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Section  3.1.1   Mutations dans la diffusion savante 168

3.1.1.2   La nouvelle école économique du numérique 179

[306] L’IAD de Hess et Ostrom offre un cadre conceptuel novateur pour appréhender les mécanismes sociaux émergents du domaine numérique. De leur côté, Niva Elkin-Koren et Eli Salzberger explorent de nouveaux sentiers dans le domaine économique. Nous désirons inclure leurs critiques, parues dans deux monographies portant sur des théories économiques contemporaines à la lumière des nouvelles technologies. Les cadres théoriques et conceptuels qu’ils y tissent sont d’une importance capitale pour appliquer l’analyse économique du droit aux nouvelles technologies de l’information et des communications. Elles

contribuent à étoffer notre analyse de l’impact du numérique sur les bibliothèques.

[307] Dans Law, economics and cyberspace, Elkin-Koren et Salzberger517 explorent la théorie économique de l’État dans un contexte de cyberespace. Ils font une synthèse des différentes écoles économiques et ils exposent les failles paradigmatiques de chacune. Ils identifient trois «générations» économiques518 : la néoclassique ou École de Chicago, l’analyse transactionnelle et les néo-institutionnels.

[308] Les deux auteurs évoquent les changements de paradigmes que suscite l’apparition du cyberespace. Ils proposent des pistes de réflexion pour les explorer :

« Cyberspace is predicated to eliminate or at least notably diminish the traditional failures of public goods (i.e., information), monopolies, lack of information, externalities, and transaction costs. However new types of market deficiencies arise, which the existing models fail to detect and are ill equiped to analyze. Technological standards as a source of monopolistic power, the changing nature of information that was traditionally perceived as a public good, the technological race between enforcement measures by the code and counter measures, and the costs involved in verifying information are but a few examples. » 519

[309] Leur texte est donc une brève introduction aux théories économiques en lien avec le numérique. Selon les auteurs, la génération néo- institutionnelle constitue l’école la plus récente en sciences

517 NIVA ELKIN-KOREN et ELI M.SALZBERGER, Law, economics and cyberspace, Cheltenham; Northampton (Mass.), E. Elgar, 2004

518 Id. , p. 8-9 519 Id. , p. 9-10

économiques et elle met en place un nouveau bagage conceptuel nécessaire qui pourra faire évoluer les deux autres. 520

[310] Selon Elkin-Koren et Salzberger, les tenants de la «génération» néoclassique ou de l’École de Chicago défendent généralement l’économie de marché traditionnelle dont les mécanismes sont l’offre et la demande.521 Pour eux, l’économie met donc en place des processus servant à maximiser l’utilité des biens par le marché. À défaut de pouvoir mesurer cette dernière convenablement, le marché cherche à créer une maximisation de la richesse (wealth). Elkin-Koren et Salzberger retiennent quatre éléments n’entrant pas dans cette grille : l’émergence de monopoles,522 les biens publics,523 l’information imparfaite524 et les externalités.525 Ils mènent généralement à des défaillances de marché et nécessitent une intervention extérieure aux marchés, lire ici l’intervention de l’État par une règlementation desdits marchés. Ainsi, la nature même du Cyberespace pose une série de problèmes nuancés que la génération néoclassique peine à résoudre.

[311] Ensuite, il est question de la «génération» de l’analyse transactionnelle,526 qui explore les concepts de coûts de transactions dans les dynamiques du marché. Il s’agit ici des travaux entrepris par 520 Id. , p. 11 521 Id. , p. 27 522 Id. , p. 29 523 Id. , p. 49 524 Id. , p. 65 525 Id. , p. 79 526 Id. , p. 90

Coase, études qui explorent en particulier les problèmes d’externalités. Comme le précisent Elkin-Koren et Saltzberger :

« There is a glitch in Coase’s paradigm, which might not have been significant in non-virtual markets, but is very important in the Cyber- market. The traditional Coasian transaction cost analysis takes the state of technological development as a given or as exegenous to the analysis. It does not give adequate consideration to the possibility of technological progress and, moreover, to the way technology changes in response to economic and legal environments. »527

[312] Elkin-Koren et Salzberger concluent que l’introduction de nouvelles technologies maintient une relation dialectique avec d’autres processus, dont la loi528. Ainsi,

« the primary inference from our discussion so far is connected to the viability of traditional market failure analysis or traditional micro- edonomic theory analysis when applied to law. This conventional analysis presupposes the organisation of markets, their connection with territory-based communities, the nature and hierarchies of central government, and the means by which central government can intervene in market activities. The analysis of Cyberspace cannot be based on these assumptions. » 529

[313] Elkin-Koren et Salzberger précisent que la génération néo- institutionnelle offre un cadre théorique plus souple et s’adapte mieux à la complexité sociale puisqu’elle considère que les institutions de la société sont des variables endogènes pour l’analyse du droit530. Ainsi :

« Neo-Institutional analysis views the political structure, the bureaucratic structure, the legal institutions, and other commercial and non-commercial entities as affecting each other. Political rules intertwine with economic rules, which intertwine with contracts. The tools that are used in the analyses of the Neo-Institutional law and economics are the traditional micro-economic or welfare economic

527 Id. , p. 98

528 Id. , p. 106 529 Id. , p. 107 530 Id. , p. 111

models, alongside public choice, game theory and institutional economics. »531

[314] Cette analyse néo-institutionnelle pousse les auteurs à explorer, entre autres, le code informatique comme outil de réglementation,532

l’émergence de la production par les pairs de Benkler533 et une critique du triumvirat État-firme-individu534 en économie. L’intérêt des auteurs535 est de positionner l’État – et surtout le droit – dans une relation dialectique entre la société et la technologie, en tant que variables endogènes d’un système cohérent en économie.

[315] Dans le second texte, Elkin-Koren et Salzberger536 s’attardent exclusivement aux questions numériques épineuses en s’intéressant à la propriété intellectuelle et, plus spécifiquement, au droit d’auteur ainsi qu’aux brevets. Ils distinguent deux positions épistémologiques pour l’analyse économique du droit : l’approche normative et l’approche positiviste :

« Law and economics is a methodology for both the explanation of legal rules, judicial decisions and their consequences (positive analysis) and the evaluation of legal rules and judicial decisions and the prescreption of the desirable ones (normative analysis). »537

531 Id. , p. 8 532 Id. , p. 117 533 Id. , p. 133 534 Id. , p. 138-9 535 Id. , p. 174

536 NIVA ELKIN-KOREN et ELI M.SALZBERGER, The law and economics of intellectual property in the digital age : the limits of analysis, Abingdon, Oxon England]; New York, Routledge, 2013

[316] Les auteurs notent que les théoriciens de l’analyse économique du droit ont une préférence marquée en faveur de régimes de propriété intellectuelle « forts » et :

« reveals a shift in the paradigmatic framework that dominates the economic analysis of intellectual property, from the incentives – public goods framework to the proprietary paradigm. »538

[317] L’objectif des auteurs est donc de circonscrire ces deux approches économiques pour analyser ce qu’elles présupposent, leurs préceptes et leurs conséquences.539 L’exploration normative tente de déterminer le meilleur régime juridique selon diverses théories économiques. Ainsi, Elkin-Koren et Salzberger déterminent quel est l’argument central des motivations (incentives)540 en propriété intellectuelle. Selon une analyse néo-classique, ils visent l’efficacité économique par une maximisation de la richesse (wealth). Ensuite, les auteurs invoquent l’argument de la propriété541 découlant du droit naturel visant à répondre à la tragédie des communs de Hardin. Puis, ils nomment deux phénomènes émergents dans leur troisième section; la contractualisation de la propriété intellectuelle (private ordering542) et la gouvernance par la technologie543, c’est-à-dire les mesures de protection technologiques (DRM). L’objectif est, de toute évidence, de proposer des cas où

538 Id. , p. 9 539 Id. 540 Id. , p. 57 541 Id. , p 115 542 Id. , p. 140 543 Id. , p. 183

l’intervention de l’État est contournée par les agents du marché des biens d’information.

[318] En dernier lieu, Elkin-Koren et Salzberger expliquent ce qu’est une analyse positive en économie, qui se distingue de l’analyse normative.

« Normative analysis tries to ascertain the desirable legal or constitutional arrangement. To perform such an analysis one has to define a normative objective (e.g. utility maximization, wealth maximisation), the source of which is ouside the scope of economics. The normative objective is one of the simplifying assumptions of the methodology of the science of economics. Positive economic analysis tries to predict what kind of legal rules will be adopted as the result of different decision-making procedures, structure of institutions and set of individual preferences. As in normative analysis, the conduct of positive analysis is based on simplifying assumptions […]. Different sets of assumptions yeild different positive models. »544

[319] Les auteurs démontrent que les modulations d’une approche méthodologique peuvent avoir un impact sur les conclusions savantes en économie. Elkin-Koren et Salzberger offrent une critique de la doxa économique tout en proposant une manière novatrice d’avoir recours à ces théories. Leur approche nous est d’une importance capitale pour saisir le rôle de notre cadre d’analyse socioéconomique et de la matrice œuvres-utilisations.

[320] En effet, le problème central de la rhétorique propriétaire en droit d’auteur est qu’elle pose la volonté du titulaire comme étant endogène à la transaction économique. À l’inverse, les théories néoclassiques et transactionnelles font fi des volontés des agents économiques dans

544 Id. , p. 225-6

l’élaboration des marchés puisque les mécanismes de l’offre et de la demande dictent le prix. Ce constat, qui est la base du paradoxe quantique, impose l’articulation d’une conceptualisation nouvelle, telle l’école néo-institutionnelle. En fait, nous proposons notre cadre d’analyse socioéconomique et, surtout, son opérationnalisation dans la matrice œuvres-utilisations, comme une ébauche de l’approche néo- institutionnelle.

Section 3.1.2 Bâtir le patrimoine informationnel