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C’est au sein des espaces de vie initialement territorialisés que se produisent les rencontres entre acteurs tenants et bénéficiaires de territoires distincts. C’est là aussi que s’installent des dynamiques spatio-temporelles médiatisées par les instances à travers des relations de pouvoir, celles-là mêmes qui restructurent l’espace vécu, générant de ce fait de nouvelles

territorialités. Puis, ce sont ces nouvelles territorialités qui donnent lieu à l’émergence de dynamiques spatio-temporelles inédites, qui seront cette fois-ci médiatisées par des instances renouvelées ou remodelées par la nouvelle réalité de l’espace vécu. Ultimement, cela aura comme effet de générer encore d’autres territorialités, qui seront à leur tour une fois de plus restructurées, pour en arriver chaque fois à une réalité modulée. L’espace vécu est ainsi toujours en reconstruction. En effet, cette médiation continue et ininterrompue entre les instances, leur structure spatio-temporelle et les acteurs qui façonnent l’espace social empêchent une fixation du territoire.

À ce stade, il est intéressant de préciser ce développement structurel dynamique des territoires à travers la pensée de Berque (2010), tout particulièrement la question du processus d’évolution de la réalité « non fixée ». L’approche de Berque permet en effet de saisir plus en détail la façon dont nous abordons la notion de territoire non fixé et de territorialité en constante recomposition. En lien avec la pensée de Di Méo, qui a inspiré en grande partie les précédentes réflexions, elle apporte une dimension herméneutique plus complète sur l’évolution des espaces sociaux, dans la mesure où l’apport du culturel est pris en compte dans l’interprétation des changements sociospatiaux. Nous proposons un exercice visant à démontrer et à mettre en évidence certaines correspondances théoriques manifestes entre les travaux des deux auteurs, et qui nous apparaissent éclairantes pour l’explication de la dynamique des espaces sociaux. Il s’agit aussi d’affirmer l’importance accordée par Di Méo (2008) à l’apport culturel dans la médiation des relations territoriales surgissant au sein des espaces sociaux.

Précisons d’entrée de jeu qu’il n’est pas question de revisiter les concepts de « sujet », de « fûdo » et de « mésologie » (Berque, 2010), mais plutôt de mettre en exergue certains éléments d’analyse afin d’attester de l’importance de la notion temporelle (T) dans le dynamisme des espaces sociaux. C’est cette notion temporelle de territorialité ou de territorialité subséquente qui guidera dans le chapitre 5 l’analyse des processus territoriaux amenés par différents temps (Tx) et temps de transition (Tx ® x+ 1) lors de la mise en place de l’enclave de Harvest Caye.

Ainsi, nous souhaitons plus explicitement démontrer de quelle façon le dynamisme

sociospatial (la territorialité) de Berque représenté par r = S/P se transforme continuellement selon :

((r = S/P1)P1+x)

De la même façon, la dynamique sociospatiale (la territorialité) de Di Méo est représentée par t = Ing/Ins et se transforme continuellement comme le démontre cette formule :

((t = Ing/Ins1)Ins1+x).

où :

r = la réalité concrète ; t = l’espace vécu

S = le sujet physique ; Ing = les ingrédients matériels de la territorialité

P = le prédicat subjectif ; Ins = les instances, ou les sphères de la structure sociospatiale

Il est possible d’édifier ces postulats comme étant équivalents si nous démontrons que r = t et que S/P = Ing/Ins.

Commençons par la correspondance entre la réalité concrète r et le territoire vécu, c’est-à- dire la territorialité t. Selon Berque la réalité est le fruit d’une trajectivité qui est implicitement liée à la manière dont nous vivons et interprétons l’environnement. L’environnement et le lieu, ou encore l’espace de vie selon Tuan (1977), et que Berque nomme réalité, ramènent à la territorialité, où l’espace vécu est le fruit d’une médiation entre les actions du quotidien insérées dans son socle, le lieu des actions, c’est-à-dire son espace. Ainsi comprises, la réalité

r de Berque tout autant que la territorialité t de Di Méo peuvent être déterminées comme des

réalités consubstantielles du matériel et du social.

Ensuite, le sujet physique, c’est-à-dire le donné environnemental S, entre en concordance avec ce que nous avons défini plus haut comme étant les ingrédients du territoire (Ing). Le sujet physique est étymologiquement interprété par Berque comme quelque chose qui

supporte au sens de « substance qui tient le monde » (Berque, 2010 : 462). Cette

conceptualisation intervient comme le corolaire des lieux de Sack, de Tuan et de Raffestin, qui ont été définis comme étant les ingrédients de la territorialité. Ainsi, le sujet physique S représente l’ensemble des ingrédients matériels à prédiquer ou à médiatiser socialement afin que le territoire prenne forme.

Enfin, les instances Ins jouent le rôle de prédicat P si l’on entend par ce dernier le sens soutenu par Berque, c’est-à-dire une interprétation subjective du monde individuel et collectif (culturel) qui renvoie à l’idée que : « chaque société a son propre monde, mais en particulier une manière spécifique de le regarder » (Berque, 2010 : 467). Prenons maintenant Hall (1995), cité dans Di Méo (2008 :52), qui affirme que la culture est un : « système de significations partagées par des personnes appartenant à la même communauté, groupe ou nation et qu’elles utilisent pour interpréter le monde et le comprendre » et qui est une constituante des sphères de la réalité sociale, prise ici pour instances politique, économique, idéologique et géographique. Dans un cas comme dans l’autre, les éléments sociaux et culturels s’insèrent dans la formation de la réalité à la base de la territorialité.

Les éléments conceptuels évoqués à travers cette discussion, plus précisément les instances et les sphères de la réalité sociales, proviennent des formations sociospatiales, outils d’analyse des processus de territorialisation (Di Méo, 1985), dont nous revendiquons l’utilité pour une lecture pertinente des dialogues entre les espaces et la société qui sont l’objet de nos travaux. Ces instances interagissent avec la singularité culturelle des réalités sociales. De fait, nous pensons que l’interprétation des dynamiques sociospatiales médiatisées par les relations de pouvoir doit tenir compte autant des traits particuliers que des traits globaux « au prix d’une analyse des interactions sociales et de leur contenu culturel, dans un espace donné » (Di Méo, 2008 : 64). Il s’agit de tenir compte des facteurs culturels imbriqués dans le tissu des rapports sociospatiaux pour éviter une vision culturaliste incluant l’écueil d’une polarisation

herméneutique entre éléments structurels et poststructurels.

En résumé, c’est à travers leur nature sociodynamique que les espaces sociaux permettent une véritable interprétation des relations territoriales entre les différents acteurs. Une fois ces espaces bien définis, exercice que nous ferons au chapitre suivant, il est alors possible de

spécifier ou de mettre en évidence les lieux d’interactions dynamiques ainsi que l’interface où se rencontrent et évoluent les divers espaces sociaux. Cela permet entre autres de situer les relations spatiales dans les lieux où s’exerce le pouvoir. En somme, il devient possible de déterminer où et comment se concrétise le pouvoir, mais aussi de déterminer la nature des articulations entre les différentes territorialités imposées, par exemple par le tourisme de croisière. Rappelons ici que l’enjeu et l’objectif, pour l’industrie, est de mettre de l’avant ses processus de territorialisation et, par le fait même, de transformer le vécu territorial en détournant, voire en occupant l’espace social – de vie – déjà en place pour favoriser l’avancement de ses propres intérêts.

Ainsi, nous cherchons à comprendre et à définir la nature transitionnelle de la territorialité de façon à faciliter une lecture territoriale spatio-temporelle qui permette de déceler ou

d’anticiper les territorialités subséquentes (Tx, T1+x). L’intérêt pour les communautés

réceptrices tient au fait que la mobilisation des connaissances liée à la production d’espace et au processus de territorialisation pourra générer des outils stratégiques utiles à la

consolidation de leur ancrage territorial. Il est bon de noter que l’ancrage territorial des communautés se concrétise à travers la prévalence d’instances idéelles/culturelles fortes. Cela n’est pas anecdotique, car du côté de l’industrie du tourisme de croisière, l’ancrage territorial repose surtout sur des instances politiques, et davantage encore sur des instances

économiques : « l'économie influence ainsi, au plus haut degré, les pratiques, les

appropriations identitaires et affectives de l'espace, en un mot sa territorialisation (Di Méo et Buléon, 2005 : 90) ». Il convient donc pour les communautés réceptrices de l’ITC de combiner des stratégies de préservation identitaire et culturelle, qui sont des éléments fondateurs du territoire fonctionnel, à des stratégies économiques et politiques. L’ensemble de ces stratégies opère simultanément dans les actions de résistance, d’adaptation et de coopération qui apparaissent lors des rencontres entre espaces distincts.

Donc, à ce stade de la réflexion, il faut insister sur le fait que les espaces territorialisés, lesquels induisent les ancrages territoriaux, font appel à l’ensemble des instances étant chacune différemment valorisées. Dans cette optique, nous n’adhérons pas à l’idée qu’il puisse exister des territoires fonctionnels ou formels au sens pur, et qui entreraient en opposition : les territoires reposent plutôt sur une combinaison d’instances plurielles,

définissant de ce fait le territoire voulu en réponse aux objectifs de ses tenants. Ainsi, ce qui se trouve au cœur de la problématique d’appropriation territoriale, c’est la mise en relation d’espaces territorialisés qui comportent des équilibres d’instances différents avec le contexte préexistant de relations inégales de pouvoir.

Il en résulte une dynamique relationnelle où chaque partie est appelée à faire usage de stratégies afin de protéger un équilibre optimal de ses instances. Tel que nous l’avons

mentionné plus tôt, cette dynamique relationnelle n’est jamais déterminée et fixée, elle est en redéfinition constante avec l’espace global dans laquelle elle s’insère. En ce sens, elle use d’emblée de stratégies au quotidien : c’est l’espace de vie, celui de la quotidienneté. Par contre, l’apparition d’un nouvel espace territorialisé que les tenants cherchent à imposer et à déployer selon leurs intérêts oblige les communautés réceptrices à redéfinir leurs stratégies du quotidien. Ce sont ces stratégies, et leur capacité à (re)territorialiser, qui sont au cœur des relations de pouvoir « territoire hôte / ITC » ; leurs mises en œuvre déterminent quel type de territorialité en résultera.

Comme nous venons de le voir, la rencontre entre différents processus de territorialisation se manifeste entre des espaces sociaux médiatisés par les différents acteurs qui les composent. Nous avons aussi souligné l’importance de situer les relations spatiales dans les lieux où s’exerce le pouvoir, et ces lieux sont multiples (Foucault, 1980). Le fait de connaître où et comment s’exerce le pouvoir est à la base de la compréhension des stratégies d’appropriation territoriale, ce qui constitue l’enjeu principal dans la progression du déploiement de l’activité du tourisme de croisière. Le défi consiste dans ce que l’on peut nommer le repérage et la localisation du pouvoir à travers des lieux d’articulation territoriale sociospatialement non fixés, ce qui nous ramène à la notion d’enchevêtrement du pouvoir (Massey, 2010). Dans ce contexte, la notion d’interface géographique devient elle aussi un concept particulièrement utile à la compréhension des dynamiques relationnelles entre territorialités. Elle fait appel à des outils qui tiennent compte des défis générés par les différentes échelles dans lesquelles se déroulent ces rencontres ainsi que de leur nature dynamique.