dans toutes les classes du collège, c’est donc le latin qui domine, car les élèves l’entendent, le parlent et l’écrivent puis le pensent. Les meilleures
conditions sont alors réunies pour engager les collégiens à traduire des textes anciens. De ce
fait, le recteur préconise la pratique de la version et, avec elle, plaide en faveur de l’emploi de
la langue française. Celui-ci doit faciliter l’acquisition des savoirs linguistiques latins grâce à des explications en français sur le fonctionnement de la langue ancienne.
Néanmoins, ce n’est qu’en 1785 que la langue française acquiert un nouveau statut
dans le monde éducatif : le français suppléant le latin dans son rôle de langue d’enseignement. Outre leur caractère traditionnel, le bain de latinité et l’initiation au grec ancien constituent,
nous l’observons, les points d’ancrage d’une évolution qui permet de reconsidérer le français et de lui accorder une reconnaissance stylistique nouvelle. Cela s’explique, car l’appropriation
des codes grammaticaux qui régissent la syntaxe et le lexique du latin et du grec s’apparente à un socle commun d’acquis rendant plus aisément compréhensible la langue française, elle
-même langue romane issue du latin et du grec. Il en découle que l’étude des langues
anciennes, bien que connaissant un recul certain au XVIIIe siècle, favorise les pratiques orales et écrites du français. Au final, de manière très progressive pendant le siècle des Lumières,
c’est la primauté de l’enseignement du latin et plus encore du grec qui tend à être battue en
brèche pour faire une place plus grande à l’enseignement de la langue française.
Condillac adopte cette ligne de conduite en expliquant à son élève « les principaux points où la syntaxe latine diffère de la syntaxe française »100. Ainsi se constate un changement de l’approche de la langue latine qui fait l’objet d’apprentissages en lien étroit
avec la langue française. Les parallèles établis sont compréhensibles, car ils contribuent à installer des savoirs nouveaux, le latin, à partir de connaissances déjà acquises, le français. Selon Madame de Genlis, apprendre le latin représente une «connaissance très utile, mais non
pas indispensable, comme elle l’était il y a cent cinquante ans […] et aujourd’hui celui qui sait
98 Ibid., p. 177.
99 Grell, Chantal. Le Dix-huiti e si le et lAntiquité en France 1680-1789. Volume I. Oxford : Voltaire Foundation, 1995, p. 12.
100 Condillac, Étienne Bonnot (de). Cou s détude pou l i st u tio du p i e de Pa e (1776)(Tome 1). Paris : Dufart, 1800, p. 120. (This Elibron Classics Replica Edition, 2006, is an unabridged facsimile of the edition published in 1800 by Dufart, Paris.)
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parfaitement le français, l’anglais, et l’italien, a certainement la connaissance d’une quantité d’ouvrages supérieure ou au moins égale à celle que l’Antiquité peut offrir »101. Cette prise de
position corrobore l’évolution que connaissent les langues mortes et les langues vivantes au
cours du XVIIIesiècle. L’institutrice des princes adopte même une posture très avancée dans le sens où elle s’appuie sur des savoirs linguistiques qui s’ouvrent à l’échelle européenne, englobant ainsi la pratique de l’italien et de l’anglais.
En résumé, si les langues anciennes – latin et grec – conservent une place importante
durant le siècle des Lumières, et ce, à titre d’idéal éducatif et de distinction sociale, langues de pouvoir et de censure aspirant à l’universel, elles perdent peu à peu le caractère prescriptif induit par toute langue réservée à une élite et cèdent une place de plus en plus imposante à la
langue française utilisée comme langue d’enseignement. Toutefois, si les textes anciens
occupent une position privilégiée dans l’enseignement des collèges, c’est parce qu’ils sont
encore considérés, au début du XVIIIe siècle, comme des modèles en raison de la qualité tout
à la fois de pensée, d’expression et d’humanité qu’ils contiennent. L’influence et le statut des écrits antiques perdurent dans l’enseignement des collèges, même s’ils sont remis en cause dans leurs fondements avec la diffusion de la pensée cartésienne à la mi-XVIIe siècle et après la querelle des Anciens et des Modernes. Si Cicéron et moins encore Aristote ne sont plus des
auctoritates, le savoir dispensé est encore riche de réminiscences anciennes, comme en
témoignent les exercices pratiqués par les collégiens où le développement de la pensée et
l’écriture continuent de demeurer un exercice d’imitation et d’émulation. L’idée de modèle
conserve ainsi une importance prégnante qui se décline aux niveaux formel, philosophique et moral.
Pour Rollin, la confrontation avec les auteurs antiques permet de mettre en avant des modèles exemplaires de vertu. Aussi, le professeur de rhétorique évoque ce qu’il nomme « les principales qualités qui […] conviennent »102 à un avocat et se fonde pour cela sur l’ouvrage
de Quintilien De l’Institution oratoire103
dont il conseille vivement la lecture. À cette
recommandation, le pédagogue adjoint une succession d’intitulés nommant avec précision le
caractère vertueux vers lequel le futur avocat doit tendre : « 1 probité »104, « 2 désintéressement »105, « 3 délicatesse dans le choix des causes »106, « 4 sagesse et
101 Genlis, Stéphanie (de). Ad le et Th odo e ou Lett es su l du atio (Trois volumes). Paris : édition Lambert et Beaudoin, 1782, volume 1, p. 120.
102 Rollin, Charles. De La Ma i e d e seig e (tome 2). Op. cit., p. 443.
103 In Quintilien et Pline le Jeune. Œuv es o pl tes ave t adu tio f a çaise. Paris : Collection Nisard, 1842, p. 1 à 48.
104 Rollin, Charles. De La Ma i e d e seig e (tome 2). Op. cit., p. 444.
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modération »107, « 5 sage émulation éloignée d’une basse jalousie »108. Chacune de ces composantes de la vertu fait l’objet d’un développement précis qui s’appuie sur des exemples
concrets tirés des réflexions de Cicéron et de Quintilien.
De la sorte, le pédagogue établit un rapprochement étroit entre la culture de la vertu et les savoirs légués par la civilisation antique. Pour lui, elle a valeur d’exemplarité à saisir dans
le passé pour faire vivre le présent. Il a déjà défendu cette position dans la conclusion du discours préliminaire du Traité des études en expliquant que l’instruction à l’once des auteurs
antiques « fortifie [le] cœur [de l’élève] par toutes les vertus morales »109, car, « le but des
maîtres, dans la longue carrière des études est d’accoutumer leurs disciples à un travail sérieux […] de leur former l’esprit et le cœur, de mettre leur innocence à couvert, de leur
inspirer des principes d’honneur et de probité, de leur faire prendre de bonnes habitudes »110. La valeur morale exemplaire des textes anciens est également mise en avant par Rollin,
Condillac, Rousseau et Madame de Genlis lorsqu’ils se réfèrent à Homère et mettent en scène des élèves qui devront se familiariser avec L’Iliade et L’Odyssée, épopées qui, selon eux, ont
vocation à aider à la formation des jeunes générations du XVIIIe siècle. La confrontation à ces
écrits correspond symboliquement à une invitation au voyage, grâce auquel l’homme en devenir s’édifie et se forme. Condillac, Rousseau et Madame de Genlis portent ce projet d’une
pérégrination ouverte qui vient en parachèvement d’une éducation plus sédentaire et plus théorique. Par sa dimension universelle, le chef-d’œuvre de L’Odyssée prend le statut d’un
poème fondateur de la civilisation européenne, en gestation au XVIIIe siècle.
L’influence de ces chants est telle dans la société érudite du siècle des Lumières que
Fénelon reprend la thématique du voyage dans son œuvre pédagogique des Aventures de Télémaque (1699) en procédant à une réécriture de L’Odyssée à des fins didactiques
d’enseignements moral et politique. Rousseau évoque également cet ouvrage par
l’intermédiaire du personnage féminin, Sophie, qui voue au fils de Pénélope une admiration forte. À côté d’Homère, un autre auteur grec, Plutarque, incarne pour le promeneur et Charles
Rollin une figure de premier plan en raison des nombreux traités de morale, de philosophie,
de théologie et de politique qu’il a composés.
Son œuvre Vies parallèles des hommes illustres écrite entre 100 et 110 après Jésus
Christ présente une suite de binômes biographiques qui placent en miroir les existences
106 Ibid., p. 450.
107Ibid., p. 451.
108Ibid., p. 456.
109Rollin, Charles. De La Ma i e d e seig e (tome 3). Paris : Firmin Didot, 1845, p. 222.
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fameuses d’un Grec et d’un Romain. Le deuxième doublet biographique présente les vies de
Lycurgue et de Numa. La partie consacrée à Lycurgue reprend les grands principes du législateur, prince de Sparte qui vécut aux IXe et VIIIe siècles avant Jésus-Christ : la génosésie pour compenser le pouvoir royal, la laconie pour diviser équitablement les terres de Sparte, la
monnaie de fer, l’autarcie, le bannissement de l’opulence, les repas communs, l’éducation
spartiate obligatoire et dispensée par l’État. Bien que Rollin ne prévoie pas encore la
possibilité d’une éducation étatique et obligatoire, nous le savons, il met en avant la défense
de la vertu et de la frugalité contre tous les débordements du luxe111 corrupteur. Quant à la pensée rousseauienne, elle se saisit, dans un élan identique, de ces caractéristiques en les mettant ainsi en valeur : « Le Spartiate était ambitieux, avare, inique, mais le
désintéressement, l’équité, la concorde régnaient dans ses murs »112.
Ce rapport étroit aux textes anciens pousse quelquefois, et paradoxalement, certains écrivains de la pédagogie à formuler des réflexions ou analyses très novatrices ou, du moins,
peu en accord avec le fonctionnement de la société d’Ancien Régime. Ainsi, Charles Rollin
approfondit sa réflexion pédagogique qu’il nourrit par l’exemple de la Sparte de Lycurgue,
érigée en modèle à suivre pour assurer une éducation digne de ce nom :
Chaque espèce de gouvernement a son génie particulier. Autre est le caractère et l’esprit de l’État républicain, autre celui d’un État monarchique. Or c’est par l’éducation qu’on prend cet esprit et ce caractère. C’est en conséquence que Lycurgue, Platon, Aristote, en un mot tous ceux qui ont laissé des règles du gouvernement, déclarent que le principal et le plus essentiel devoir d’un magistrat, d’un ministre, d’un législateur, d’un prince est de veiller à la bonne éducation premièrement de leurs propres enfants […] et ensuite des citoyens en général qui forment le corps de la république ; et ils remarquent que tout le désordre des états ne vient que de la négligence de ce double devoir113.
De la sorte, le recteur établit clairement le lien très étroit entre éducation et politique en soulignant que la responsabilité éducative relève de la compétence législative sous
l’autorité politique du gouvernement mis en place. Pour cela, il reprend l’analyse de Plutarque
sur la Vie de Lycurgue en exposant l’argumentation du Spartiate : « Quant à l’éducation […] il [la] regardait comme la plus grande et la plus belle œuvre du législateur »114. La
magistrature a donc la mission de composer une législation éducative qui, comme l’avance
Lycurgue, enseigne aux enfants comment aimer et respecter la patrie.
Certes, il ne s’agit pas dans la réception du XVIIIesiècle d’instaurer un droit éducatif à
111 Les Discours de Rousseau rejoindront cette même idée.
112 Rousseau, Jean-Jacques. Émile ou de l du atio . Paris : Garnier Flammarion, 1966, p. 39.
113 Rollin, Charles. De La Ma i e d e seig e (tome 3). Op. cit., p. 210.
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la manière spartiate qui faisait de chaque enfant à éduquer un législateur à part entière.
Toutefois, cette idée marque l’esprit des Lumières, puisque Guyton de Morveau nomme, lui
aussi, Plutarque et sa référence à Lycurgue en rappelant que « le sage Lycurgue ne voulut pas
qu’il y eût aucune de ses lois par écrit […] car […] il estimait que cela devait être empreint par la nourriture des cœurs et des mœurs des hommes pour y demeurer à jamais
immuable »115. Le Dijonnais insiste sur la nécessité législative et donc politique de créer des
lois qui traitent du problème éducatif de la société de son temps. Il s’agit alors d’exercer une influence suffisamment puissante et forte sur le pouvoir royal pour l’inciter à considérer la
question éducative comme relevant des sujets prioritaires à traiter par les Parlements. C’est précisément dans les années 1740 qu’apparaissent de multiples références à Sparte et à
Athènes au sein des discours pédagogiques, historiques ou politiques, ce qui pourrait être interprété comme une aspiration plus égalitaire et plus républicaine du concept éducatif. Néanmoins ne nous laissons pas leurrer ! Bien que le modèle spartiate soit présenté comme une référence pédagogique à imiter, seules les dimensions éthique et morale sont retenues pour et par le XVIIIe siècle. La Sparte lycurguéenne permet de développer l’idée d’une éducation à caractère public, mais sans conduire l’élite pensante jusqu’au bout du
raisonnement pédagogique ainsi ébauché.
Dans l’ensemble de cet héritage, on l’a vu, la référence à la Grèce, à Rome et à la latinité occupe une place fondamentale. En même temps, à travers cette référence, c’est une conception du temps et de l’histoire implicitement imposée à l’esprit des collégiens et accueillant difficilement l’idée de progrès, mais qui deviendra une idée force du XVIIIe siècle, car elle est davantage tournée vers le passé, modèle de perfection. Dans cette forme de
pensée, la rhétorique constitue, elle aussi, un legs essentiel de l’Antiquité sur lequel prennent
appui maintes modalités éducatives du siècle des Lumières.