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Nous avons vu comment l’histoire coloniale régionale a accouché d’une entité territoriale britannique au sein d’un espace politiquement et culturellement influencé par la présence des Hispaniques. Malgré l’influence économique continentale de l’Angleterre, le fait que le Belize anglophone existe au sud du Mexique est en soi une trajectoire coloniale particulière et à l’évidence, ce fait historique facilite aujourd’hui les relations du pays avec les États-Unis. Nous avons aussi constaté comment un mouvement indépendantiste apparu au Belize avant la Deuxième Guerre mondiale a pu s’appuyer sur les réalités géopolitiques d’acteurs

régionaux afin de consolider l’émancipation coloniale du pays, ce qui lui a évité des conflits armés avec ses voisins frontaliers. Autrement dit, dans le contexte d’une mosaïque

ethnoculturelle diversifiée et avec un voisin relativement belliqueux, qui encore à ce jour remet l’intégrité du pays en cause, le Belize a réussi le tour de force de devenir une nation à part entière sans verser dans la violence civile, telle que l’ont connue la plupart des pays du continent. Bien sûr, nous l’avons également mentionné, la construction ethnoculturelle du pays ne s’est pas faite sans douleur : des esclaves et des Mayas ont payé chèrement le prix de l’histoire et une bonne partie des migrants actuels sont en fait des réfugiés.

Cela dit, même si la situation contemporaine n’est pas exempte de tensions (Cunin, 2012), le Belize présente un visage multiculturel et une réalité de cohabitation sereine lorsqu’on le compare avec les pays de l’Amérique latine et du Mexique. Aujourd’hui, dans ce contexte d’hybridité culturelle, les différents groupes ethnoculturels s’activent à faire du Belize un lieu d’émancipation pour chacun. À ce titre, même les Mayas, un groupe longtemps marginalisé, ont vu reconnaître leur droit ancestral d’occupation et d’usage des terres situées au sud du pays via l’entremise des instances juridiques nationales. Il s’agit-là d’une victoire importante qui donne un indice du progressisme de la société bélizienne.

Dans un contexte économique dominé par le paradigme économique du néolibéralisme, le pays fait face à des défis de développement important. En ayant comme partenaire

commercial principal les États-Unis, il se rend vulnérable aux impératifs économiques d’une économie globalisée largement dominée par les États-Uniens. Déjà, pour l’agriculture, un secteur inscrit comme le deuxième en importance dans l’économie nationale, le Belize peine à faire valoir ses intérêts. Dans le cas du tourisme, le premier secteur en importance au pays, les signes montrent que les ficelles sont tirées par le géant américain, lequel contrôle

clairement l’industrie dans la région caribéenne.

La mise en contexte étant maintenant effectuée, il nous est possible de jeter un regard sur l’industrie touristique afin de mettre en lumière sa nature néocoloniale. Nous observerons d’abord la façon dont elle s’insère globalement dans l’espace régional caribéen, puis plus spécifiquement au Belize. Aussi, nous porterons notre attention sur le phénomène du tourisme en général pour ensuite traiter du segment croisière ; les angles économiques et sociaux seront privilégiés tout en portant une attention particulière au contexte historique qui a participé à l’émergence du tourisme.

Tourisme

Nous avons, en guise d’introduction, égrené quelques chiffres sur le tourisme dans le but d’engager la discussion sur l’objet de notre projet de recherche : le tourisme de croisière. Avant de procéder à une mise en contexte du tourisme dans la Caraïbe et au Belize, nous souhaitons prendre quelques lignes pour aborder la question du tourisme en général : le phénomène qu’il représente à l’échelle mondiale et la place qu’il occupe dans les sociétés contemporaines. Ceci permettra une meilleure appréciation du phénomène lorsque nous le contextualiserons dans l’espace régional à l’étude.

D’entrée de jeu, réglons immédiatement la question des chiffres et l’ampleur du tourisme à l’échelle mondiale. C’est vers l’agence spécialisée de l’ONU, l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), qu’il faut se tourner pour trouver l’ensemble des statistiques colligées sur le tourisme. Toutefois, comme les données sont fournies par les pays et qu’elles ne sont pas

nécessairement toutes vérifiées, il est impossible de valider leur véracité21; néanmoins, considérant que les rapports de l’OMT sont constants sur le plan méthodologique, nous pouvons au moins apprécier, d’une année à l’autre, l’ampleur et la variabilité du déploiement de l’activité touristique.

Nous pouvons d’emblée affirmer que la place du tourisme dans l’économie mondiale est sans contredit majeure. Le dernier rapport de OMT (UNWTO, 2019) est à cet égard fort éloquent. En voici les grandes lignes pour l’année 2018 :

- 1.401 milliards d’arrivées internationales (on parle ici des arrivées aux frontières); - 7 % des exportations mondiales, et ce, à la hauteur de 1451 milliards USD; - 10% du PIB mondial (direct, indirect et induit);

- 1 emploi sur 10 dans le monde;

- 3,3% de croissance annuelle en termes d’arrivées internationales annuelles d’ici 2030.

Évidemment, ces chiffres ne sont pas répartis uniformément. Les États-Unis, les pays d’Europe – notons tout particulièrement l’Espagne, l’Italie et la France – ainsi que certains états de l’Asie – ici, il s’agit principalement de la Chine et la Thaïlande – se partagent la large part de l’économie touristique mondiale. Aujourd’hui, rares sont les pays qui échappent au phénomène au point même que certains auteurs n’hésitent pas à parler du tourisme en termes de phénomène ubiquiste (Gibson, 2013 ; Mowforth et Munt, 2016).

En effet, le tourisme est si imbriqué dans les différentes sphères de nos vies qu’il est difficile d’en faire abstraction lorsqu’on se penche sur la compréhension des phénomènes sociaux et culturels qui affectent notre quotidienneté : le tourisme est devenu un phénomène social à part entière. En fait, en l’envisageant comme un outil analytique, il permet de mieux saisir et comprendre les événements contemporains dans leurs dimensions sociale, culturelle et politique (Minca et Oakes, 2014). Bref, nous nous retrouvons donc dans un monde où la

21 Comme le faisait remarquer le chercheur Bruno Sarrasin dans une entrevue accordée à un quotidien montréalais : « Les chiffres de l'OMT sont toujours à prendre avec des pincettes, car l'Organisation se fie aux statistiques des pays, et la crédibilité de ces pays est inégale » (Morin, 2018b)

limite entre la vie quotidienne et l’expérience touristique devient floue et, quelle que soit sa déclinaison, le tourisme apparaît comme un fait « réel » et avéré de l’expérience

contemporaine humaine.

Force est d’admettre qu’une simple réflexion sur le tourisme, sans spéculer sur le degré d’influence qu’il exerce sur les différentes sociétés, nous donne l’occasion de constater son imbrication dans les différents aspects de nos vies, dans chacun des espaces géographiques concernés et à des échelles variées. Même dans les situations où nous pensons nous en extraire ou en être exempts, nous y participons; comme société, mais aussi comme individus. Par exemple, assis à la table d’une terrasse entre ami×e×s, dans un quartier plus ou moins touristique, nous faisons potentiellement partie du spectacle pour tout touriste lui aussi présent afin d’expérimenter la « vraie » vie locale. Nous sommes encapsulés dans le « tourist gaze » de Urry et Larson (2011) et faisons partie, qu’on le veuille ou non, d’une performance touristique quotidienne qu’est devenu notre espace de vie. Alors, sans nous en rendre compte, le regard touristique s’oriente vers l’humain comme sujet anthropologique des explorations effectuées, l’impliquant de ce fait dans une mise en spectacle récurrente, et contribuant à la poursuite, voire à la progression du phénomène touristique.

Un autre exemple qui traduit cette ubiquité est celui de la banlieue lambda d’une ville occidentale qui, de prime abord, ne comporte aucun intérêt touristique. Pourtant, dans ces espaces généralement périphériques aux zones touristiques, peuvent vivre de nombreux travailleurs de l’industrie touristique – rappelons qu’un emploi sur 10 est en lien avec l’industrie touristique. Inévitablement, cela participe à la production d’espaces non pas directement consommés par le tourisme, mais qui sont vécus, produits et reproduits par l’entremise de l’industrie touristique. Le tourisme, en contribuant à l’économie d’une population, participe aussi au développement d’espaces qui se déploient hors des limites de l’emprise touristique consommée. Par ces exemples, nous voulons appuyer l’idée que, derrière les chiffres, il existe une réalité quotidienne liée au tourisme dans laquelle

pratiquement tous les espaces sont concernés; il est de ce fait difficile d’éviter le tourisme dans la pratique même de sa propre quotidienneté.

Cette ubiquité n’implique cependant pas une approche uniforme dans la façon de vivre le tourisme : nous ne sommes pas tous égaux devant le phénomène. D’abord, nous sommes loin d’une réalité où tous les humains ont la chance d’accéder au tourisme. Le fameux droit aux vacances, concept répandu en occident, ne fait pas vraiment partie des droits dits universellement accessibles (Boyer, 2005). Dans les faits, il y a bien quelques centaines de millions de personnes qui ont la capacité de se déplacer à l’international, que ce soit pour des questions d’agrément ou pour affaires; à cela s’ajoutent plusieurs autres centaines de millions de personnes à le faire régionalement ou localement pour les mêmes raisons (Cousin et al., 2018).

Ainsi, nous pouvons considérer que la mobilité touristique concerne spécifiquement le monde développé de même qu’une partie de l’élite des pays en voie de développement. À noter qu’au sein de ces derniers, le tourisme est surtout vécu comme une offre de services proposés aux touristes de séjour (McCabe et Marson, 2006). Dans ces pays, la majorité des citoyens n’est pas en mesure de participer au tourisme à titre de touriste; elle reste plutôt cantonnée au rôle de subalterne dans des conditions de vie qui leur permettent difficilement de jouir du droit aux vacances. Dure réalité, en effet : la plupart d’entre eux demeurent une main-d’œuvre bon marché – des hôtes souriants et accueillants – qui lèguent volontairement ou par la force des choses une partie de leur existence et de leur espace de vie à la jouissance et au bon plaisir de leurs invités. C’est dire que le tourisme se déploie, à l’échelle

internationale, pour le contentement d’une minorité; comme nous le verrons par la suite, cette minorité en est également le principal bénéficiaire économique. L’importance accrue de cette activité fortement intégrée à l’économie globale appelle à poser la question du

développement dans le contexte d’un rapport nord/sud inégalitaire qui caractérise aussi l’espace caribéen.