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Section  1.1.3   Les frontières jurisprudentielles du paradoxe quantique 56

1.1.3.2   La neutralité technologique 62

[95] Pour expliquer la neutralité technologique, professeur Gautrais emploie la conceptualisation de Claire Dalton202 pour la définir soit comme un outil, soit comme un droit « censeur » ou un résultat203. Cette

conceptualisation permet à Gautrais d’avancer cette définition, où la neutralité technologique :

« peut être perçue de trois manières différentes au moins : d’abord une loi ne réfère pas aux technologies ; ensuite une loi ne discrimine pas les technologies et enfin une loi qui nivèle les effets et les

conséquences potentielles des différentes technologies. »204 (L’emphase est de l’auteur.)

[96] Gautrais propose deux hypothèses pour saisir la neutralité selon la conceptualisation de Dalton. La première pose la neutralité technologique comme un outil de rédaction législative, mais aussi d’interprétation par les cours de justice, comme c’est d’ailleurs le cas dans le droit des contrats et de la preuve205. La seconde considère :

« la neutralité technologique comme un facteur de répartition de bénéfices entre des intérêts catégoriels distincts comme c’est par exemple le cas en droit d’auteur (auteur versus utilisateur), en droit de la protection des renseignements personnels (organisation versus individu), en droit de la diffamation (le diffamant réclamant de la liberté d’expression versus le diffamé alléguant l’atteinte à la réputation) et même le droit pénal (protection du public versus protection des droits de l’accusé). »206

[97] De plus, Gautrais propose que la neutralité technologique est en réalité un amalgame de quatre thèmes : l’équivalence fonctionnelle;

202 CLAIRE DALTON, «An Essay in the Deconstruction of Contract Doctrine», (1985) 94 Yale Law Journal 997 203 VINCENT GAUTRAIS, Neutralité technologique : rédaction et interprétation des lois face aux changements technologiques, Montréal, Thémis, 2012 , p. 19-20

204 Id. , p. 32 205 Id. , p. 63 206 Id. , p. 64

l’interchangeabilité; la non-discrimination et l’interopérabilité207. Il rejette les trois derniers comme « néologismes ronflants208 », mais propose que la première s’apparente à l’analyse téléologique, un outil pertinent pour l’interprétation judiciaire209. Par ailleurs, la neutralité technologique, malgré sa nature « trop protéiforme pour être aisément utilisable210 » peut servir, tout comme l’équivalence fonctionnelle, à la rédaction des lois.

[98] En droit d’auteur, la Cour suprême introduit la neutralité technologique avec l’arrêt Robertson211 dans ce litige qui oppose l’éditeur d’un quotidien et les journalistes et pigistes qui y travaille. La Cour doit trancher si le transfert des articles déjà publiés dans l’édition papier sur un CD-Rom puis sur un site Internet nécessite un consentement nouveau. Ainsi, les juges majoritaires (5-4) stipulent ainsi la question de droit :

« Le paragraphe 3(1) de la Loi sur le droit d’auteur reflète le principe de la neutralité du support, en reconnaissant un droit de produire ou de reproduire une œuvre « sous une forme matérielle quelconque ». La neutralité du support signifie que la Loi sur le droit d’auteur continue de s’appliquer malgré l’usage de supports différents, y compris ceux qui dépendent d’une technologie plus avancée. Elle ne signifie toutefois pas qu’après sa conversion en données électroniques, une œuvre peut être utilisée n’importe comment. L’œuvre finale demeure assujettie à la Loi sur le droit d’auteur. Le principe de la neutralité du support ne permet pas d’écarter les droits des auteurs —

207 Id. , p. 99

208 Id. , p. 98 209 Id. , p. 103 210 Id. , p. 99

il a été établi pour protéger les droits des auteurs et des autres à mesure que la technologie évolue. »212

[99] Comme le précise Gervais, la Cour a tranché en partie en faveur des pigistes :

« La divergence d’opinion la plus importante entre les opinions majoritaire et minoritaire porte sur la nature de ce qui est reproduit. Selon la majorité, la base de données ne reproduit pas le journal (tel que publié comme quotidien), mais plutôt les articles pris

individuellement. Ainsi, en produisant sa base de données, le Globe ne reproduit pas le journal sur lequel il a des droits, mais les œuvres de pigistes, dont il viole par conséquent les droits. Selon l’opinion dissidente, la base de données reproduit la substance du journal et ne requiert donc pas l’autorisation des pigistes. Les deux opinions s’accordent cependant sur le fait que le CD-ROM, qui reproduit le quotidien (dans la mesure ou lorsqu’on accède à un article les autres articles parus la même journée sont mentionnés), est une reproduction par l’éditeur du journal et, partant, ne requiert pas l’autorisation des pigistes. »213

[100] Ainsi, tout dépend de l’équivalence fonctionnelle entre les différentes technologies. L’impact, pour nos travaux, est de constater comment la neutralité technologique permet de délimiter le droit patrimonial dans le contexte des nouvelles technologies numériques.

[101] Depuis Robertson, la Cour suprême invoque la neutralité technologique dans trois arrêts : ESA214, Rogers215 et Bell216. Hagen confirme, dans son analyse de ces jugements, que :

212 Id. , para. 49

213 DANIEL J.GERVAIS, «Robertson c. Thomson Corp. : Un commentaire sur le droit des pigistes à la lumière de l’intervention de la Cour suprême du Canada», (2006) 3 University of Ottawa Law & Technology Journal 601 , p. 606

214 Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 2 RCS 231 (Cour suprême du Canada) http://canlii.ca/t/fs0v6

215 Rogers Communications Inc. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 2 RCS 283 (Cour suprême du Canada) http://canlii.ca/t/fs0v8

« the new principle of technological neutrality is an interpretive rule that regulates competition between incumbent and new disseminators and, thereby, aims to further the goals of the Copyright Act. The principle of technological neutrality requires that copyrights are to be interpreted so that incumbent and new disseminators are treated equally, unless otherwise provided by Parliament. This principle of legislative interpretation is grounded by the Supreme Court in the principle that the author’s incentive must efficiently further the public’s interest in dissemination. »217

[102] Pour tout dire, la neutralité technologique est un des principes stipulés par la Cour suprême du Canada pour délimiter le droit naturel de propriété des titulaires. Il s’agit d’une manifestation du paradoxe quantique de l’œuvre, qui oscille naturellement entre une nature de bien privé et celle d’un bien utile pour la société.

217 GREGORY R.HAGEN, «Technological Neutrality in Canadian Copyright Law», dans MICHAEL GEIST (dir.), The Copyright Pentalogy: How the Supreme Court of Canada Shook the Foundations of Canadian Copyright Law, University of Ottawa Press, 2013, p. 307-333 , p. 326-7