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L’importance de l’authenticité

discours pédagogique pour exprimer une foi inédite en l’éducabilité de l’enfant

2. Qui est l’enfant à éduquer ?

2.3. L’importance de l’authenticité

Alors qu’en matière de philosophie morale, Compayré avance qu’il «ne faut pas

attendre de Rollin une grande largeur de vues »758, quant à lui, Pierre Mesnard estime que le

recteur fait preuve d’une « grande pénétration psychologique »759 en rejetant la mission d’un

« maître ange-gardien »760 à laquelle il privilégie « une communication indirecte et non […] [l’]imposition dogmatique »761. En effet, aux longues et fastidieuses leçons de morale sont préférés les préceptes courts et vifs. Cela mène Rollin à familiariser graduellement les élèves

avec l’idée d’authenticité en « form[ant] [leur] […] sensibilité »762.

C’est le huitième article de la première partie du huitième livre qui propose d’«Accoutumer les enfants à être vrais »763. Encore fortement tributaire d’une approche morale de l’éducation, ce chapitre est consacré à l’« un des vices qu'on doit avec le plus de

soin tâcher de corriger dans les enfants »764, à savoir le mensonge, question déjà abordée trois articles plus tôt, dans la partie consacrée « aux châtiments »765. Là, sont développés différents degrés de gravité du mensonge766. En premier lieu est cité le mensonge « de légèreté et

d’inconstance »767 lié au naturel « oublieux et volage »768, défaut indépendant de l’intention de tromper et qui relève d’une immaturité propre à l’insouciance infantile.

756Nous et ou o s hez F elo aussi e ejet de l h po isie da s so loge des « hommes droits et simples [ceux] qui agissent sans déguisement ». In Fénelon. Les Aventures de Télémaque. Op. cit., p. 40.

757 Rollin, Charles. Op. cit., volume 4, p. 312.

758 Compayré, Gabriel. Op. cit., p. 451.

759 Château, Jean. Op. cit., p. 152.

760Ibidem.

761

Ibidem.

762 Ibidem.

763 Rollin, Charles. Op. cit., volume 4, p. 340.

764Ibidem.

765Ibid., p. 320.

766 Nous découvrons une classification identique chez Fénelon. Celui-ci distingue trois sortes de mensonges : « le mensonge innocent » que « les dieux ne peuvent condamner ; le « mensonge des méchants » propre aux « scélérats » menés par la volonté de répandre le mal ; ainsi que le mensonge par omission proche du « secret ». De m e ue pou ‘olli , le e so ge est pas at go i ue e t d fi i o e gatif. I

Fénelon. Les Aventures de Télémaque. Op. cit., p. 225.

767 Rollin, Charles. Op. cit., volume 4, p. 326.

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Vient ensuite le mensonge dicté par « une violente crainte »769 considérée aussi comme une « faute […] bien moindre »770, parce qu’elle correspond à une mesure d’autoprotection, presque légitime. Apparaît en dernier lieu le mensonge « volontaire, délibéré, soutenu avec hardiesse »771, défini comme une « véritable faute »772. Il s’agit, non plus d’une erreur, mais bien d’une faute morale773 où entre en jeu le poids de l’intention, soutenu par les adjectifs qualificatifs ‘délibéré et volontaire’. En soulignant que falsifier

sciemment la vérité revient à bafouer autrui et à se bafouer soi-même774 le discours rollien fonde en même temps le lien éducatif sur une exigence de vérité.

Cette idée n’est pas inédite. L’archevêque de Cambrai avait déjà souligné le

déséquilibre personnel engendré chez l’homme irrespectueux de la vérité, parce que « celui

qui blesse la vérité […] se blesse soi-même ; car il parle contre sa conscience »775. Si pour Fénelon, comme pour Rollin, la conscience humaine doit tout entière être pointée vers la

vérité, toutefois la réflexion fénelonienne avait attiré l’attention sur les nombreux obstacles

qui pouvaient entraver ce cheminement776.

Tant dans l’objectif de développer un tel courage que par respect de l’éthique, Rollin

fournit quelques conseils pratiques aux éducateurs encouragés à « donner […] éloignement et […] horreur »777 au mensonge en le dépeignant comme « une chose basse, indigne, honteuse ; qui déshonore entièrement un homme, qui le dégrade, qui le met au rang de ce qu'il y a de plus méprisable »778. Le développement du champ lexical de l'immoralité ‘basse, indigne, honteuse, déshonore, dégrade et méprisable’ insiste sur les conséquences néfastes du

mensonge et sur l’importance de la loyauté, poussant l’auteur à traquer le mensonge dès ses

signes avant-coureurs779, « la dissimulation, les finesses, les mauvaises excuses »780. Le recteur affirme également que ‘vingt fautes’ pèsent moins lourdement qu'un seul et unique mensonge car les premières résultent d'un défaut de maîtrise, et donc d'une maladresse

769Ibidem. 770Ibidem. 771 Ibidem. 772Ibidem..

773 Par cette définition, Rollin semble, certes de façon anachronique, rejoindre la posture kantienne qui définit le mensonge comme « la plus grande transgression du devoir de l'homme envers lui-même considéré comme être moral », in Kant, Emmanuel. Métaphysique des œu s, Do t i e de la ve tu. Paris : Vrin, 1996, p.103.

774 Rollin, Charles. Op. cit., volume 4, p. 340.

775 Fénelon. Les Aventures de Télémaque. Op. cit., p. 22.

776 Voir ibid., p. 145.

777 Rollin, Charles. Op. cit., volume 4, p. 340.

778Ibidem.

779Ibidem.

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accidentelle, tandis que le second relève d'une intention de faire illusion pour tromper, voire trahir781.

Loin d’enfermer son propos dans une logique anxieuse et culpabilisante qui ferait de

tous les élèves des menteurs en puissance, Rollin s’attache toutefois à trouver les remèdes qui

permettent d’envisager une évolution des comportements782

. C'est la raison pour laquelle le recteur s’adresse au corps magistral en le priant de « ne pas manque[r] de […] louer […] [l']ingénuité [de l’élève], et de lui pardonner sa faute, sans la lui reprocher ni lui en parler par la suite […] quand [il] confesse sans détour ce qu'il a fait »783

. Le thème de l’ingénuité rejoint celui de l’authenticité. Rappelons comment le Huron voltairien, baptisé l’Ingénu, accepte d’obéir aux recommandations que lui insuffle son esprit naïf. Sa démarche emprunte les voies

authentiques de ce que lui dicte sa propre nature, sans subir les influences d’un quelconque

mouvement du monde. C’est l’étude qui grandit l’Ingénu. Grâce à son contact avec le savant

Gordon et les nombreuses lectures réalisées, le Huron se perfectionne : « Ce n’est plus le

même homme ; son maintien, son ton, ses idées, son esprit, tout est changé. Il est devenu aussi

respectable qu’il était naïf et étranger à tout »784.

Le collégien, tel que le conçoit Rollin, ressemble quelque peu à l’Ingénu voltairien, car c’est par la porte de la candeur, de la simplicité et de la fraîcheur que s’introduisent les

connaissances et les idées permettant de comprendre le monde. Pour cela, le recteur s'adresse d'emblée aux formateurs, interpellés par l'impératif, et conçoit une proximité qui cherche à

exhorter l’éducateur à ses propres responsabilités éducatives. Une forme de connivence naît

ainsi entre l’énonciateur et le maître plus novice découvrant des conseils : il se développe alors une sorte de lien éducatif à un niveau supérieur, dans lequel le recteur émérite communique savoirs et savoir-faire aux enseignants en devenir. Avec les termes ‘louer, pardonner, faute, confesse’, s’établit également une étroite proximité entre le bon maître qui a

charge d’élèves et le bon prêtre qui a charge d’âmes785

. En définitive, lorsqu’il s'appuie sur la

781Nous pou o s ous to e de la a i e do t ‘olli app he de la otio de faute . Il e la a e pas à l id e de p h i e de al, ais plutôt à l id e d e eu li e à l i pe fe tio hu ai e.

782 Voir ibidem.

783Ibidem.

784 Voltaire. Œuv es o pl tes. L I g u. Volume 44. Paris: Société littéraire typographique, 1784, p. 418.

785 Cette ise e a a t du e so ge o t e le uel e t e e lutte l du ateu ollie appelle la loi di i e

développée par « Les Dix Commandements » do t l u s once comme suit : « Tu ne témoigneras pas faussement contre ton prochain ». Nous retrouvons aussi cette allusion au respect des commandements divins dans le Nouveau Testament qui « valorise celui qui les mettra en pratique et les enseignera ». (La Bible. Ancien Testament 1. T adu tio œ u i ue. Pa is : Le Livre de Poche, 1972, in Exode 20, p. 113.) Cette même recommandation est reprise in Deutéronome 5, p. 274. La Bible. Nouveau Testament. T adu tio œ u i ue.

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sincérité et l’authenticité de l'élève, le lien éducatif reste encore tout pétri du lexique et des

valeurs chrétiennes.

Cette authenticité et cette vérité ne doivent pas seulement être rappelées par des mots et des discours mais prendre vie dans les actes : « Que tout ce que les enfants voient, et tout ce

qu'ils entendent […] sert à leur faire aimer la vérité et à leur inspirer le mépris de toute

duplicité »786. Les verbes ‘voir’ et ‘entendre’ rappellent l'importance des perceptions visuelles et auditives dans l'acte cognitif. Les fonctions sensorielles influent sur l'acquisition des connaissances, parce qu'elles participent concrètement des expériences humaines, écho

peut-être de l’empirisme de Locke et Condillac. Le balancement antithétique – ‘leur faire aimer la vérité’ et ‘leur inspirer le mépris de toute duplicité’ – est ensuite suivi d’une énumération d’instructions à appliquer : «On ne doit jamais se servir d'aucune feinte pour les apaiser ou pour leur persuader ce qu'on veut ; ni leur faire des promesses ou des menaces dont ils sentent bien que l'exécution ne s'ensuivra pas »787. En d'autres termes, l’exigence de sincérité doit être

réciproque788, et c’est aussi sur cette réciprocité que se fondent le lien éducatif et la crédibilité professorale.

Crédibilité et probité imposent une ligne de conduite par laquelle le maître « fai[t]

entendre [à ses écoliers] que la finesse vient toujours d'un mauvais fonds, car on n’est fin qu'à

cause qu'on se veut cacher »789. Pour sortir l'élève de cette possible impasse, le professeur place sa classe dans une confiance suffisamment étendue auprès de tous afin de « les accoutumer à dire ingénument ce qui leur fait plaisir, ou ce qui leur fait de la peine »790.

Cet appel à l’authenticité suppose un élève auquel l'enseignant accorde suffisamment

de liberté individuelle pourqu’il puisse spontanément s’exprimer. Toutefois, le problème de la liberté individuelle de l’élève pose question dans le contexte d’éducation collective : comment concilier cette idée de liberté individuelle – condition indispensable à l’expression de ‘l’authenticité’ –avec le fait que l’éducation rollienne est aussi ‘l’art de manier et façonner les esprits’? De fait, l’exercice de cette liberté individuelle se heurte au cadre règlementaire de la

classe, à l’obéissance due au maître, mais aussi à la présence d’autrui. Il y a encore une fois un paradoxe dans le lien pédagogique tel que le conçoit Rollin. D’une part, l’écolier a l’obligation de se plier à une règlementation scolaire et de se subordonner au maître, mais

786 Rollin, Charles. Op. cit., volume 4, p. 340.

787Ibid., p. 340 et 341.

788B at i e Du a d d o t e ue l du atio ui se dispe se de l auto it et e pla e la use. Op. cit., p. 26 à 38.

789 Rollin, Charles. Op. cit., volume 4, p. 341.

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d’autre part, il peut user de la liberté de spontanéité, de franchise et de sincérité.

Néanmoins, en praticien expérimenté, le principal de Beauvais réussit à concilier ces deux dimensions du lien éducatif. Porteur de savoirs et savoir-faire qu’il a mission de

transmettre collectivement à ses élèves, le maître rollien est respectueux du cadrage institutionnel mais, à rebours de certaines habitudes de son temps, il souhaite aussi les adapter

aux êtres qu’incarnent réellement les collégiens, et qui font l’objet d’une approche bienveillante. C’est l’arrière plan de confiance et d’authenticité réciproque qui fait de ‘manier et façonner les esprits’ non une manipulation moralement condamnable mais une opération louable vers laquelle doit tendre le maître. Autorisé à « parler avec liberté »791, l’apprenant

rollien ne voit pas dans le respect de la collectivité et du maître une entrave à cette liberté car, pour le principal de Beauvais, le respect des règles et des limites fait tout un en quelque sorte avec la candeur originelle de l'enfant qui est « un fonds premier, une donnée immédiate de

l’humain […] la confiance même que l’on place en la nature humaine »792.

L’exigence d’authenticité et de sincérité n’a pas seulement pour but de guider l’élève

sur le chemin du Bien mais elle favorise aussi son expressivité plus intime en l’amenant à extérioriser ses sources de plaisir, de satisfaction ou de chagrin. En évoquant les domaines du plaisir et de la peine, le recteur se place à nouveau, on le voit, dans le registre affectif parce

qu’il favorise un lien constructif entre maître et élève. Mais, le comportement authentique, simple et « sans détour »793est souvent aussi le résultat d’un apprentissage, non d’une qualité naturelle. Ainsi pour guider leurs disciples sur le chemin de l’authenticité, les maîtres font quelquefois appel à l’amour propre ou à la honte : « Faites leur honte à eux-mêmes quand vous les surprendrez dans quelque dissimulation »794. Dans d’autres cas, il est conseillé de

«piquer d'honneur »795 l'écolier pris en flagrant délit de mensonge. La bienveillance rollienne

à l’égard de l’enfant n’est donc pas incompatible avec une approche morale où la

culpabilisation et la honte peuvent encore trouver une petite place. De même, l’insistance sur

791 Rollin, Charles. Op. cit., volume 3, édition Didot, p. 276.

792

Snyders, Georges. Op. cit., p. 281. En cela, ous ous opposo s à l a al se ui assu e ue l id al du atif

rollien « rejoint celui des Jansénistes de Port-‘o al […] [ a ] sa p i ipale p o upatio est d touffe hez les

jeunes élèves les semences du mal que le péché a déposées en eux ». In Fossati, Giovanna. É itu e de l histoi e

et pédagogie dans le Traité des études de Charles Rollin (Paris, 1661-1741). Université de Genève : Mémoire de

Li e e di ig pa Mi hel Po et, d pa te e t d histoi e g ale, , p. . De fait, ‘olli ussit à se d ta he de l i pla a le o eptio ja s iste, a il o ue à ai tes ep ises l i o e e o igi elle des

enfants comme un « précieux trésor » qui ne doit pas être « altér[ée] le moins du monde ». In Rollin, Charles.

Op. cit., olu e , p. , et . De e, sa o eptio du ati e s appuie guli e e t su le o fo ds atu el de l e fa e. In ibid., p. 200, 225, 232, 251, 266.

793 Rollin, Charles. Op. cit., volume 4, p. 341.

794Ibidem.

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la nécessaire vigilance et proximité de l'éducateur laisse entrevoir un enfant plus accueillant

qu’on ne le dit aux sollicitations condamnables.

Fénelon use pareillement de cette incitation à la conscience de l’opprobre qu’entraîne tout manquement à une attitude honorable et honnête. Son discours est marqué d’une plus grande virulence que celui de Rollin, car il va jusqu’à la déconsidération du maître pour son

élève : « Ces paroles de mépris percèrent Télémaque jusqu’au fond du cœur. Il se sentit

attendri du discours de Mentor ; sa douleur était mêlée de honte ; il craignait l’indignation et le départ de l’homme si sage à qui il devait tant »796. Ainsi, le gouverneur du jeune Duc de Bourgogne exploite les ressorts du mépris professoral pour faire éduquer le fils d’Ulysse. Ce moyen éducatif peut être efficace à condition de le rattacher à l’affection réciproque qui soude

les membres du couple pédagogique. Rollin ne conduit pas de manière aussi évidente son maître à la mésestime, même passagère, de ses élèves, car il préfère prendre appui sur les

effets de groupe, ce qui n’est pas possible dans la fiction éducative princière de Télémaque.

Ainsi, le recteur préconise le développement de mises en parallèle comparatives entre les élèves dans le but de « leur faire comprendre la différence qu'il y a entre un enfant vrai et

sincère […] et un autre enfant à l'égard de qui on est toujours en soupçon »797. Rollin croit en

l’aptitude du disciple à observer ses pairs, ce qui conduirait l’élève à mieux saisir deux choses : d’abord, pourquoi ne pas imiter un enfant menteur que le maître a tôt fait de

démasquer et «aux paroles duquel on doute parfois lors même qu'il dit la vérité »798 ; ensuite, pour quels motifs suivre l'exemple d'un enfant honnête « sur la parole de qui l’on peut compter, à qui l’on se fie pleinement »799. L'enfant découvre alors l'importance de la confiance bâtie entre le maître et lui-même, confiance qui se construit sur le respect mutuel et ne souffre nulle déloyauté.

C’est de la sorte que le collégien prend progressivement conscience de ce que Charles Rollin nomme « devoir d’écolier »800, qui transforme l’enfant en élève.

796 Fénelon. Les Aventures de Télémaque. Op. cit., p. 99.

797 Rollin, Charles. Op. cit., volume 4, p. 341.

798Ibidem.

799Ibidem.

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