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LE CADRE THÉORIQUE

2.2 LES REPRÉSENTATIONS LINGUISTIQUES

2.2.1 La sociolinguistique : du conflit de langues à la didactique des langues

La notion de représentation, “créée” et analysée par la psychologie sociale comme nous avons vu, a bientôt intéressé les sociologues.

Pierre Bourdieu souligne que les langues, elles aussi « sont l’objet de représentations mentales » (BOURDIEU 1980 : 65) et nous rappelle que toute identité est une représentation.

La recherche des critères «!objectifs!» de l’identité «!régionale!» ou «!ethnique!» ne doit pas faire oublier que dans la pratique sociale, ces critères (par exemple la langue, le dialecte ou l’accent) sont l’objet de représentations mentales, c’est-à-dire d’actes de perception et d’appréciation, de connaissance et de reconnaissance, où les agents investissent leurs intérêts et leurs présupposés, et de représentations objectales, dans des choses (emblèmes, drapeaux, insignes, etc.) ou des actes, stratégies intéressées de manipulation symbolique qui visent à déterminer la représentation (mentale) que les autres peuvent se faire de ces propriétés et de leurs porteurs (BOURDIEU 1982 : 135-136 - notre italique).

Les représentations mentales se manifestent donc dans les appréciations, les idées ; les représentations objectales sont les signes extérieurs, les symboles qui peuvent déterminer les premières représentations (mentales).

Une “nouvelle” discipline s’occupera bientôt des représentations : la sociolinguistique, dont il convient ici d’esquisser l’histoire.

Cette « science de l’homme et de la société » (BOYER 2001 : 7) surgit à partir de la critique à une linguistique structurale bloquée dans une interprétation rigide du Cours de linguistique générale (1916) de Ferdinand de Saussure, manifeste de naissance de la linguistique. Malgré un précurseur de la discipline comme Antoine Meillet (1866-1936), la sociolinguistique moderne émerge aux États-Unis grâce au travail de William Labov,

l’un des fondateurs, qui reproche aux saussuriens leur analyse du langage l’isolant de tout lien avec la société :

[ils] ne s’occupent nullement de la vie sociale : travaillent dans leur bureau avec un ou deux informateurs, ou bien examinent ce qu’ils savent eux-mêmes de la langue […] s’obstinent à rendre compte des faits linguistiques par d’autres faits linguistiques, et refusent toute explication fondée sur des données “extérieures”, tirées du comportement social (LABOV 1976 : 259).

Labov a une conscience aiguë de l’existence de la diversité linguistique interne et ,dans les années 60 du XX" siècle, il conduit des enquêtes spécifiques sur la variété linguistique qui règne à New York en démontrant l’existence d’une relation entre une certaine variation et telle ou telle classe sociale ou groupe. Le chercheur, en linguiste de terrain, illustrera ainsi le changement linguistique vu à l’intérieur du contexte social et s’opposera à la linguistique structuraliste qui ne considère ni le sujet ni la société pour ses analyses. Labov a aussi été le premier à prendre en compte le rôle des représentations et des stéréotypes dans ses recherches afin de comprendre des phénomènes comme l’insécurité linguistique ou l’hypercorrection et de démontrer que « les attitudes envers la langue sont d’une extrême uniformité au sein d’une communauté linguistique » (LABOV 1976 : 338).

Le lien entre langage et identité sera toujours au coeur des réflexions sociolinguistiques. Si l’hypothèse Sapir-Whorf (HSW), “la langue d'une société humaine donnée organise l'expérience des membres de cette société et par conséquent façonne son monde et sa réalité” , peut engendrer un relativisme exacerbé sans aucune 55 possibilité d’intercompréhension, il faut en reconnaître la valeur pour avoir donné au langage un statut constitutif de l’identité.

La langue est en même temps constitutive de l’identité et instrument d’expression, reçue en « héritage » (CHARAUDEAU 2001 : 342) par la communauté

Cette hypothèse est contenue dans WHORF Benjamin Lee, (1956) Language, Thought and Reality : Selected

55

writings of Benjamin Lee Whorf, Cambridge, John B. Carrol éd., M.I.T. Press, Massachusetts Institute of Technology.

d’appartenance et se traduit dans la modernité dans la règle “une langue, un peuple, une nation”.

Cependant “ce n’est pas la langue qui témoigne des spécificités culturelles, mais le discours” (CHARAUDEAU) :

Cet imaginaire de l’identité linguistique est entretenu par deux discours!: la langue d’un peuple, c’est son génie!; ce génie perdure à travers l’histoire. La langue serait un don de dame nature qui nous serait offert dès la naissance et constituerait notre être de façon propre. C’est ainsi que s’est construite la symbolique du "génie" d’un peuple. De ce don, dont nous serions tous comptables!: on le recevrait par héritage et il devrait être transmis de la même façon. (CHARAUDEAU 2002 : 4 - notre italique)

Les recherches sociolinguistiques contribuent à cerner encore mieux ce concept à l’intérieur de cette discipline. Bernard Py souligne encore, par exemple, la nature relationnelle, discursive des représentations :

[…] c’est par le discours qu’elles existent et se diffusent dans le tissu social. En outre, le langage est un instrument très efficace de catégorisation : dénommer, c’est classé et regroupé […]. Nous irons un peu plus loin dans cette direction et nous ajouterons que le discours est plus spécifiquement le lieu où les représentations sociales se constituent, se façonnent, se modifient ou se désagrègent (PY 2004 : 6 - notre italique).

Le langage est alors et moyen, lieu de construction d’une représentation et possible objet de représentation.

Boyer explique que la sociolinguistique est la discipline la mieux adaptée pour étudier les représentations linguistiques puisque

la sociolinguistique est inséparablement une linguistique des usages sociaux de la/ des langues(s) et des représentations de cette/ces langues(s) et de ses/leurs usages sociaux, qui repère à la fois consensus et conflits et tente donc d’analyser des dynamiques linguistiques et sociales (BOYER 1990 : 104).

D’après Boyer (2001), objet de la sociolinguistique sera la vie du langage et des langues au sein des sociétés humaines, science donc ouverte pour sa nature à la transdisciplinarité en faisant attention notamment aux différents ordres de problématiques comme : la variation, les contacts des langues, les conflits diglossiques, la situation des migrants, la créolisation, l’analyse des discours sociaux (politiques, syndicaux, médiatiques), l’analyse des intégrations verbales, les politiques linguistiques.

Ce dernier volet est strictement lié à notre domaine, la didactique des langues, et il est intéressant d’en souligner ici quelques caractéristiques.

Les échanges linguistiques suivent une logique économique (au sens littéral), il existe un marché linguistique où la valeur des langues est fixée par ceux qui possèdent le capital culturel et linguistique nécessaire pour obtenir le pouvoir. Dans cette lutte, la loi est faite par ceux qui ont la compétence légitime, reconnue, en même temps d’autres langues, d’autres valeurs et d’autres marchés se trouvent dans la même collectivité, mais en marge (BOURDIEU 1982 : 52-95). Les représentations ont alors une influence profonde dans les conflits des marchés linguistiques et pour s’en apercevoir il faut « inclure dans le réel la représentation du réel, ou plus exactement la lutte des représentations au sens d’images mentales, mais aussi de manifestations sociales destinées à manipuler les images mentales » (BOURDIEU 1982 : 136).

Boyer (1995 a : 66) explique l’influence des représentations dans la création d’une « politique linguistique » adaptée à un contexte plurilingue et leur importance dans la naissance de l’« imaginaire ethnosocioculturel » (BOYER 1995 b : 41) qui est indispensable pour acquérir une compétence de communication en langue étrangère.

Selon la perspective sociolinguistique, le schéma de Jakobson n’est pas suffisant pour décrire la communication puisqu’il faut absolument tenir compte des « implicites socioculturels » (BOYER 1991 : 53) et de leur importance pour l’accès au sens du discours. La communication est une compétence formée à son tour de cinq « microcompétences » : sémiotique, référentielle, discursive textuelle, socio pragmatique et ethnosocioculturelle (ibid. 60) et cette dernière est évidemment la plus difficile à conquérir quand on apprend une langue étrangère.

Plusieurs recherches sociolinguistiques sur les représentations linguistiques s’occupent des situations de conflit diglossique. Dans le contexte français, les idéologies et les images mentales des locuteurs ont été considérées pour étudier notamment les contextes catalan et occitan selon un modèle descriptif créé par Gardy et Lafont (1981). On y explique que le conflit entre une langue dominante et une langue dominée ne sera amoindri que si la seconde accède à une normalisation et sa sauvegarde s’avère par conséquent possible. Les linguistes occitans ont choisi « une démarche militante, volontariste » (BOYER 2008 : 57) étant donné l’insuffisance d’une posture descriptive dans un pays comme la France où l’idéologie unilinguiste est profondément implantée. De plus, comme cela arrive souvent, les sociolinguistes se reconnaissant dans cette vision sont personnellement concernés par la situation qu’ils décrivent en tant que représentants des communautés linguistiques intéressées.

Quand la sociolinguistique s’occupe de politique linguistique et de langues en conflit, elle veut étudier le statut d’une/des langues(s), le contexte et les représentations qui influencent la planification linguistique. Où et comment se produisent ces représentations ? Quel est le facteur identitaire à prendre en compte ? Quelles différences influencent la formation des représentations ? Ce sont ces images mentales qui nous dévoilent les raisons historiques, politiques et socioculturelles à la base d’une politique linguistique déterminée (ou de son absence), d’une langue enseignée ou oubliée, etc.

En plus de renvoyer aux choix politiques, les représentations s’avèrent fondamentales dans la réflexion sur l’enseignement-apprentissage. Les nombreuses études des représentations linguistiques des apprenants et des enseignants de langues étrangères ont démontré l’importance de cette dimension et son influence sur le processus d’apprentissage (LAFONTAINE 1986, CAIN & DE PIETRO 1997, MATTHEY 1997, MOORE 2001, BEACCO 2001, CASTELLOTTI & MOOORE 2002, PY 2000 et 2004).

Les représentations sont constitutives de la construction identitaire, du rapport entre soi et les autres et de la construction des connaissances. Les représentations ne sont ni justes, ni

fausses, ni définitives, dans le sens où elles permettent aux individus et aux groupes de s’auto-catégoriser et de déterminer les traits qu’ils jugent pertinents pour construire leur identité par rapport à d’autres. Elles sont ainsi à considérer comme une donnée intrinsèque de l’apprentissage, qu’il convient d’intégrer dans les démarches éducatives. Ces démarches doivent pouvoir réconcilier des tensions a priori contradictoires entre un besoin d’auto-centration et de rattachement au connu, et l ’ i n d i s p e n s a b l e o u v e r t u r e q u e n é c e s s i t e l ’ a p p r o p r i a t i o n d e s langues.!(CASTELLOTTI & MOORE 2002 : 21 - notre italique).

Nous sommes donc entrés dans le champ de la didactique des langues qu’il va falloir mieux cerner. Le terme didactique (du grec didaskein : enseigner) indique le genre rhétorique destiné à instruire et ensuite l’ensemble des théories d’enseignement-apprentissage (CUQ 2003 : 69). Il peut donc exister une didactique pour toute discipline et en parlant de didactique on peut faire référence tantôt aux pratiques de classe tantôt aux théories sous-tendues.

La didactique des langues s’intéresse notamment à « l’étude des conditions et des modalités d’enseignement et d’appropriation des langues en milieu non naturel » (Cuq & Gruca, 2005 : 52). Pendant longtemps la linguistique dite “appliquée” a été la référence pour l’enseignement-apprentissage des langues étrangères, jusqu’en 1977, moment où Robert Galisson proposa d’utiliser l’appellation « didactique des langues étrangères », plus tard et plus exactement « didactique des langues-cultures ». Des années s’écouleront avant d’en arriver à l’éloignement de la linguistique, accusée d’analyser l’apprentissage/enseignement des langues d’un regard rigidement structuraliste, formel et en négligeant les aspects culturels et communicatifs.

Tout en gardant les liens avec les sciences du langage, cette discipline ayant son propre objet d’étude, l’apprentissage des langues, peut être considérée autonome. Dans ce cas, la langue en tant qu’objet d’apprentissage est d’une particularité bien délicate puisqu’elle pourrait « également donner lieu à une acquisition naturelle, c’est-à-dire sans intervention pédagogique » (DABÈNE 1997 : 19). C’est aussi un élément de savoir strictement lié, comme on l’a vu, à l’identité de l’individu qui la parle. En outre nous ne sommes pas en présence d’un objet d’apprentissage variable, non fixe (comme tout

phénomène humain), donc il ne s’agit pas d’ « un savoir constitué à acquérir, mais aussi d’usages conceptualisés et diversifiés à s’approprier, notamment dans l’interaction. Une telle spécificité rend d’autant plus cruciale l’influence de facteurs sociaux, économiques, idéologiques ou affectifs entre autres » (CASTELLOTTI & MOORE 2002 : 9).

Comme toute discipline se donnant une autonomie, un nom et un objet, le temps était venu pour la didactique des langues de réfléchir sur les mots spécifiques à son domaine. Nous croyons utile d’en écrire ici quelques-uns.

Le terme méthode peut indiquer l’outil d’enseignement (livre, manuel, support audio/vidéo) ou l’ensemble des démarches et des techniques utilisées en classe (PUREN 1988 :16) ; une méthodologie est par contre un « ensemble cohérent de procédés, techniques et méthodes qui s’est révélé capable, sur une certaine période historique et chez des concepteurs différents, de générer des cours relativement originaux par rapport aux cours antérieurs et équivalents entre eux quant aux pratiques d’enseignement/apprentissage induites » (PUREN 1988 : 17).

Aujourd’hui où notre discipline se veut souple et à même d’enquêter des problématiques et des contextes très variables, on utilise plus souvent les mots approche et perspective (CUQ 2003 : 24). La flexibilité nécessaire de nos jours est dérivée par des changements concernant l’objet social de référence, c’est-à-dire l’ensemble d’actions, de compétences que les apprenants devraient être à même de réaliser dans le pays étranger dont ils étudient la langue, selon les décisions du monde de la formation et/ou de la société. Cet agir d’usage, qui change selon les époques et les contextes, doit se rapprocher de l’agir d’apprentissage, l’ensemble des tâches à accomplir, et vice versa.

Pour en revenir aux représentations, il faut dire que de nombreuses recherches se sont occupées d’identifier les éléments influençant les opinions des apprenants sur les langues étrangères étudiées : le rapport entre image du pays où l’on parle la langue et image de la langue (PERREFORT 1997 ; MULLER 1998) ; la faible influence sur les représentations des élèves que peuvent avoir un séjour à l’étranger (BYRAM & ZARATE 1996) ou la proximité entre le pays natal et l’autre pays dont on étudie la langue (CAIN & DE PIETRO 1997). Le vécu personnel et les difficultés d’apprentissage par contre jouent un rôle important dans la création des représentations (CAIN & DE PIETRO

1997) : voilà alors que, s’il est bien difficile de pouvoir modifier les opinions, les préjugés, les idées reçues habitant l’esprit de nos apprenants et provenant de la société et des familles, au moins l’enseignant pourrait-il envisager une action dans ce sens . 56 En effet l’appréciation d’un pays et de sa langue augmenterait au fur et à mesure que les difficultés rencontrées diminuent (et cela explique pourquoi souvent, comme dans notre enquête, les sujets déclarent aimer une langue jamais étudiée, non connue, dont ils ont, forcément, une perception très floue).

L’étude des représentations montre l’attitude des apprenants envers la langue d’apprentissage et peut donner des informations pour changer, modifier en partie au moins, ces représentations : les sociolinguistes et les didacticiens en concevant de nouvelles politiques linguistiques, les enseignants en créant des pratiques avisées. Connaître les représentations des apprenants est d’autant plus important si l’on pense qu’elles peuvent être « des obstacles, des voies de garage, voire des freins à l’apprentissage » (PY 2004 : 15)

C’est Boyer (1990, 2003) qui propose l’approche théorique et méthodologique pour étudier les représentations linguistiques d’un point de vue sociolinguistique ainsi que les exemples appropriés pour le cas d’étude des représentations sur la France. « Les imaginaires collectifs s’articulent selon une échelle qui va du plus stable au plus éphémère, du plus consensuel au plus clivé, de l’identité aux identités » (BOYER 1995 b : 44) et, carrément, cela est beaucoup plus difficile à acquérir par des apprenants étudiants une langue dans leur pays.