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Typologie des espaces du tourisme

O 2 Errance libre ou assistée

Nonobstant les raisons individuelles qui poussent les touristes à s’éloigner de la zone d’errance formatée, il n’en demeure pas moins que, dans une proportion qui varie selon le degré de dangerosité réel ou perçu, plusieurs d’entre eux décident d’expérimenter la destination sans être – ou sans avoir l’impression d’être – encadrés par le formatage

touristique de l’ITC. Bien sûr, il peut arriver qu’un touriste inattentif ou induit en erreur par une signalétique déficiente se retrouve séparé de la zone d’errance formatée. Il demeure que la majorité des touristes qui s’éloignent de cette zone le font intentionnellement.

Plus le touriste investit la zone d’errance libre ou assistée (figure 13), plus les éléments dédiés au tourisme se font rares ; lentement, ce touriste se retrouve dans une périphérie, une frange, où s’estompe l’attention portée aux visiteurs. Les commerces sont essentiellement locaux (supermarchés, quincailleries, garages, etc.), l’esthétique urbaine lissée des zones touristiques laisse sa place à une expérience visuelle et auditive plus rugueuse (rues trouées, déchets jonchant le sol, circulation automobile plus dense, environnement sonore chaotique). Finalement, toute trace de compères touristes et d’attrait touristique disparaît.

Figure 13. Croisiéristes dans la zone d’errance à Belize City

Cependant, la limite extrême de cette zone, telle que nous l’entendons, ne se situe pas à l’endroit plus ou moins défini par la disparition de repères touristiques. Dans les faits, sa limite est plus technique : elle repose simplement sur les capacités physiques d’un groupe de touristes à explorer le milieu local dans le laps de temps mis à sa disposition par la

compagnie de croisière. La zone d’errance libre s’étend donc aussi loin que les touristes peuvent se rendre à pied, et revenir, sans risquer de rater le départ du bateau. Bien que les incursions pédestres aux limites de cette zone d’errance soient relativement rares, elles existent (un musée par exemple) et elles peuvent être vécues de façon tout à fait autonome de l’industrie du tourisme de croisière.

Il existe tout de même, selon les degrés de dangerosité réels ou perçus d’une destination, ou encore suivant la complexité des lieux, des espaces au sein de la zone d’errance libre où il peut être difficile de déambuler librement. C’est pourquoi la zone d’errance libre peut aussi être une zone d’errance assistée. En effet, lorsque certaines zones sont/semblent moins sécuritaires ou difficiles d’accès (mais qu’elles sont toujours dans la limite des déplacements qui peuvent s’effectuer à pied), il peut arriver que la présence et la disponibilité

d’accompagnateurs locaux soient souhaitées ou requises. Dans ce cas, les touristes font appel à un guide officiel ou au service des nombreux rabatteurs qui sillonnent la zone d’errance formatée : cela leur permet alors d’être accompagnés de façon sécuritaire vers des recoins discrets et confidentiels de la zone d’errance libre. Dans ce cas, la relation à l’espace est susceptible d’être formatée par le guide, mais il n’en demeure pas moins que c’est le libre arbitre des touristes qui prévaut. Ce sont ces derniers qui déterminent les lieux de

déambulation à explorer.

O3t – Incursion périphérique terrestre

Sur le plan technique, la zone d’incursion libre ou assistée se distingue de la zone d’errance (libre ou assistée) par le fait qu’elle nécessite l’aide d’un moyen de transport pour y accéder. Elle dépasse donc la limite territoriale des déplacements pédestres et fait appel à un niveau d’organisation plus complexe. L’objectif est donc, pour les touristes de croisière, d’accéder à des endroits situés au-delà de la zone d’errance, vers un « arrière-pays » perçu comme le théâtre d’une authenticité réelle où la rencontre avec d’autres touristes est peu probable.

Pour se faire, les touristes doivent organiser leur déplacement en procédant par la location d’un moyen de transport (vélo, scooter, voiture) et en structurant et planifiant un itinéraire en fonction de la limite de temps dont ils disposent pour l’exploration de cette zone d’incursion.

Comme dans le cas de l’errance, l’incursion peut être libre : les touristes ont de ce fait la possibilité de sortir de l’emprise de quelconques formatages touristiques induits par l’ITC, voire par des acteurs locaux du tourisme. Il va sans dire que ces zones d’incursions sont visitées de façon très aléatoire et sporadique par les croisiéristes (parfois même pour la première fois), ce qui favorise inévitablement une expérience plus réelle avec la destination. Il n’est cependant pas exclu qu’un groupe de touristes se dirige vers une zone d’incursion terrestre enclavée ou formatée (Et - Ot), mais selon leurs préférences ils pourront les éviter et aller à la rencontre des locaux se trouvant dans leur espace de vie.

Tout comme dans le cas de la zone d’errance libre, certains endroits de la zone d’incursion peuvent être perçus à tort ou à raison comme étant plus risqués. Aussi, la zone d’incursion peut également être difficile d’accès en raison d’un manque de signalisation routière, rendant ardue la capacité d’orientation des touristes à moins, évidemment, que ceux-ci aient accès à une carte routière fiable. De plus, l’absence d’un accès au réseau mobile local peut accroître de façon considérable les imprévus pour les touristes et accentuer les difficultés

d’orientation. En outre, il existe un autre facteur, et non le moindre, qui restreint souvent la motivation des touristes à se rendre dans la zone d’incursion de façon autonome. Il s’agit de la barrière linguistique. C’est d’ailleurs souvent pour cette raison que le recours à l’assistance d’un guide devient particulièrement attrayant : ce dernier permet aux touristes d’envisager et de réaliser des incursions dans l’espace de vie de la population locale, même de

communiquer avec eux. Suivant cette option, les touristes peuvent décider, par exemple, de faire appel à un chauffeur de taxi privé, ce qui a aussi l’avantage de sécuriser globalement l’incursion. Enfin, comme c’est le cas pour la zone d’errance, le facteur limitatif d’expansion territoriale de la zone d’incursion reste la disponibilité de temps. Cela veut donc dire qu’il existe au-delà de ce territoire une zone encore plus éloignée où le tourisme de croisière n’aura jamais accès. C’est la zone d’antourisme, celle qui est hors d’accès pour les touristes de

croisière et où la population locale est à l’abri du déploiement de l’ITC. Il s’agit d’une zone que nous allons décrire plus loin.

O3ma – Incursion périphérique marine

Les zones de déambulation O1 et O2 ont la particularité d’être exclusivement terrestres. Par définition, ce sont des zones explorées à pied, sans moyen de transport, et qui n’ont de ce fait aucun équivalent marin. Par contre, à l’instar de la zone d’incursion libre ou assistée (O3), une incursion périphérique peut se dérouler dans l’environnement marin. Dans certaines escales, il est possible pour les croisiéristes de louer un dériveur ou toute autre embarcation et partir à la découverte des environnements côtiers où se déroulent des activités de la vie courante. Aussi, de façon assistée (figure 14), via les services de locaux possédant des embarcations, les touristes peuvent procéder à des incursions marines selon leurs intérêts (aller pêcher, faire de l’observation d’oiseaux côtiers, pratiquer la plongée sous-marine dans des sites d’intérêt, etc.).

Figure 14. Embarcation pour incursion marine à Cozumel

Cette façon de se déployer sur le territoire marin n’est pas toujours simple et elle reste elle aussi limitée. Au Belize, l’incursion marine libre est pratiquement impossible, car la réglementation locale exige que les capitaines d’embarcation possèdent un permis de navigation nationale. D’ailleurs, une initiative permettant de louer de petites embarcations électriques à partir de Harvest Caye a dû être interrompue après que des pêcheurs locaux se soient plaints de la présence des touristes dans la mangrove. En effet, en étant à l’abri du vent et des vagues, les chenaux de la mangrove sont constamment utilisés par les locaux pour les déplacements le long de la côte. Sinueux et étroits, ces chenaux sont

particulièrement propices aux collisions si des touristes ne connaissant pas les lieux y accèdent avec leurs embarcations de plaisance.

Et – Incursion terrestre enclavée et Ot – Incursion terrestre formatée

Le déploiement des touristes qui décident de quitter le navire et la zone portuaire permet de les conduire vers des environnements tout aussi enclavés que la zone portuaire où se trouve le village touristique. Nous nommons ces sites « zones d’incursion terrestre enclavées », dont les accès sont contrôlés et où se déroulent des activités exclusivement réservées aux

croisiéristes, au sein d’environnements terrestres situés à même le milieu de vie de la population locale. De fait, ces endroits sont interdits à la population locale et ils sont protégés par des clôtures ou, plus subtilement, par un service de sécurité.

De leur côté, les zones d’incursion terrestres formatées sont des zones partagées avec les touristes de séjour. Les croisiéristes se retrouvent donc dans des lieux ouverts qui ne sont pas exclusifs à l’ITC et où ils vivent des expériences identiques à n’importe quel autre touriste étranger ou local, quoique souvent pour des prestations (des frais) beaucoup plus élevées. Le niveau de sécurisation est moins élevé que dans un environnement enclavé, mais le groupe de touristes est néanmoins contrôlé : les guides cherchent à éviter un dispersement des croisiéristes afin de faciliter le formatage de leur expérience. Même si un mélange de différents types de touristes est possible dans le contexte des zones d’incursion terrestre formatées, il faut noter que la plupart du temps, les touristes de croisière sont plus nombreux que les touristes de séjours, ce qui facilite la gestion des groupes.

La raison qui explique ce surnombre de touristes de croisière vient du fait que l’industrie du tourisme de séjour ainsi que les touristes locaux cherchent à éviter ces sites les jours d’escale afin de ne pas se retrouver dans des environnements achalandés, nuisant à leur propre expérience. À titre d’exemple, le modeste site archéologique de Xunantunich dans l’ouest du Belize (figure 15) peut recevoir de 400 à 500 visiteurs lors d’une journée d’escale à Belize City comparativement à 50 à 75 visiteurs pour une journée typique. Il va sans dire que la notion de partage de l’espace est relative lorsqu’arrivent les navires de croisiéristes, car dans ce contexte, plusieurs sites d’incursion ouverts à tous sont simplement boycottés par les prestataires de services touristiques locaux et les touristes qui voyagent de façon autonome.

Figure 15. Croisiéristes au site archéologique ouvert de Xunantunich - Belize

Source : Luc Renaud

Ema – Incursion marine enclavée et Oma – Incursion marine formaté

Contrairement aux zones d’incursions terrestres, les environnements marins visités par les croisiéristes sont plus facilement contrôlables par l’ITC en raison de leur éloignement géographique avec les milieux de vie communs. L’incursion marine enclavée se fait souvent vers de petites îles exclusives où se trouve une équipe qui prendra en charge les touristes, lesquels se retrouvent de fait dans un environnement entièrement contrôlé pour une partie de la journée. La sécurisation de ces lieux est évidemment facilitée par leur nature insulaire et il est pratiquement impossible pour quiconque de s’y retrouver sans raison.

Les incursions marines formatées, tout comme leurs vis-à-vis terrestres, sont des lieux où l’espace est partagé avec les touristes de séjours étrangers ou les visiteurs locaux. Nous

observons cependant une différence, du moins dans le cas du Belize, qui réside dans le fait que ces sites sont moins susceptibles d’être submergés par la présence de trop nombreux touristes, et de créer de ce fait des situations d’encombrement comme sur certains sites terrestres. En effet, les sites d’incursion marine sont souvent situés dans des aires protégées, lesquelles font l’objet d’un contrôle rigoureux quant au nombre de visiteurs acceptés sur une base journalière. De cette façon, il est moins fréquent que le partage d’un site provoque un réel conflit d’usage.

Etran – Transit enclavé et Otran – Transit formaté

Ces zones, quoique spatialement confinées, sont d’une importance capitale pour les

opérations de déploiement de l’ITC. Ce sont des corridors de déplacement qui confinent les touristes dans le vase clos de leur activité et qui créent une distanciation physique avec le milieu de vie dans lequel ils se trouvent pourtant. Lorsqu’un groupe de touristes part en incursion territoriale, il est confiné dans ce que nous pouvons appeler (au même titre d’ailleurs que le navire), une enclave mobile : un autobus ou encore une fourgonnette. Ce véhicule n’offre qu’une possibilité d’un contact visuel avec l’environnement dans lequel ils se déplacent. Ici, il n’est pas possible d’entendre les sonorités locales ni de humer les odeurs caractéristiques d’une ville ou d’une campagne caribéenne. Cette enclave mobile stérile file à travers une zone de transit et aseptise l’expérience des touristes.

De plus, comme c’est le cas pour les autres types d’enclaves susmentionnées, la zone de transit ne permet pas d’établir des contacts entre le véhicule et la population. On est loin, ici, de l’ensemble des interactions possibles qui se présentent lorsque l’on se déplace librement dans ces mêmes zones. Ces trajets ne servent qu’à transporter les croisiéristes d’un point A vers un point B et ne sont pas considérés comme faisant partie de l’expérience offerte à ces derniers. Les seuls contacts qui existent dans la zone de transit enclavée se déroulent lors d’arrêts dans des points de transits. Il s’agit de lieux fermés et réservés aux occupants de véhicules de transport : un marché factice proposant divers souvenirs, un restaurant dédié à menu unique ouvert ponctuellement et strictement pour les touristes, etc.

O4R – T4 – Antourisme

Nous avons déjà abordé l’ubiquité du tourisme lorsqu’il est pris au sens large de sa définition. Ainsi considéré, le tourisme est partout (ou presque) et il est susceptible de s’immiscer directement ou indirectement dans chaque sphère de la vie quotidienne. Les espaces de la vie quotidienne restent difficilement à l’abri de l’influence touristique : ils font de plus en plus l’objet d’incursions régulières par les touristes de séjour – à la recherche d’authenticité – lesquels sont aussi moins contraints dans leur mobilité que les touristes de croisière. Ainsi, étant une activité économique ubiquiste, le tourisme affecte le quotidien des gens et participe parfois au développement territorial de secteurs qui pourraient pourtant sembler hors des circuits touristiques prévisibles.

Il convient de distinguer deux types de zones d’antourisme, celle qui est technique O4T et celle qui est relationnelle O4R. Dans le cas du tourisme de croisière, comme nous l’avons déjà mentionné précédemment, la mobilité des touristes est principalement limitée par l’intervalle de temps dédié à l’escale ; cela dessine les frontières territoriales entre l’espace du tourisme et une zone dite d’antourisme technique. Cette limite dépend de divers facteurs qui modulent la mobilité des touristes et de l’industrie du tourisme de croisière, et qui en restreignent plus ou moins le déploiement vers le milieu de vie des locaux. La variabilité de ces facteurs implique que cette limite n’est pas constante et qu’elle est sujette à être constamment repoussée. L’ouverture d’une nouvelle route, la mise à niveau d’une route déjà existante ou l’accès à des véhicules de meilleure qualité par les incursionnistes ou l’ITC sont des exemples qui contribuent à repousser toujours plus loin les frontières de la zone d’incursion libre ou assistée, voire la mise en place de sous-zones d’incursion formatées ou enclavées. Dans tous ces cas, nous faisons référence à la présence potentielle de croisiéristes dans des zones inédites, que cela soit le fait d’une volonté de développement d’excursions de l’ITC ou de l’esprit d’aventure élevé (et une capacité d’autonomie) de certains touristes.

L’antourisme relationnel n’est pas lié aux mêmes contraintes. Il s’agit de zones de l’espace de vie qui sont à la portée technique de l’industrie du tourisme de croisière, mais qui sont évitées ou exclues pour des raisons qui sont basées sur des facteurs économiques, politiques ou encore socioculturels. En contrôlant la mobilité des passagers, il est possible que certaines

zones soient reléguées hors des circuits possibles des croisiéristes parce qu’elles ne répondent pas aux besoins spécifiques de l’industrie ou encore parce qu’elles ont été le lieu d’une forme de résistance de la part des acteurs locaux. Nous le verrons au chapitre 5 avec les cas de Monkey River et de Placencia, deux endroits situés à proximité de l’île-enclave de Harvest Caye, et qui ont chacun connu une période où ils ne recevaient pas de touristes de croisières.

Enfin, si nous observons l’espace affecté globalement par le développement d’un port d’escale, au-delà de la stricte mobilité touristique, la frontière de la zone d’antourisme liée au tourisme de croisière est territorialement beaucoup plus éloignée. En effet, l’antourisme est une entité qui possède un double aspect : certes, il concerne la mobilité des touristes – c’est ce que nous venons de définir – mais il relève aussi de la mobilité des acteurs locaux impliqués dans les activités de l’ITC.

La main-d’œuvre locale qui trouve une source de revenus dans le tourisme de croisière peut en effet provenir de régions situées bien au-delà de la limite de l’expansion territoriale liée à la mobilité des touristes. Il existe une migration pendulaire qui s’étend géographiquement très loin dans le territoire national, faisant en sorte que des travailleurs quittent

temporairement sur une base hebdomadaire leur lieu de vie pour s’installer près du port d’escale. Tout comme dans le cas du tourisme de séjour, ces travailleurs impliqués dans l’industrie rapportent avec eux des revenus qui sont réinvestis localement et qui participent de ce fait à soutenir l’économique locale.

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Le modèle d’espace du tourisme de croisière que nous venons de décrire, et qui repose sur la compréhension des notions d’espaces ouverts et fermés, permet d’effectuer une analyse fine des relations sociogéographiques impliquées dans le déploiement du tourisme de croisière. Celle-ci s’inscrit dans un cadre méthodologique issu de la géographie sociale par lequel est décortiqué le déploiement spatial des relations de pouvoir. Ce cadre repose également sur une approche critique à travers l’analyse des mécanismes de production des espaces qui s’appuient sur des idéologies liées aux contextes économiques, politiques et socioculturels en lien avec le projet du port d’escale de Harvest Caye. La prochaine section s’attarde à décrire les approches méthodologiques sur lesquelles s’appuie notre démarche théorique, ce qui nous permettra par la suite d’aborder l’analyse complète de notre étude de cas.

CADRE MÉTHODOLOGIQUE