• Aucun résultat trouvé

[145] La seconde partie de cette thèse vise à recenser divers outils conceptuels ou analytiques en sociologie du droit afin de palier aux lacunes évoquées en conclusion de la première partie de cette thèse. Nous avons démontré comment l’analyse économique du droit, dans le contexte précis des œuvres numériques protégées par le droit d’auteur, introduit certains doutes quant à l’articulation d’un cadre analytique permettant d’aborder le rôle des bibliothèques auprès de celles-ci. Les conceptualisations offertes par l’analyse économique du droit relèvent soit du paradoxe, soit d’un choix qui, dans les deux cas, semblent impliquer des répercussions sociales. Nous espérons trouver, dans la sociologie du droit, les éléments manquants afin de bâtir le cadre d’analyse dont nous avons besoin pour mener à terme notre projet de recherche.

[146] De toutes les théories sociologiques du droit, nous retenons le pluralisme juridique car il offre une perspective épistémologique novatrice pour traiter du droit d’auteur. Cette approche intellectuelle soutient la thèse selon laquelle :

« le droit est essentiellement multiple et hétérogène. Au même moment, dans le même espace social, peuvent coexister plusieurs systèmes juridiques, le système étatique certes, mais d’autres avec lui, indépendants de lui, éventuellement ses rivaux. » 285

[147] Le pluralisme juridique vise justement à :

« franchir une première barrière conceptuelle, celle du droit positif considéré comme un corps solide obtenu au terme d’un rigoureux procédé d’analyse l’ayant épuré de ses adjuvants de morale et de la politique. » 286

[148] De plus, Guy Rocher287 avance que dans le cadre du pluralisme l’État n’a plus le monopole de la légitimité sur l’établissement de normes et que divers ordres juridiques peuvent se chevaucher.

« Le concept d'ordre juridique apporte à la sociologie une

contribution fondamentale : il permet de discerner, dans l'ensemble de la normativité et du contrôle social d'une société, des unités d'action sociale présentant exactement les mêmes traits structuraux, le même fonctionnement et les mêmes fonctions que l'ordre juridique étatique. Partant de ce dernier, tellement visible et omniprésent dans les sociétés modernes qu'il paraît occuper tout le champ du juridique, la sociologie découvre progressivement d'autres ensembles d'action sociale qui peuvent être découpés dans l'univers normatif global de la société et être analysés comme des ordres juridiques, sur le modèle de l'ordre juridique étatique. » 288

[149] Pour le juriste, l’intérêt de considérer la multiplicité des ordres juridiques offre l’occasion :

« d'explorer la dynamique des rapports d'interinfluence entre les ordres juridiques, notamment entre l'ordre juridique étatique et les autres. On sait, bien sûr, et le juriste mieux que les autres, que l'élaboration, l'interprétation et l'application des règles de droit ne se font pas suivant la seule logique juridique, ni à l'intérieur du seul droit. Elles sont influencées par des normes, des règles, des principes venant de l'extérieur du droit. » 289

286 J.G.BELLEY, «Une métaphore chimique pour le droit», dans J.G.BELLEY (dir.), Le droit soluble : contributions québécoises à l'étude de l'internormativité, Paris, L.G.D.J., 1996, p. 7-20 , p. 9. L’auteur fait référence explicitement aux thèses de Kelsen, desquelles il désire s’éloigner. HANS KELSEN, Théorie pure du droit, Paris, Dalloz, 1962

287 GUY ROCHER, «Pour une sociologie des ordres juridiques», (1988) 29 Les Cahiers de droit 91 288 Id. , p. 106

[150] Le professeur Rocher290 propose une théorisation étoffée des paramètres qui constituent un ordre juridique : règles ou normes; agents élaborant, interprétant et appliquant celles-ci; intervention; légitimité des agents; cohésion; stabilité.

[151] Un autre imminent défenseur de l’approche pluridisciplinaire en droit, feu Roderick A. Macdonald, centre son approche autour du concept de gouvernance. Grâce à cette théorie, il précise qu’aucune discipline n’a le monopole sur les concepts de « choix d’instrument, » c’est-à-dire la méthode de mise en œuvre d’une politique qu’il nomme aussi gouvernance – ni le droit, ni les sciences politiques, ni l’administration publique, ni l’économie, ni la sociologie291. Il faut donc établir une dialectique entre ces disciplines au sujet de la gouvernance.

[152] Macdonald rejette trois postulats associés au domaine du choix d’instrument pour mettre en œuvre un projet social. Pour lui, les choix sociaux sont teintés par leur époque et l’historicité d’un choix d’instrument change avec le temps292. Ensuite, il avance que

«nonstate actors and multilevel governance through overlapping legal and normative orders at both the substate and superstate levels are emerging as appropriate objects of study.» 293

290 G.ROCHER, préc., note, 287, p. 104

291 RODERICK A.MACDONALD, «The Swiss Army Knife of Governance», dans P.ELIADIS (dir.), Designing Government : from Instruments to Governance, Montréal, McGill-Queens University Press, 2005, p. 203-241 292 Id. , p. 206

[153] Le rôle du droit posé par l’État ne doit donc pas être surestimé. Il ne faut pas le classer au sein d’une catégorie analytique distincte des autres ordres normatifs («”informal” or “inchoate” alternatives to the state» 294). La gouvernance devient ainsi le mécanisme de mise en œuvre du choix d’instrument et Macdonald la définit comme étant : «the endeavour of identifying and managing both aspirations and action in a manner that affirms and promotes human agency.» 295 Il prend pour acquis que tous les êtres humains sont des agents (et non simplement des sujets) qui participent pleinement à un destin commun. Sa position est optimiste et, pour lui, la gouvernance consiste à «providing facilities, processes and institutions by which these common endeavours may be realized.» 296

[154] Macdonald s’inscrit à contrecourant de la théorie dominante en droit, celle du positivisme telle qu’exprimée par Kelsen ou l’école du «legal process» de Hart. L’objectif de Macdonald est de positionner l’intervention des individus en fonction de leurs actions en prenant ses distances de la vision interventionniste de l’État :

«Human beings express thier agency through their acts of self- governance and through their voluntary or coerced participation in governance structures that they share with others and that channel the occasions for exercising this human legacy.» 297

294 Id.

295 Id. 296 Id. 297 Id. , p. 214

[155] En fait, pour Macdonald, les citoyens font beaucoup plus que simplement respecter les règles de droit, ils en créent298. À juste titre, nous épousons l’approche épistémologique de Macdonald et du pluralisme juridique critique :

«A critical legal pluralism opens a range of inquiries about the nature of legal regulation. A critical legal pluralism must come to terms with the notion that it is not just norms, not just rules, which are infinitely various; so too are the institutional arrangements through which they are conceived, promulgated, and made operational. A non-

chirographic critical legal pluralism invites scholars to ask what circumstances make for more formality or less in both state and non- state settings. More generally, a critical legal pluralism must help us to understand not only the relationship of normative systems to one another but also their internal architecture and dynamics. » 299

[156] des paramètres des ordres juridiques par ces imminents chercheurs offre une piste intéressante pour résoudre le sentiment d’instabilité du droit d’auteur qu’imposent la technologie, la mondialisation et les tensions entre les intervenants économiques. A priori, il semble que le droit d’auteur édicte des dispositions offrant l’opportunité à des ordres juridiques d’émerger. Pour comprendre comment, nous introduisons dans notre modèle les sujets de droits : les intervenants ou agents. L’idée n’est pas nouvelle, Patterson et Lindberg300 optent pour cette approche dans leur étude qui trace les contours du fair use aux États- Unis :

298 Id. , p. 238 «citizens are not merely law-abiding; they are law-creating»

299 RODERICK A.MACDONALD, «Custom Made—For a Non-chirographic Critical Legal Pluralism», (2011) 26 Canadian Journal of Law and Society / La Revue Canadienne Droit et Société 301 , p. 326

300 L.RAY PATTERSON et STANLEY W.LINDBERG, The nature of copyright : a law of users' rights, Athens, University of Georgia Press, 1991

« The unfortunate truth is that copyright is a confused and confusing body of rules. Traditionally viewed as a law for authors and artists, copyright was actually originated by publishers and has a long history of having benefited entrepreneurs much more than creators. A major purpose of this book is to explain the vagaries of history that caused this anomaly, and thus to justify a new – and long overdue –

perspective of copyright law: copyright as a law for consumers as well as for creators and marketers. All three of these groups – authors, publishers (or other entrepreneurs), and customers – are users of copyrighted materials, which is why the copyright law consists of three parts : a law of authors’ rights, a law of publishers’ rights, and a law of users’ rights. » 301

[157] Ainsi, les sujets de droit s’ajoutent aux objets de droits, les œuvres numériques protégées par le doit d’auteur, que nous avons présentées à la partie précédente. Nous explorons dans cette partie les diverses théories associées de près ou de loin au pluralisme juridique, notamment l’institutionnalisme, l’interaction symbolique, les systèmes sociaux, la théorie cybernétique, les réseaux, et l’internormativité contractuelle. Chacune de ces théories permet de poser des éléments essentiels à l’élaboration de notre cadre analytique qui regroupera l’économie et la sociologie. Ce cadre d’analyse, présenté en conclusion de cette partie, permet d’harmoniser les contextes sociaux où des agents l’emploient dans un ordre juridique non-étatique, dont les licences ou les exceptions, afin d’opérer des choix relevant de l’ordre économique. Nous appliquons notre cadre d’analyse dans la troisième partie de cette thèse, grâce à l’étude d’un contexte précis, celui des bibliothèques universitaires québécoises.

301 Id. , p. 4