• Aucun résultat trouvé

[271] Dans les deux premières parties de cette thèse, nous démontrons que le droit d’auteur suit une logique économique et joue un rôle de coordination sociale là où il existe. L’objectif économique dans ce contexte est clair : optimiser la valeur des œuvres protégées, la « particule élémentaire » de notre modèle. Le concept de la propriété étant malheureusement insuffisant pour atteindre cet objectif, nous avons proposé deux axiomes, le paradoxe quantique de l’œuvre et le continuum du consentement, pour observer les dynamiques inhérentes à l’œuvre. À l’analyse économique du droit appliquée à l’œuvre, comme objet de droit, nous avons recours à la sociologie afin de saisir les dynamiques des sujets de droit. En effet, les acteurs agissent en réseau pour façonner leur environnement grâce au système social du droit d’auteur qui codifie leurs agissements : légal ou illégal. Les réseaux d’agents peuvent ainsi influencer, voire exercer un pouvoir direct, sur d’autres classes d’agents dans leur sous-système social précis grâce au droit d’auteur. Nous combinons les théories et concepts économiques et sociaux dans un cadre d’analyse socioéconomique qui s’opérationnalise, dans le contexte du droit d’auteur, par une matrice œuvre-utilisation. Cet outil effectue le pont entre une approche conceptuelle inhérente à un programme de recherche et les besoins pratiques des communautés ayant à résoudre d’épineuses questions en droit d’auteur. Pour aller plus

loin dans cette troisième et dernière partie de thèse, nous appliquons la matrice œuvre-utilisation à un contexte précis.

[272] Parmi les marchés économiques d’œuvres numériques protégées par le droit d’auteur et parmi les systèmes sociaux qui en émanent, nous nous concentrerons sur le milieu des bibliothèques universitaires au Québec. Nous limiterons notre analyse au contexte d’utilisation des œuvres numériques protégées par le droit d’auteur par les agents sociaux et les institutions du milieu académique québécois. Par ce choix, nous désirons répondre aux préceptes proposés par René Descartes dans l’élaboration de notre méthode :

« Et comme la multitude des lois fournit souvent des excuses aux vices, en sorte qu’un État est bien mieux réglé lorsque, n’en ayant que fort peu, elles y sont fort étroitement observées; ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que j’aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer.

Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire, d’éviter

soigneusement la précipitation et la prévention; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute.

Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre.

Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés; et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.

Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.

Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir, pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient donné occasion de m’imaginer que toutes les choses, qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s’entre-suivent en même façon et que, pourvu seulement qu’on s’abstienne d’en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu’on garde toujours l’ordre qu’il faut pour les déduire les unes des autres, il n’y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu’on ne découvre. »463

[273] Ainsi, le choix de concentrer nos efforts sur le milieu des bibliothèques universitaires québécoises ancre notre étude dans un milieu réel et observable. Par ailleurs, nous devons répondre à d’autres impératifs tels que la connaissance du terrain, le désir de renseigner les besoins d’une communauté de pratique et, il faut le dire, les motivations de nos bâilleurs de fonds. De plus, notre analyse porte sur quelques classes précises d’œuvres et d’utilisations. Pour ce qui est des œuvres, nous analysons uniquement les œuvres textuelles, ce qui constitue la vaste majorité des collections documentaires actuelles des bibliothèques universitaires québécoises. Nous excluons donc les œuvres cinématographiques, musicales et artistiques afin de simplifier notre étude. Également, nous retenons uniquement des cas où les œuvres sont utilisées par les usagers de la collection pour des fins d’utilisation finales, telles que l’enseignement ou la recherche privée. C’est-à-dire que nous écartons les cas de production ou de publication de nouvelles œuvres comme, par exemple, pour l’écriture d’une thèse. Nous proposons donc une matrice œuvre-utilisation simplifiée où interagissent

463 RENÉ DESCARTES, Discours de la méthode, coll. «Les auteur(e)s classiques», Chicoutimi, Les classiques des sciences sociales, 1637 , p. 42

uniquement des œuvres textuelles de la collection des bibliothèques universitaires pour des fins personnelles ou pour des fins d’enseignement. Ces limites à notre étude se posent comme incontournables et nous permettent de gérer l’ampleur de notre étude selon les critères cartésiens.

[274] Dans cette partie, nous montrons comment les bibliothèques universitaires travaillent en réseau dans les marchés d’œuvres et les systèmes sociaux numériques pour permettre l’émergence de normes en lien avec le droit d’auteur. Notre recherche est originale, tant sur le plan géographique que normatif. Peu d’études traitent en profondeur de questions similaires, particulièrement en français, et il n’existe pas d’analyse spécifique pour le Québec. Ainsi, le premier chapitre de cette partie présente l’état actuel du cadre juridique du droit d’auteur dans le contexte des bibliothèques universitaires. Dans la première section de ce chapitre, nous examinons quelques études récentes qui tentent de comprendre les mutations numériques spécifiquement dans le milieu des bibliothèques universitaires. Dans la section suivante de ce chapitre, nous explorons la réaction du secteur universitaire québécois afin d’identifier les classes d’œuvres et d’utilisations spécifiques à étudier pour répondre à nos objectifs de recherche. Le second chapitre présente une étude du contenu normatif des licences retenues par les bibliothèques universitaires au Québec. Il appert que cette classe

homogène d’utilisations représente l’approche sous licence, donc, une des moins risquées selon le continuum du consentement. Nous considérons que cette analyse est la plus intéressante pour observer l’émergence de normes. Cette analyse étayera notre thèse principale, soit que les bibliothèques opèrent en réseau afin de façonner des marchés d’œuvres protégées en s’appuyant sur des moyens contractuels.

Chapitre 3.1 Mise à disposition en bibliothèque