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Section  3.1.1   Mutations dans la diffusion savante 168

3.1.1.1   Le patrimoine informationnel commun 173

[291] Le concept de communs, outre ses implications dans la sphère économique495 , découle d’une perspective interdisciplinaire 496 qui dépasse largement le cadre de cette thèse. Ceci dit, certains, dont Hess et Ostrom497, ont appliqué les théories et approches épistémiques issues des communs au domaine de la connaissance et, plus particulièrement, au monde des bibliothèques. Hess et Ostrom appliquent donc un cadre intitulé l’Institutional Analysis and Development (IAD) Model au domaine de la connaissance au sens large afin d’étudier les situations où émergent les communs. Dans ce contexte :

«We define institutions as formal and informal rules that are

understood and used by a community. Institutions. as we use the term here, are not automatically what is written in formal rules. They are the rules that establish the working “dos” and “don’ts” for the individuals in the situation that a scholar wished to analyse and explain. » 498

495 Voir supra, sous-section 1.1.1.2

496 Voir, par exemple, le numéro thématique de la revue scientifique (2004) 6 Éthique publique 1 dont le thème est « Que reste-t-il du bien commun »

497 CHARLOTTE HESS et ELINOR OSTROM, Understanding knowledge as a commons : from theory to practice, Cambridge, Mass., MIT Press, 2007

[292] L’intérêt de ce cadre499 est donc de comprendre comment les ressources et leurs caractéristiques sont employées dynamiquement par le biais d’interactions afin de produire des extrants, qu’il est possible d’évaluer par des critères précis. Pour ce qui est de la première composante :

« The complex nature of knowledge as a commons requires a threefold distinction because it is made up of both nonhuman and human materials : facilities, artifacts and ideas. » 500

[293] Il est intéressant de noter que Hess et Ostrom501 positionnent les bibliothèques en partie sur ce plan (en tant que facility ou installations), tout comme les documents (en tant qu’artéfact). Par ailleurs :

« the most notable characteristic of an idea is that it is a pure public good and, therefore, nonrivalrous. One person’s use does not substract from another’s. » 502

[294] Hess et Ostrom503 avancent donc que les bibliothèques sont mieux comprises comme un autre aspect des ressources, c’est-à-dire comme des éléments de la communauté. Par contre :

« In contrast to the situation with a fishery or a grandwater basin, it is much more difficult to grasp who the entire community is that is contributing to, using, and managing a knowledge commons. We can start by assessing who the information users, information providers, and information managers or policymakers are. » 504

[295] Par ailleurs, cette hétérogénéité des acteurs est inhérente au patrimoine informationnel commun et elle produit une complexification 499 Id. , p.42-63 500 Id. , p.47 501 Id. 502 Id. , p. 48 503 Id. 504 Id.

de l’ordonnancement des intérêts505. Comme seule preuve, Hess et Ostrom indiquent que l’intelligence est l’unique ressource matérielle de la communauté et celle-ci constitue à la fois la matière brute et le produit des communs du savoir. Ces relations récursives, entre la communauté et l’intelligence, brouillent encore plus les pistes de recherche.

[296] Le dernier élément proposé par Hess et Ostrom506 concernant les caractéristiques des ressources sont les règles utilisées (rules-in-use). Ces règles dépassent largement la définition initiale de la compréhension partagée des normes qui indiquent quoi faire ou ne pas faire en plus des sanctions, aussi minimales soient-elles. En effet :

« When these normative instructions are merely written in

administrative procedures, legislation, or a contract and not known by the participants or enforced by them or others, they are considered rules-in-form. Rules-in-use are generally known and enforced and generate opportunities and constraints for those interacing. These rules can be analysed at three levels : operational, collective choice, and constitutional. » 507

[297] Il s’agit d’une approche épistémologique du droit autant fascinante que pragmatique. Hess et Ostrom précisent que :

« At the operational level, individuals are interacting with each other and the relevant physical/material world, making day-to-day

decisions. […] The second level is the collective-choice (or policy) level of analysis where individuals interact to make the rules of an operational level. For a library, most collective-choice rules relate to the responsibilities of the library administration for making policy decisions. The constitutional level of analysis includes the rules that define who must, may, or must not participate in making collective choices. For a university library, the constitutional rules exist in the

505 Id. , p. 49

506 Id. , p. 50 507 Id.

general charter for the university and the broad division of responsibility within the university. » 508

[298] Hess et Ostrom théorisent que le contexte ou l’objet d’étude dicte le niveau à utiliser lors de l’application de l’Institutional Analysis and Development Framework à une situation précise :

« in an area of rapid change, participants will move from operational situations into collective-choice situations – sometimes without self- conscious awareness that they have switched areas. » 509

[299] À juste titre, Hess et Ostrom identifient le mouvement autour des licences Creative Commons comme étant un exemple de l’appropriation, par une communauté, des règles de droit pour façonner un nouveau patrimoine commun de savoirs dans un contexte de mutations technologiques510. En effet, les règles de propriété sont la base du cadre d’analyse des communs de Hess et Ostrom. Pour eux, il existe :

« seven major types of property rules that are most relevant to use in regard to the digital knowledge commons. These are access,

contribution, extraction, removal, management/participation, exclusion and alienation. » 511

[300] Une analyse rigoureuse en droit de chacune de ces activités reste encore à faire, par exemple en comparant le régime juridique applicable à chacune de ces activités. Notre analyse porte uniquement sur la règle d’utilisation d’accès dans un contexte de collection numérique de bibliothèque, accès qui s’articule en fonction de contrats de licences. Le

508 Id. 509 Id. , p. 51

510 Id. , p. 52 « [Creative Commons] collective-action initiative is a case of changing operational rules in order to adapt to evolving technologies and new forms of restrictions. »

prochain bloc de concepts du l’Institutional Analysis and Development Framework concerne les situations où des acteurs définissent les actions à poser512.

[301] Lorsqu’il est question d’acteurs et d’actions à poser, Hess et Ostrom précisent qu’il convient d’analyser les typologies d’interactions :

« The exogenous characteristics, the incentives, the actions and the other actors all contribute to the patterns of interactions. In a commons, how the actors interact strongly affects the success or failure of the resource. [… The] patterns of interaction are intricately linked to the action situations. » 513

[302] Ces interactions mènent à des extrants (outcomes), qui, dans le cas du patrimoine informationnel commun, introduisent généralement de nouvelles barrières (enclosures) ou l’émergence de nouveaux communs. Selon le contexte, ces extrants seront perçus ou analysés comme étant bénéfiques ou non514 par des critères d’évaluation :

« The evaluative criteria […] allow us to access outcomes that are being achieved as well as the likely set of outcomes that could be achieved under alternative actions or institutional arrangements. Evaluative criteria are applied to both the outcomes and the

interactions among participants that lead to outcomes. While there are many potential evaluative criteria, some of the most frequently used criteria are (1) increasing scientific knowledge, (2) sustainability and preservation, (3) participation standards, (4) economic efficiency, (5) equity through fiscal equivalence, and (6) redistributional equity. » 515

512 Id. , p. 54

513 Id. , p. 58 514 Id. , p. 60 515 Id. , p. 62

[303] Pour tout dire, les travaux de Hess et Ostrom proposent un cadre conceptuel de l’économie politique qui s’inscrit directement dans les objectifs de recherche que nous explorons. En effet :

« [The IAD framework] has been a tested tool for analysing traditional commons dillemas, for understanding inexplicable outcomes, and for facilitating institutional design. We expect that the framework will evolve to better fit with the unique attributes of the production and use of a knowledge commons. » 516

[304] Hess et Ostrom démontrent comment le modèle IAD est pertinent pour analyser les questions touchant les biens découlant des idées. À la lumière de cette théorie, nous désirons positionner le cadre d’analyse socioéconomique et la matrice œuvres-utilisations comme une simplification du Institutional Analysis and Development Framework en ce qui a trait à notre étude du droit d’auteur. En effet, nous retenons deux entités à étudier : les objets et les sujets de droit. Dans le cas de Hess et Ostrom, elles retiennent les ressources et les acteurs comme éléments des communs. Ensuite, les règles, qu’elles soient opérationnelles, de choix collectif ou administratives, représentent le cadre juridique imbriqué dans la matrice œuvre-utilisations. Finalement, les droits de propriété et les sept types d’actions génériques sont en fait des représentations d’utilisations possibles d’œuvres. Pour tout dire, nous croyons que l’Institutional Analysis and Development Framework ainsi que le cadre d’analyse socioéconomique et la matrice œuvres- utilisations sont tous des approches sensiblement analogues, mais le

cadre d’analyse de Hess et Ostrom fut développé dans le contexte de l’examen de ressources naturelles mises en commun tandis que nos modèles découlent d’une conceptualisation étroitement liée au droit d’auteur. Si les deux sont pertinents, nous maintenons que notre approche récupère mieux les théories et approches contemporaines liées au droit d’auteur.

[305] En plus du lien entre l’Institutional Analysis and Development Framework et notre cadre d’analyse socioéconomique, nous tenons à souligner que ce modèle offre une perspective de recherche innovante pour l’épistémologie du droit en général. En effet, peut-être s’agit-il d’un moyen de sortir du cadre contraignant de l’analyse économique du droit basé sur une vision précise de la science économique ?