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L’époque Louis XIV, la!littérature du Grand Siècle, les huguenots s’éparpillant partout en Europe ne sont que quelques-unes des raisons de la diffusion de la langue et de la culture françaises : le modèle paradigmatique est désormais celui de l’honnête homme, poursuivi par toute l’aristocratie occidentale. À l’époque des Lumières, plusieurs éditeurs français s’installent en Italie et dans la deuxième partie du XVIIIe siècle on y (ré)imprime l’Encyclopédie en langue originale.

Le De vulgari eloquentia de Dante distingue entre le vulgaire (cette langue qu’on apprend par imitation, 12

sans songer aux règles) et le latin (un autre type de langue que les Romains ont appelé grammaire). Ce dictionnaire avait pour modèle explicite le Vocabolario degli Accademici della Crusca de 1612, archétype 13

de grands dictionnaires européens.

Face à cette gallomanie, des voix s’élèvent pour éviter tous les gallicismes mettant en danger les autres langues nationales, argument celui-ci qu’on retrouvera dans les débats de l’Italie unifiée. Cette gallophobie augmentera pendant la Révolution quand on voudra imposer “la langue de la liberté” aux peuples délivrés de l’Ancien Régime.

À l’intérieur du Centro Interuniversitario di Ricerca sulla Storia degli Insegnamenti Linguistici!(CIRSIL) , Carla Pellandra a répertorié les manuels pour l’apprentissage du 14 français publiés en Italie de 1625 jusqu’en 1860 avec la collaboration de Nadia Minerva :

Les francisants ont commencé par recenser les ouvrages existants dans les bibliothèques publiques de l’Émilie, une région qui a eu deux foyers importants de culture française comme Bologne et Parme, ouvrages utilisés pour l’enseignement/ apprentissage de la langue française sous l’Ancien Régime et les documents des anciens collèges témoignant de l’existence, de la diffusion et des formes de cet enseignement (PELLANDRA 1989:14).

L’époque 1625-1860 considère plus de huit cents manuels, dont plusieurs trilingues en italien, français et espagnol, qui semblent préfigurer les réflexions d’aujourd’hui sur l’intercompréhension des langues romanes et qui témoignent ainsi du fait que ces procédés semblent inscrits dans la nature des peuples de la Méditerranée avant qu’une rigide séparation entre langues s’établisse, à l’imitation des divisions nationales.

Le centre bolonais s’occupe de l’histoire des enseignements linguistiques et réunit des chercheurs de 14

plusieurs universités : Bologne, Gênes, les deux université de Milan, l’université d’État et l’université catholique, Modène et Reggio d'Émilie, Naples “Federico II”, Palerme, Pise, Sienne, Turin. Voir aussi la publication annuelle de 2002 à 2010 des Quaderni del Cirsil, ed. Clueb, Bologna.

À partir de 1670 le français est enseigné dans la presque totalité des écoles jésuites italiennes , mais il s’agissait d’une discipline à option, payée à part, une scienza 15 cavalleresca indispensable, comme l’équitation, le maniement de l’épée, la danse et la musique, à la formation du gentilhomme, donc une discipline parascolaire, à côté du curriculum du ratio studiorum, un art plutôt qu’une science (BRIZZI 1976 : 235-241).

On sait que les Italiens cultivés du XVIIIe siècle vantaient un excellent niveau de connaissance du français (BEDARIDA et HAZARD 1934 :41-42), mais il reste encore beaucoup à étudier sur l’histoire des méthodes de l’époque. Carla Pellandra souligne un trait commun dans les manuels analysés au CIRSIL : le principe du plaisir. Le père Buffier dans sa Grammaire de 1709 explique que pour apprendre une langue moderne il faudrait vivre au milieu de ceux qui la parlent, faute de ce commerce on devra faire recours aux livres (PELLANDRA 1989 : 27). Il faut donc

jeter d’abord les yeux sur une grammaire (mais ce qui importe est de choisir) un sujet agréable et familier […] des textes aisés à entendre […] le plaisir de les interpréter sans peine, ou du moins avec peu de difficulté animant le courage, évertue aussi l’esprit et réveille l’attention (BUFFIER 1731 : 37-42, cité dans Pellandra 1989).

Charles de Richany qui enseigne à Parme et rédige une Grammatica francese-italiana offre, lui aussi, une partie grammaticale schématique et invite à enseigner « comme un jeu qui nous donne du plaisir » (DE RICHANY 1681 :10-19, cité dans Pellandra 1989).

Les écoles jésuites ont eu le monopole presque exclusif dans la formation des élites européennes 15

jusqu’à la suppression de l’ordre en 1773. L’organisation de ces établissements a influencé l’éducation moderne et contemporaine en ce qui concerne la durée de l’année scolaire et des vacances, les modalités de cours et d’étude et le type d’examens. (Fornaca R.,1994, Storia della scuola moderna e contemporanea. Presenze, confronti, orientamenti, Roma, Anicia, pp.15-16)

Cette méthodologie didactique semble « aimable, motivante, adéquate aux besoins des élèves, assez différente de l’enseignement que nous appelons traditionnel, dont le but essentiel n’est pas de fournir des compétences, un savoir-faire, mais plutôt un savoir, un enseignement […] entièrement centré sur la grammaire conçue comme une discipline mentale avec ses jeux de règles, exceptions, exercices d’application » (PELLANDRA 1989 : 28-29).

C’est à partir des années 1750 que la méthode soi-disant traditionnelle s’annonce avec Pierre Restaut (Principes généraux et raisonnés de la Grammaire françoise, 1730) et la réinterprétation de ceux-ci par Du Boccage (Le Maitre françois ou le Restaut travesti savoir les éléments de la Grammaire françoise, 1750) : la présentation grammaticale et l’analyse de la langue se font massives car les ouvrages veulent être utiles à tous, même « aux Dames, aux jeunes Demoiselles dans les couvents, aux enfants des Petites Écoles qui ne sont pas destinées au latin » (RESTAUT 1755 : XIV, cité dans Pellandra 1989). À partir de ce changement de paradigme, « l’enseignement du français devient l’occasion de faire acquérir un système d’analyse de la langue et de la pensée conformément à la leçon de Port-Royal » (Pellandra 1989 : 32).

Tout en étant conscients qu’il ne faut pas oublier l’épaisseur du temps qui nous sépare de cette époque et en précisant que nous ne voulons pas commencer une chasse aux précurseurs, on voudrait, avec Pellandra, rappeler ici les mots d’un grand didacticien italien, Renzo Titone, d’après lequel molte delle idee oggi sventolate come l’ultimo frutto dell’invenzione didattica erano già formulate o realizzate in tempi antichissimi, non solo secoli fa, ma parecchi millenni fa . 16

“plusieurs idées présentées aujourd’hui comme la dernière invention didactique étaient déjà formulées 16

ou réalisées il y a très longtemps, il y a des siècles voire des millénaires” (notre traduction) ; Titone R. (1986), Cinque millenni di insegnamento delle lingue, Brescia, La Scuola.

Michel Feri dans sa Nouvelle méthode abrégée curieuse et facile pour apprendre en perfection et de soi même la langue françoise utilise des adjectifs et des expressions (que nous avons soulignés) très répandus dans les manuels contemporains, toujours soucieux d’effacer la difficulté d’apprentissage et de promettre une acquisition sans effort : l’ouvrage montre aussi un élève racontant à un autre un moment typique du cours où l’on « explique en Francois une Geografie Italienne » (FERI 1728 : 164, cité dans Pellandra) ce qui nous fait penser au CLIL / EMILE de nos jours.

L’étude de ces manuels a concerné aussi le thème des stéréotypes : Paola Nobili dans son analyse nous dévoile la présence de certaines idées sur les caractéristiques des peuples européens dans les grammaires du XVIIe et XVIIIe siècle. Essais, romans, récits de voyage ont toujours été des moyens de diffusion de clichés, mais aussi une grammaire, un manuel de langue peuvent s’en occuper, souvent de façon plus déguisée, cachée derrière une neutralité apparente. Les idées courantes sur les nations européennes circulent déjà à l’époque, mais elles sont encore fluctuantes ; seule l’hégémonie culturelle française et anglaise permettra à ces deux nations de s’exhiber comme les plus vertueuses.

Al tramonto dell’egemonia del mondo economico mediterraneo (l’arco ispano-asburgico passante per l’Italia) si sostituisce l’egemonia del mondo nord-atlantico. La lenta opera di costruzione e sedimentazione dei giudizi […] esaminati si fortifica (o si modifica) anche grazie ad eventi storico-politici […]. L’apprendimento della lingua francese (in Italia), pur effettuato con tecniche banalmente memorizzanti e con obiettivi più formali che contenutistici, veicola così involontariamente e fa assimilare una quantità cospicua di stereotipi difficilmente sradicabili anche ai giorni nostri (NOBILI 1989 : 160) . 17

Quand l’hégémonie du monde économique méditerranéen (l’influence de la dynastie espagnole des 17

Habsbourg passant par l’Italie) se termine, c’est l’hégémonie du monde nord-atlantique qui commence. La lente construction et affirmation des opinions examinées se fortifie (ou change) grâce aux événements politiques aussi. L’apprentissage du français (en Italie), même si effectué à travers des techniques banales de mémorisation et avec des objectifs plus formels qu’éducatifs, véhicule sans le vouloir et permet l’assimilation d’une grande quantité de stéréotypes désormais difficiles à déraciner, même de nos jours (notre traduction).

Paola Nobili fait référence ici aux tableaux lexicaux qui circulent dans les manuels de l’époque où les nationalités française, anglaise, italienne, allemande, espagnole sont décrites pour leurs coutumes, taille, habitudes gastronomiques, habillement, beauté, humeur, habileté d’écriture, capacité rhétorique, connaissances scientifiques, attitudes religieuses, courage, fidélité, modalité de séduction.

Les auteurs de ces manuels utilisent souvent le symbolisme animal ; nous proposons ici un exemple des images encore familières aujourd’hui : l’aigle représente le peuple français (oiseau de Dieu pour Dante, symbole de l’empire en toute période), le lion représente les Anglais, le renard avec sa ruse est parfait pour les Italiens, l’ours incarne les Allemands, l’éléphant pour sa lenteur rappelle les Espagnols.

Le Grand Siècle, où la langue française est normée, est le siècle où l’on commence aussi à envisager des connexions entre une langue et son peuple : c’est la thématique du génie des langues qui s’affirmera ensuite et sera utilisée pour tant de revendications artistiques ou politiques.

Pour en revenir au monde des écoles, un grand changement se produit quand les Philosophes attaquent si violemment les collèges jésuites que plusieurs gouvernements chassent ces ecclésiastiques (Portugal, France, Espagne, Règne de Naples, Duché de Parme, Autriche) ; la suppression de l’ordre qui avait jusque-là formé l’élite des pays catholiques arrive enfin en 1773. Un grand débat sur l’éducation se développe à l’époque car on ressent l’exigence d’introduire des cours de sciences et de langues de façon organisée. Les Philosophes rappellent les Grecs de l’Antiquité quand ils prônent pour une éducation apte à former non plus de bons chrétiens, mais des citoyens utiles au pays et doués de savoirs modernes, d’où, selon eux, la nécessité d’un État se substituant au pouvoir religieux et se chargeant de l’éducation, à travers un système national.

En particulier, selon D’Alembert qui s’exprime dans l’article Collège de l’Encyclopédie, il est inutile d’utiliser son temps pour étudier le latin, il faut certainement comprendre les ouvrages classiques, mais éviter de s’acharner dans la composition en latin puisqu'il est plus important de s’engager pour bien apprendre sa propre langue, « par principes », et les langues modernes, l’anglais et l’italien, ensuite, peut-être, l’allemand et l’espagnol, beaucoup plus utiles que les langues mortes (PELLANDRA 2004 : 64-65).