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[122] La Loi sur le droit d’auteur247 édicte plusieurs exceptions, dont les articles 29 et suivants, concernant l’utilisation équitable. Elle établit aussi d’autres exceptions plus précises : les articles 29.4 à 30.04, pour les établissements d’enseignement, et les articles 30.1 à 30.21, pour les bibliothèques, musées ou services d’archives. L’utilisation équitable ainsi que les exceptions édictent des dispositions permettant aux utilisateurs d’œuvres protégées par le droit d’auteur de faire fi du régime d’exclusion prévu par la loi. Certaines institutions, comme les bibliothèques, peuvent également recourir à l’utilisation équitable au nom de leurs usagers. Parmi ces articles, il est important de s’attarder au 30.2 qui édicte :

« 30.2 (1) Ne constituent pas des violations du droit d’auteur les actes accomplis par une bibliothèque, un musée ou un service d’archives ou une personne agissant sous l’autorité de ceux-ci pour une personne qui peut elle-même les accomplir dans le cadre des articles 29 et 29.1. [...] »248

[123] L’utilisation, dans ces cas, est libre et gratuite. À ce sujet, la Cour suprême du Canada a dû se pencher en 2004 sur le rôle de l’utilisation équitable dans un contexte où la bibliothèque d’une association de juristes en Ontario offrait un service d’envoi par fax de copies de certains documents publiés249. La Cour suprême stipule que :

« Toute personne qui est en mesure de prouver qu’elle a utilisé l’œuvre protégée par le droit d’auteur aux fins de recherche ou d’étude privée peut se prévaloir de l’exception créée par l’art. 29. Il faut interpréter

247 Loi sur le droit d'auteur, préc., note 1 248 Id.

le mot « recherche » de manière large afin que les droits des

utilisateurs ne soient pas indûment restreints. J’estime, comme la Cour d’appel, que la recherche ne se limite pas à celle effectuée dans un contexte non commercial ou privé.[...] »250

[124] Nous avons déjà présenté ce jugement251, mais il importe de répéter que la Cour suprême252 y stipule les six facteurs du cadre d’analyse de l’utilisation équitable et que la disponibilité d’une licence n’est pas un fait pertinent dans l’analyse des solutions de rechange à l’utilisation253 (le quatrième facteur). Ce dernier passageest la source de notre questionnement sur la dichotomie entre le recours aux exceptions et à des moyens contractuels. Pour obtenir une piste solide de réflexion, il faut tourner notre regard vers les États-Unis et surtout, vers les débats concernant le fair use, dont les conditions et le champ d’opération sont à toutes fins pratiques similaires à ceux de l’utilisation équitable. Nous y trouvons des axes théoriques forts pertinents en analyse économique du droit.

250 Id.

251 Voir supra, section 1.1.3.1.

252 CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, préc., note 188, para. 53 et suiv. : « [para 53 ...] (1) le but de l’utilisation; (2) la nature de l’utilisation; (3) l’ampleur de l’utilisation; (4) les solutions de rechange à l’utilisation; (5) la nature de l’œuvre; (6) l’effet de l’utilisation sur l’œuvre. Bien que ces facteurs ne soient pas pertinents dans tous les cas, ils offrent un cadre d’analyse utile pour statuer sur le caractère équitable d’une utilisation dans des affaires ultérieures. »

253 Id. , para. 70 : « La possibilité d’obtenir une licence n’est pas pertinente pour décider du caractère équitable d’une utilisation. Tel qu’il est mentionné précédemment, l’utilisation équitable fait partie intégrante du régime de droit d’auteur au Canada. Un acte visé par l’exception au titre de l’utilisation équitable ne violera pas le droit d’auteur. Si, comme preuve du caractère inéquitable de l’utilisation, le titulaire du droit d’auteur ayant la faculté d’octroyer une licence pour l’utilisation de son œuvre pouvait invoquer la décision d’une personne de ne pas obtenir une telle licence, il en résulterait un accroissement de son monopole sur l’œuvre qui serait incompatible avec l’équilibre qu’établit la Loi sur le droit d’auteur entre les droits du titulaire et les intérêts de l’utilisateur. »

[125] Les travaux de Wendy Gordon sont essentiels pour traiter de ce sujet. Gordon stipule que la légitimité du fair use dépend de trois conditions :

« (1) market failure is present; (2) transfer of the use to the defendant is socially desirable; and (3) an award of fair use would not cause substantial injury to the incentives of the plaintiff copyright owner. »254 [126] Concernant le premier point, Gordon précise que :

« An economic justification for depriving a copyright owner of his market entitlement exists only when the possibility of consensual bargain has broken down in some way. »255

[127] Ce contexte de défaillance de marché peut survenir dans certaines circonstances. Premièrement, Gordon 256 invoque des cas où de nouvelles technologies ou des usages émergents gênent les parties dans la détermination de la valeur d’une utilisation émergente ou s’ils font face à des coûts de transaction257. Ensuite, Gordon258 cite les externalités, les intérêts non-monnayables et les activités non- commerciales, comme étant des situations où un prix et une transaction peuvent difficilement émerger. Elle propose les exemples suivants pour illustrer son propos : la recherche académique, qui génère une externalité fortement positive pour la société, l’éducation, l’intérêt public de savoir, le débat public, la santé humaine, ainsi que tous les cas où

254 WENDY J.GORDON, «Fair Use as Market Failure: A Structural and Economic Analysis of the Betamax Case and Its Predecessors», (1982) 82 Columbia Law Review 1600 , p. 1614

255 Id. , p. 1615 256 Id. , p. 1627 257 Id. , p. 1628 258 Id. , p. 1630

des valeurs fondamentales sont en jeu259. Finalement, Gordon explique que dans certains cas, le droit d’auteur pourrait bâillonner le débat public, dont la critique et le commentaire, puisqu’un titulaire peut difficilement émettre une licence pour ces fins260 ou, comme le précise Gordon :

«Criticism is valuable, inter alia, because the market works to further the social good only when consumers have accurate information about the goods available.261»

[128] En ce qui a trait au second point, la légitimité du fair use, Gordon262 propose une approche de maximisation de la richesse (welfare maximization) du point de vue social. Puis, le troisième aspect relève de l’impact sur le titulaire : Gordon263 se penche sur les défaillances complètes de marché en raison de coûts de transaction trop prohibitifs (prohibitively high). Elle décrit aussi d’autres possibilités « where the market cannot be relied upon to generate desirable exchanges264 » sans donner d’exemples, sauf pour indiquer que le titulaire devrait prouver en cours des dommages significatifs265 (facing substantial injury) pour interdire que l’on invoque l’exception.

259 Id. , p. 1632 260 Id. , p. 1632 261 Id. , p. 1634 262 Id. , p. 1618 263 Id. , p. 1618-9 264 Id. 265 Id.

[129] Dans un autre ordre d’idées, von Lohmann 266 précise que l’émergence d’une multitude de produits électroniques peut être attribuée à la flexibilité que confère le fair use aux utilisateurs finaux. Ainsi, la notion de biens complémentaires (Complementary Economics) permet d’introduire l’hypothèse que la vente de lecteurs numériques bonifiera l’offre de musique sous licence numérique.

[130] Par ailleurs, à propos du rôle économique du fair use, Horowitz267 avance qu’il existe une incertitude asymétrique. En effet, le système du droit d’auteur répond aux exigences du titulaire en établissant :

« (1) a reliable entitlement (2) prohibiting at least literal or close copying of their work, which is protected by remedies sufficient both to deter copying and to compensate for any losses that result from it.268 »

[131] Du point de vue des usagers, le droit d’auteur introduit une incertitude asymétrique car les pratiques qui les concernent sont ambiguës tandis que celles du titulaire sont claires.269 En fait, il s’agit plutôt d’une vision de la gouvernance du système270 où les coûts de l’information271 et les

difficultés interprétatives 272 découlent des facteurs ambigus, 273 incommensurables274 et non-exhaustifs275 du fair use. L’incertitude,

266 FRED VON LOHMANN, «Fair Use as Innovative Polity», (2008) 23 Berkeley Tech. L.J. 829

267 STEVEN J.HOROWITZ, «Copyright's Asymmetric Uncertainty», (2012) 79 The University of Chicago Law Review 331 268 Id. , p. 337 269 Id. , p. 342 270 Id. , p. 344 271 Id. , p. 345 272 Id. , p. 346 273 Id. , p. 349 274 Id. 275 Id. , p. 350

donc, repose sur les épaules des usagers. Selon Horowitz, 276 les choix des usagers ne se basent pas sur des prédictions de la probabilité d’une éventuelle décision défavorable de la cour, mais plutôt d’une postdiction, une évaluation a posteriori de la probabilité d’un événement passé.

«The copyright system exploits asymmetric sensitivity to risk through its asymmetric distribution of uncertainty. Copright holders enjoy clarity in the areas most salient to them, which enhances the incentive effect of protection. Uncertainty in less salient areas leads copyright holders to discount the value of their entitlement to exclude borderline uses by potential users, and that discount makes licensing cheaper and lawsuits less attractive. Both lead to greater access for users, holding the scope of copyright constant. Because users see copyright as a source of potential liability, they are risk seekers. Uncertainty in areas salient to users makes them more likely to rely on copyrighted works. These observations suggest that proposals to eliminate or reduce uncertainty could backfire, in part because a proliferation of rules would simply create a new and more problematic kind of post dictive uncertainty. » 277

[132] Pour tout dire, les travaux de Gordon, Lohmann ainsi que Horowitz offrent une théorisation en termes économiques du rôle joué par l’utilisation équitable et les autres exceptions dans les marchés d’œuvres protégées par le droit d’auteur.

276 Id. , p. 369