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[275] Dans le présent chapitre, nous examinons en profondeur comment les acteurs d’un système social, ici les bibliothèques académiques, favorisent l’émergence de normes. Pour ce faire, nous allons donc plonger dans l’étude de la dynamique et de l’architecture de l’accès aux œuvres protégées par le droit d’auteur dans les bibliothèques universitaires. Nous débutons avec une première section traitant de deux théories pertinentes sur les mutations introduites par le numérique. La seconde section plonge en profondeur dans le contexte au Québec. Avant de débuter, nous proposons un survol juridique du milieu.

[276] En ce qui concerne le droit dans le milieu de l’enseignement supérieur au Québec, Andrée Lajoie464 propose l’étude la plus complète et détaillée de la question. Ce traité de doctrine explore, dans un premier temps, les questions juridictionnelles en droit international et constitutionnel pour les compétences provinciales et fédérales en matière d’enseignement supérieur. Lajoie dissèque ensuite le système universitaire du point de vue des institutions, c’est-à-dire de l’État et des organismes centraux, et de la communauté universitaire, principalement les étudiants et les professeurs. C’est dans cette partie que Lajoie aborde brièvement les enjeux relatifs au droit d’auteur en s’intéressant à

son impact pour les étudiants465 et pour les professeurs466. Fait intéressant, Lajoie note le rôle des relations contractuelles d’emploi467 dans la possession du droit d’auteur chez les deux groupes. Ainsi, une convention collective ou un contrat d’embauche peut modifier qui possède le droit sur une œuvre. Cependant, ces questions concernent davantage la production d’œuvres que leur utilisation. De plus, Lajoie n’étudie pas la question des bibliothèques universitaires.

[277] Vermeys468, quant à lui, offre une analyse étoffée du cadre juridique des bibliothèques numériques en droit québécois contemporain. En premier lieu, Vermeys précise qu’en matière de responsabilité civile469,

la dématérialisation des œuvres n’introduit pas de mutations

465 Id. , p. 340-342 466 Id. , p. 499-502

467 En effet, la Loi sur le droit d’auteur au Canada stipule que : «Lorsque l’auteur est employé par une autre personne en vertu d’un contrat de louage de service ou d’apprentissage, et que l’oeuvre est exécutée dans l’exercice de cet emploi, l’employeur est, à moins de stipulation contraire, le premier titulaire du droit d’auteur […]» Loi sur le droit d'auteur, préc., note 1, art. 13(3)

468 NICOLAS VERMEYS, «Le cadre juridique réservé aux bibliothèques numériques», (2013) 59 Documentation et bibliothèques 146

469 Id. , p. 147-50. En effet, les organisations offrant des services de dépôt de documents et de référencement à des ressources numériques gérées et hébergées par des tiers doivent promptement réagir à des notifications d’actes illicites sur leurs systèmes afin de ne pas entacher leur responsabilité civile; c.f. art. 22 de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l'information RLRQ, c. C-1.1 :

« 22. Le prestataire de services qui agit à titre d’intermédiaire pour offrir des services de

conservation de documents technologiques sur un réseau de communication n’est pas responsable des activités accomplies par l’utilisateur du service au moyen des documents remisés par ce dernier ou à la demande de celui-ci.

Cependant, il peut engager sa responsabilité, notamment s’il a de fait connaissance que les

documents conservés servent à la réalisation d’une activité à caractère illicite ou s’il a connaissance de circonstances qui la rendent apparente et qu’il n’agit pas promptement pour rendre l’accès aux documents impossible ou pour autrement empêcher la poursuite de cette activité.

De même, le prestataire qui agit à titre d’intermédiaire pour offrir des services de référence à des documents technologiques, dont un index, des hyperliens, des répertoires ou des outils de recherche, n’est pas responsable des activités accomplies au moyen de ces services. Toutefois, il peut engager sa responsabilité, notamment s’il a de fait connaissance que les services qu’il fournit servent à la réalisation d’une activité à caractère illicite et s’il ne cesse promptement de fournir ses services aux personnes qu’il sait être engagées dans cette activité. »

substantielles. La situation est toute autre en matière de droit d’auteur. En particulier, Vermeys précise que le concept du prêt numérique, « concept selon lequel l’abonné télécharge un livre sur son ordinateur, sa tablette ou sa liseuse pour une durée indéterminée après laquelle l’œuvre n’est plus accessible, »470 ne trouve pas son équivalent en droit

d’auteur471.

« Ainsi, le bibliothécaire qui donne accès à des contenus numériques n’est plus un prêteur. Il est maintenant un diffuseur d’information, ce qui implique une relation juridique nouvelle avec les auteurs et autres détenteurs de droits. Notons toutefois que la relation entre

bibliothécaires et auteurs sera différente selon que la diffusion est le fruit d’une transmission de documents à un ou des usagers ou encore le résultat d’une redirection d’un usager aux contenus publiés ou hébergés par un tiers. » 472

[278] Les travaux de Vermeys nous donnent la mesure de l’impact du numérique pour les bibliothèques et ont grandement guidé nos travaux. Vermeys précise que le contexte des utilisateurs et des œuvres influencent la qualification du cadre juridique du rôle des bibliothèques dans l’élaboration de leurs services documentaires. Ce constat s’avère le point de départ de nos travaux et nous incite à approfondir les mécanismes menant à l’émergence des nouvelles normes dans le contexte des bibliothèques numériques.

[279] Sur un autre ordre d’idées, les bibliothèques universitaires québécoises sont nommément exclues de la Loi sur le développement

470 N.VERMEYS, préc., note 468, p. 150 471 Id.

des entreprises québécoises dans le domaine du livre473 édictée par l’Assemblée Nationale du Québec. Cette loi cherche à normaliser les relations contractuelles entre les bibliothèques appartenant à certains secteurs (municipal, scolaire, hospitalier, collégial, gouvernemental) et les entreprises chez qui elles effectuent l’acquisition de nouveaux documents. Il faut donc souligner que le législateur québécois s’est abstenu d’édicter les moyens d’acquisition des œuvres pour le secteur universitaire. Par ailleurs, le droit d’auteur est de juridiction fédérale474 et nous limitons notre analyse à celui-ci. Cette précision législative implique nécessairement que nous concentrons notre analyse du cadre juridique à la Loi sur le droit d’auteur475 uniquement.

[280] À la lumière de ceci, nous entamons notre analyse de l’utilisation des œuvres textuelles numériques par un bref détour, dans la première section de ce chapitre, pour discuter du contexte de leur création. Cette brève digression s’impose en raison de l’absence d’études traitant directement de ce qui nous intéresse. Nous espérons présenter deux conceptualisations des mutations introduites par le numérique qui sauront renseigner notre approche globale. En effet, Hess et Ostrom appliquent la théorie des communs au contexte spécifique de la

473 Loi sur le développement des entreprises québécoises dans le domaine du livre, RLRQ, c. D-8.1 , art. 3. En réalité, les bibliothèques universitaires sont nommément exclues de l’Annexe, où sont énumérées les

catégories d’institutions tombant sous l’égide de cette loi.

474 GEORGES AZZARIA, La filière juridique des politiques culturelles, Sainte-Foy, Québec, Presses de l'Université Laval, 2006

recherche scientifique qui se manifeste par les écrits des chercheurs tandis qu’Elkin-Koren et Salzburger explorent comment la théorie néo- institutionnelle en économie s’applique aux œuvres numériques. Dans les deux cas, nous croyons que ces approches permettent de mieux saisir l’importance des outils conceptuels que nous proposons : le cadre d’analyse socioéconomique et la matrice œuvre-utilisation.

[281] La seconde section de ce chapitre explique le contexte de l’utilisation en bibliothèque universitaire. Pour ce faire, nous effectuons un survol des mutations ayant façonné les bibliothèques universitaires ces dernières années. En effet, les bibliothèques universitaires, pour constituer des collections numériques, forment des réseaux d’acquisition documentaire afin de renverser la relation de pouvoir que détiennent les éditeurs. Nous chiffrons, grâce à des statistiques du milieu universitaire québécois, le rôle grandissant du numérique dans la constitution de collections institutionnelles. Étant donné ce constat, nous croyons que la contractualisation de l’accès et de l’utilisation des œuvres représente un chantier urgent pour comprendre l’émergence des normes dans le milieu universitaire.