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Section  1.1.3   Les frontières jurisprudentielles du paradoxe quantique 56

1.1.3.1   L’utilisation équitable comme droit des utilisateurs 57

[88] Suite à la brèche utilitariste opérée par l’arrêt Théberge187, la Cour

suprême du Canada persiste en 2004 avec l’arrêt CCH 188 . Sommairement, le litige oppose des éditeurs juridiques et le Barreau du Haut-Canada qui offre un service de photocopie et de livraison documentaire par télécopie à ses membres et d’autres groupes ciblés

185 Id. , p. 387-8

186 Id. , p. 428-9 : « Ainsi que nous l’avons répété, l’utilitarisme ne constitue pas un cadre juridique propice au transport des idées civilistes. Or, conformément à l’arrêt Théberge, le juge Binnie opte clairement pour la théorie de l’équilibre. »

187 Théberge c. Galerie d'Art du Petit Champlain inc., préc., note 90

188 CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2004 1 RCS 339 (Cour suprême du Canada) http://canlii.ca/t/1glnw

par le biais de son service de bibliothèque. Les éditeurs s’opposent à cette utilisation de leur matériel protégé. Selon Scassa, la Cour repositionne la conceptualisation du droit d’auteur dans cet arrêt :

« The decision of the Supreme Court of Canada in CCH Canadian is one of the most significant copyright decision made by that Court in recent times. In a single decision, the Court has confirmed and consolidated its new interpretive approach to copyright law, provided a new standard of originality in copyright, updated the law on

authorization in relation to those who provide both the means and content for copying, and set new, expansive parameters to the fair dealing defence. It has done so in a way that is encouraging and supporting of users’ rights, and which may be of great significance to major publicly funded users of copyright works such as libraries, schools, and archives. At the same time, by dealing with so many major issues in such a relatively brief and sparsely reasoned decision, the Court has raised new questions and created new problems for future courts to tackle. »189

[89] De tous ces principes, le plus pertinent pour notre analyse concerne la qualification de l’utilisation équitable en tant que droit des utilisateurs. La Cour suprême stipule qu’ :

« il importe de clarifier certaines considérations générales relatives aux exceptions à la violation du droit d’auteur. Sur le plan

procédural, le défendeur doit prouver que son utilisation de l’œuvre était équitable; cependant, il est peut-être plus juste de considérer cette exception comme une partie intégrante de la Loi sur le droit d’auteur plutôt que comme un simple moyen de défense. Un acte visé par l’exception relative à l’utilisation équitable ne viole pas le droit d’auteur. À l’instar des autres exceptions que prévoit la Loi sur le droit d’auteur, cette exception correspond à un droit des utilisateurs. Pour maintenir un juste équilibre entre les droits des titulaires du droit d’auteur et les intérêts des utilisateurs, il ne faut pas l’interpréter restrictivement. »190

189 TERESA SCASSA, «Recalibrating Copyright Law? A Comment on the Supreme Court of Canada's Decision in CCH Canadian Limited et al. v. Law Society of Upper Canada», (2004) 3 Canadian Journal of Law and Technology 89 , p. 97-8

[90] Ensuite, la Cour suprême stipule six facteurs pour apprécier une utilisation équitable d’une œuvre :

« (1) le but de l’utilisation; (2) la nature de l’utilisation; (3) l’ampleur de l’utilisation; (4) les solutions de rechange à l’utilisation; (5) la nature de l’œuvre; (6) l’effet de l’utilisation sur l’œuvre. Bien que ces facteurs ne soient pas pertinents dans tous les cas, ils offrent un cadre d’analyse utile pour statuer sur le caractère équitable d’une utilisation dans des affaires ultérieures. » 191

[91] La Cour suprême applique les six facteurs de son cadre d’analyse de l’utilisation équitable à la Politique d’accès à l’information juridique du service de la bibliothèque du Barreau du Haut-Canada192. En ce qui concerne les solutions de rechange à l’utilisation, le quatrième facteur, la Cour indique :

« La possibilité d’obtenir une licence n’est pas pertinente pour décider du caractère équitable d’une utilisation. Tel qu’il est

mentionné précédemment, l’utilisation équitable fait partie intégrante du régime de droit d’auteur au Canada. Un acte visé par l’exception au titre de l’utilisation équitable ne violera pas le droit d’auteur. Si, comme preuve du caractère inéquitable de l’utilisation, le titulaire du droit d’auteur ayant la faculté d’octroyer une licence pour l’utilisation de son œuvre pouvait invoquer la décision d’une personne de ne pas obtenir une telle licence, il en résulterait un accroissement de son monopole sur l’œuvre qui serait incompatible avec l’équilibre

qu’établit la Loi sur le droit d’auteur entre les droits du titulaire et les intérêts de l’utilisateur. »193

[92] Depuis, la Cour suprême a livré, en bloc, cinq jugements en 2012 traitant du droit d’auteur, que certains appellent la pentalogie194. Deux d’entre eux invoquent l’utilisation équitable comme droit des utilisateurs.

191 Id. , para. 53

192 Id. , para. 61 et suivants 193 Id. , para. 70

194 MICHAEL GEIST (dir.), The Copyright Pentalogy: How the Supreme Court of Canada Shook the Foundations of Canadian Copyright Law, University of Ottawa Press, 2013

Dans Alberta (Éducation)195, la Cour suprême doit déterminer la teneur exacte de l’utilisation équitable pour fins d’étude privée dans le milieu scolaire, spécifiquement s’il existe une distinction entre une photocopie effectuée par un enseignant à la demande d’un étudiant ou non196 et si l’étude privée impose « l’utilisateur qu’il consulte une œuvre protégée dans un splendide isolement197 » ou non. Sur ces deux questions, la Cour suprême a tranché en faveur des utilisateurs. Dans Bell198, la Cour suprême tranche en faveur des services de musique en ligne qui offrent un extrait gratuitement d’une œuvre musicale à un consommateur, le fournisseur de service musical numérique habilite les consommateurs à effectuer une utilisation équitable pour des fins de recherche. Dans ces deux cas, une société de gestion collective des droits d’auteurs tente de convaincre la Cour qu’il est possible et préférable de proposer une licence pour les utilisations visées. Cette licence implique nécessairement l’argument propriétaire, où la valeur de l’utilisation n’est pas nulle. Il est intéressant de noter que la Cour suprême valide, dans ces deux cas, une utilisation équitable qui n’offre ni rémunération, ni contrôle du titulaire.

195 Alberta (Éducation) c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 2 RCS 345 (Cour suprême du Canada) http://canlii.ca/t/fs0v4

196 Id. , para. 25 197 Id. , para. 27

198 Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Bell Canada, 2012 2 RCS 326 (Cour suprême du Canada) http://canlii.ca/t/fs0vd

[93] Par ailleurs, le cas de Bell199 illustre comment les œuvres protégées ne se comportent pas comme des biens privés classiques. Ils constituent des biens d’expérience200 puisque la valeur réelle de l’utilité que peut en tirer un consommateur ne sera réellement connue que lorsqu’il aura consommé l’œuvre. Par exemple, les membres du public doivent acheter un billet au cinéma avant d’établir leur propre jugement du film. Il en va de même pour un concert, un livre ainsi que de la plupart des œuvres protégées par le droit d’auteur. Si nous mettons de côté la valeur découlant de la réputation201 des créateurs, cette réalité se répercute sur toute la chaîne commerciale de la création. Une œuvre doit non seulement être créée, mais elle doit être consommée avant de pouvoir obtenir une valeur sur le marché. Malgré les avances qu’un auteur peut obtenir de son éditeur, le succès d’un roman ne sera connu qu’après son lancement et, manifestement, après que l’œuvre soit complétée. Ainsi, le financement de la création crée de fortes asymétries de pouvoir entre les intervenants des industries culturelles.

[94] Pour tout dire, les jugements CCH, Alberta (Éducation) et Bell de la Cour suprême confirment l’utilisation équitable comme droit des utilisateurs. Ce nouveau principe constitue une frontière possible du droit naturel de propriété conféré au titulaire du droit d’auteur d’une œuvre.

199 Id.

200 OLIVIER BOMSEL, L'économie immatérielle, coll. «NRF essais,; Variation: NRF essais.», Paris, Gallimard, 2010