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1.3 L’ÉCOLE ITALIENNE ET L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES ÉTRANGÈRES APRÈS L’UNIFICATION ET JUSQU’À NOS JOURS

1.3.1 L’éducation linguistique nationale

D’après De Mauro, en 1861, année de l’unification, seulement 2,5 % de la population serait à même de s’exprimer en italien ; plus récemment Castellani (2009) penche pour 10 %, en tout cas les chiffres sont impressionnants. À la même époque l’analphabétisme concernait 75/80 % des Italiens adultes, avec des pics de 90 % dans le Sud et presque de 100 % si on se borne à la population féminine. Après 1861, commence l’action de l’école publique et en 1911 l’analphabétisme touche 40 % de la population, la loi Coppino (1887) ayant rendu obligatoire la fréquence scolaire et prévu des amendes pour les familles défaillantes. Néanmoins le cours obligatoire terminait à l’âge de neuf ans et les contrôles de la fréquence scolaire n’étaient sans aucun doute pas du même niveau sur la totalité du territoire national.

La langue nationale demeure éloignée de la réalité de la plupart des élèves et fondée sur les modèles de l’écrit littéraire ; à l’époque fasciste la Réforme Gentile de 1923 étend l’instruction obligatoire jusqu’à 14 ans, mais reste marquée par la tradition philosophique et classique que la dictature ne cesse d’encourager pour se relier à la grandeur passée de la latinité, sous l’impulsion, en même temps, de la pensée de

Benedetto Croce, l’un des intellectuels les plus influents de l’époque. Comme on l’a dit, l’école italienne sera dessinée à l’époque, selon des principes l’influençant encore aujourd’hui : les disciplines les plus nobles sont les lettres, en particulier les langues anciennes, la philosophie et l’histoire, tout ce qui est passible d’être utile à un niveau pratique est considéré de second plan, non noble.

Après la IIe Guerre Mondiale, une fois la paix retrouvée et après tant d’horreurs, les nations s’engagent pour la construction européenne, construction qui passe aussi par l’identité culturelle et le désir de rapprocher les peuples, de se connaître mutuellement.

L’Italie se trouve en grande difficulté suite au conflit mondial et doit se reconstruire ; une nation unifiée depuis moins de cent ans a déjà vécu deux guerres mondiales, une dictature de vingt ans et se trouve maintenant à gérer le passage de la monarchie à la république, parallèlement aux efforts à mettre en oeuvre pour se soulever des dégâts économiques, militaires, civils et culturels, conséquences de la guerre qui en Italie a été aussi une guerre civile.

Nous nous appuierons sur les travaux de Tullio De Mauro pour décrire les 33 étapes amenant à l’Italie d’aujourd’hui au sujet de l’éducation linguistique et de système scolaire puisque la prise en compte de l’analphabétisme persistant, d’une dialectophonie répandue et de disparités régionales importantes est indispensable pour comprendre le rapport du pays aux langues.

Le célèbre linguiste parle d’un véritable paradoxe de la langue italienne laquelle est célébrée, mais pas vraiment utilisée donc, pour ainsi dire, étrangère chez elle (DE MAURO 1986 : 4). L’unification linguistique étant mise en place après l’unité politique, l’image la plus accréditée et celle de l’italien langue de culture, de l’écrit, mais pas langue de la vie quotidienne, de la réalité, du peuple qui parle “ses” langues. En 1951 le taux d’analphabétisme est encore de 14 % (avec des différences importantes entre villes et zones rurales, entre le Nord et le Sud du pays).

L’organisation politique de cet état encore jeune ne pouvait pas gérer la diversité linguistique à la manière française et on opta donc pour une organisation décidément plus libérale (DE MAURO 1977 : 2), de sorte que les nombreuses minorités

(1986) Storia linguistica dell’Italia unita, Bari, Laterza ; (1977) Scuola e linguaggio, Roma, Editori riuniti. 33

linguistiques furent ainsi respectées. En effet l’article 6 de la!Constitution italienne affirme que la République protège à travers des lois spécifiques les minorités linguistiques , une phrase qui semble préfigurer la bien plus récente Charte des minorités 34 linguistiques. Il manque néanmoins une réflexion politique et intellectuelle sur la question linguistique du pays et, comme cela arrive souvent, les événements concrets ont guidé tout seuls le processus : ce sont donc le service militaire obligatoire, puis le “miracle économique” et ensuite l’industrialisation, l’urbanisation, la diffusion des médias tels que la télévision, la radio et le cinéma, tout comme une massive migration interne qui engendrent une certaine homogénéisation linguistique. En 1963 l’instruction secondaire du premier degré est réformée ; en 1971 le cycle élémentaire est suivi par 44,2 % des enfants, mais 32,4 % ne le fréquente pas ou n’arrive pas à le terminer.

Le besoin surgit dans cette période de réagir à un paradigme d’enseignement privilégiant la culture littéraire-humaniste et une approche académique ; la distance entre la langue enseignée et la langue vécue est reconnue comme l’une des causes de l’échec de la scolarisation.

Comme en France ou aux États Unis, de même en Italie beaucoup de disciplines comme la psychologie, la sociologie et la pédagogie s’occupent du langage pendant les années 1950-1960 et leur apport confluera dans Les 10 thèses pour une éducation linguistique démocratique (DE MAURO 1975) s’inscrivant dans la pensée des linguistes italiens du XIX" et du XX" siècles : linguistes historiques (Isaia Ascoli), psycholinguistes et comparatistes (Titone 1966 ; Arcaini 1968, 1978), didacticiens des langues (Freddi et Balboni 1970) et retrouvant aussi la réflexion politique d’Antonio Gramsci (1929, 1935) qui considérait l’exigence de l’organisation de la langue comme un symptôme de la nécessaire réorganisation sociale.

Le document des 10 Thèses revendique une parole qui

n’est ni son, ni formule, mais l’expression d’un sens qui s’enracine dans la dialogicité, dans la coopération avec autrui et dans le frottement avec les choses et Des mots bien différents de ceux de l’article 2 de la Constitution française qui déclare “Le français est la 34

langue de la république” : encore une fois les histoires des deux pays font entendre leur poids… 45

les expériences que l’on entend exprimer (DE MAURO 2001 : 64, traduit et cité dans COSTANZO 2003 : 7).

Nombreux sont les mérites de ce projet qui déclenche une réflexion avec des conséquences importantes : la conception même du langage est remise en cause, non plus langue modèle, norme à acquérir, antilingua bureaucratique (CALVINO 1980), mais langue comme manière de s’exprimer ; la réalité linguistique de départ assume tout son poids et la promotion d’une éducation plurilingue et pluriculturelle rend les 10 Thèses un texte précurseur (COSTANZO 2003).

Le débat éveille un tel intérêt, la question est si urgente que ces années amènent aussi à la naissance de plusieurs associations dont le rôle sera fondamental pour la recherche sur ces thèmes : GISCEL (Gruppo di Intervento e Studio nel Campo dell’Educazione Linguistica), CIDI (Centro di Iniziativa Democratica degli Insegnanti), LEND (Lingue e Nuova Didattica), SLI (Società Linguistica Italiana).

Les 10 thèses, rédigées par De Mauro, en effet sont présentées et approuvées lors d’une assemblée du GISCEL le 25 avril 1975, date hautement symbolique étant l’anniversaire de la Libération de 1945, c’est-à-dire la fin de la IIe Guerre Mondiale pour le pays. Le concept d’educazione linguistica tient compte des problèmes de diglossie (italien/dialectes), du plurilinguisme interne (l’allemand, le slovène, le serbo-croate, le français, le grec, l’albanais…), de la variété interne de l’italien, des langues des nouveaux arrivés, donc il ne peut qu’affirmer la coexistence de plusieurs langues et cultures dans la vie de tout Italien. Dans un tel contexte et puisque « les situations monolingues sont des abstractions » (DE MAURO 1983) les langues étrangères sont insérées forcément dans une pensée plurilingue et pluriculturelle, vingt ans avant que ces expressions deviennent courantes en Europe. En outre l’enseignant des langues (étrangères et nationale) est considéré, en Italie plus qu’ailleurs, non comme « un expert en technologies didactiques et multimédias, mais [comme un] éducateur […] en mesure d’opérer dans des contextes variés et spécifiques » (GIACALONE RAMAT 1988). Cette interculturalité qui devient éducation linguistique et éducation citoyenne sera par la

suite (FIORONI 2007) considérée « l’instrument nécessaire et incontournable d’intégration et d’accueil des étrangers » (LÉVY & DAVID 2013 : 28).

L’educazione linguistica est considérée un processus intégré s’accomplissant à travers l’enseignement/apprentissage :

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de la langue maternelle ;

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de la langue seconde ou non maternelle dans les territoires bilingues ;

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des langues étrangères ;

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des langues classiques (grec et latin dans les écoles où cela est prévu);

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des langues des groupes migratoires.

La valeur formatrice et identitaire du dialecte est reconnue, mais il est considéré relatif à la vie privée.

Pour atteindre les trois finalités éducatives de l’educazione linguistica, l’acculturation, la socialisation et l’auto-promotion du sujet, il faudra aussi s’accorder sur l’idée de langue : est-elle à considérer comme forme ou action sociale ? Comme norme ou usage ? Pour atteindre l’intégration des différents idiomes participant au système, la langue devra être considérée elle-même comme un processus dynamique, communicatif, expressif et cognitif à la fois et non comme un produit, une série de règles, une performance (DE MAURO 1977). Le cursus scolaire devrait participer à cette formation en soulignant la réciprocité des disciplines : la langue et les micro-langues aident les disciplines non linguistiques qui à leur tour, utilisent la langue et les langues en exaltant leur enrichissement. L’ordre éducatif est bouleversé : la priorité est donnée au processus cognitif et à l’oral, il faut avant tout comprendre, ensuite communiquer, puis lire et écrire, enfin étudier (LÉVY & DAVID 2013 : !29).

Ce document exprime une force propositionnelle sans précédent dans les politiques linguistiques de la seconde moitié du XX" siècle puisque le langage verbal est situé au centre de la construction individuelle et sociale du sujet : celui-ci est un acteur social, membre d’une collectivité dans laquelle il apprend. Tenir compte des variations linguistiques internes et entrer en contact avec d’autres langues renforce l’identité et enseigne à se rapporter aux autres, à reconnaître dans chaque langue une culture à respecter (FERRERI, GUERRIERO 1998).

Malgré sa profondeur et son importance, le projet d’educazione linguistica ne se réalise pas de manière structurale pour plusieurs raisons : depuis quelques années le système scolaire italien s’était ouvert à l’autonomie scolaire et aux expérimentations qui génèrent souvent des excellences, mais causent en même temps une grande parcellisation des expériences et une non-uniformité à l’échelle nationale ; deuxièmement la bureaucratie ralentit la mise en oeuvre des innovations ; l’investissement pour l’instruction n’est jamais une priorité politique ; l’enseignement universitaire des langues étrangères reste pendant longtemps philologique et désuet ; la formation des enseignants reste irrégulière ou absente, rares sont les concours pour la titularisation et la stabilisation ; les complications créées par la présence de plus en plus massive de nouveaux arrivants allophones pour gérer l’insertion desquels les écoles sont laissées seules (LÉVY & DAVID 2013 : 31).