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De façon générale, la perception commune amenée par la notion de pouvoir dans la

première dimension demeure relativement négative. Le pouvoir y est souvent perçu comme faisant partie d’une dialectique de déséquilibre dans les rapports de force établis entre différents acteurs ou groupes d’acteurs. Dans ce contexte, Dahl (1957) définit le pouvoir comme une capacité d’imposer sa volonté sur un autre parti contre son gré ; de plus, selon Wrong (2017), il doit s’exercer de façon exclusivement intentionnelle. Pour Parsons (1963), le pouvoir est également la capacité d’atteindre ses objectifs à l’égard d’un acteur ou un groupe d’acteurs, où la notion d’opposition doit être prise en compte pour concrétiser l’existence d’un pouvoir. Dans ce contexte, l’usage de la force, de contraintes, de menaces, voire de récompenses, est présent afin de modifier les préférences et les comportements d’un (ou de plusieurs) groupe(s) d’acteurs. Dans cette première dimension, le pouvoir est relationnel, mais il est aussi unidirectionnel et pluraliste (Whitt, 1979), et il force la main des groupes ou des individus visés de façon directe, non camouflée.

Cette vision relationnelle du pouvoir a été confortée par d’autres auteurs (Bachrach et Baratz, 1962, Lukes, 1974, Bourdieu, 1989), qui ont chacun apporté des nuances quant à la façon dont le pouvoir peut être sollicité pour l’atteinte d’objectifs précis. Ultimement, l’idée d’approche structurelle est apparue en introduisant la notion de mode opératoire du pouvoir. Wolf (1999) éclaircit ce glissement du relationnel vers le structurel en proposant différentes modalités du pouvoir qui s’inscrivent dans les relations sociales : celui des individus et de leur pouvoir d’action directe sur l’autre, celui de ces mêmes individus en interaction sociale pour s’imposer à l’autre, celui de groupes qui sont en mesure de contrôler le contexte dans lequel apparaissent les relations sociales, et enfin celui qui réfère à la capacité de façonner ce même contexte. Donc, même si le pouvoir s’inscrit à travers des relations où des groupes d’acteurs sont en mesure de mobiliser des ressources (économique, politique, culturelle) pour imposer des contraintes directes qui vont à l’encontre des intérêts d’autres groupes visés, il existe une déclinaison structurelle du pouvoir dans laquelle la notion d’intentionnalité directe est plus floue et moins perceptible41.

Il s’agit ici d’une deuxième dimension du pouvoir, laquelle est issue de la capacité de groupes d’acteurs à modeler le contexte des relations sociales dans l’objectif d’influencer les

préférences des groupes visés pour que ceux-ci répondent aux finalités souhaitées par les tenants du pouvoir. En cela, cette seconde dimension du pouvoir dépasse le concept d’autorité hiérarchique qui caractérise l’approche relationnelle (Brass, 1984). De fait, avec cette dimension du pouvoir, nous pénétrons dans une zone où la notion de stratégie prend toute son importance. Elle suppose que les tenants du pouvoir sont en mesure de contrôler la mise en place d’actions décisionnelles de façon à limiter les choix stratégiques de résistance ou d’adaptation des groupes visées. Il s’agit donc, par exemple, d’éviter des discussions et de diminuer l’importance de certains éléments d’une problématique de façon à manipuler la légitimité des argumentaires pouvant être mis de l’avant par celles et ceux qui subissent le pouvoir. Dans ce contexte, le pouvoir s’exerce par la manipulation des processus

décisionnels politiques et économiques, et permet d’écarter les groupes moins puissants des discussions ou, dans le cas où leur présence est inévitable, permet à tout le moins d’organiser

41 « Interactions - which bring immediate gratification to those with empiricist dispositions…mask the structures that are realized in them. This is one of those cases where the visible, that which is immediately given, hides the invisible which determines it ». (Bourdieu, 1989: 16)

les règles du jeu en faveur des acteurs les plus puissants. De ce fait, ces derniers (les acteurs de la gouvernance) voient la primauté de leurs intérêts assurée (Bachrach and Baratz, 1970), ce que Foucault (2004) nomme justement la « gouvernementalité ». Cependant, comme Lukes (2005) l’argumente, le fait de manipuler les processus décisionnels convoque également la notion de valeur qui repose, elle, avant tout sur des éléments culturels et symboliques. Ce qui implique, dans la perspective de l’auteur, une autre déclinaison du pouvoir.

Dans cette troisième dimension, le pouvoir s’exerce de façon à rendre son acceptation, par les acteurs visés, comme étant naturelle ou normale, ce que Bourdieu (1989) nomme l’habitus. Cela réfère, concrètement, à des pratiques quotidiennes dans lesquelles un ordre social est accepté et imposé par des modalités structurelles. Suivant cette perspective, l’exercice du pouvoir est intégré et valorisé par les différents groupes sociaux, sans que ceux-ci soient en mesure d’en saisir la source et la présence. Il s’agit effectivement d’un pouvoir forçant et orientant les préférences de façon plus dissimulée (Lukes, 2005), et manipulant l’autre (Dowding, 2006) dans une perspective de persuasion où les leviers de coercition présents dans la première dimension du pouvoir sont plus subtils. Cette forme de manipulation requiert au final un élément d’acceptation des groupes moins puissants, qui les amène à s’adapter à une nouvelle situation (Mustonen, 2010). Au final, nous sommes ici dans ce que nous pouvons appeler un pouvoir hégémonique où la notion de discours est centrale. C’est celui qui contribue au processus de marginalisation sociale, et conséquemment spatiale, par l’entremise de différentiation de groupes sociaux cristallisant le pouvoir des plus puissants (Gallaher, 2009) et facilitant de ce fait la valorisation de leurs intérêts ; dans le cas qui nous intéresse, il s’agit d’intérêts de nature territoriale.

La conceptualisation du pouvoir par le biais de trois dimensions s’avère très éclairante, permettant d’entrevoir des méthodologies opérationnelles adaptées à différents contextes de déploiement de l’ITC, et visant ultimement à déterminer les effets induits par les relations de pouvoir entre les différents groupes d’acteurs impliqués. Même si nous cautionnons cette approche conceptuelle, il nous semble tout de même, à l’instar de Digeser (1992), qu’elle comporte certaines lacunes qui limitent la possibilité de tenir compte de l’ensemble des recoupements effectifs entre l’approche relationnelle et l’approche structurelle. En effet,

même si la deuxième dimension du pouvoir semble répondre en partie à cette dialectique « interapproche », nous croyons que celle-ci n’est pas suffisamment considérée et qu’il convient d’utiliser des outils supplémentaires de compréhension pour saisir les possibles nuances et teintes de l’exercice du pouvoir. Le point soulevé par Digeser aborde la nécessité de montrer comment peuvent émerger des éléments de nature relationnelle dans l’exercice structurel du pouvoir, et comment ce qui apparaît comme étant des modes opératoires relevant de la nature structurelle du pouvoir peut agir dans le mode des relations de rapport de force (entre les acteurs).

Par exemple, dans la première dimension du pouvoir, la capacité d’action des agents qui détiennent le pouvoir apparaît clairement dès lors qu’il est question de coercition ou d’utilisation de la force. En ce qui concerne les deux autres dimensions, elles sont

susceptibles d’être influencées par des agents relationnels utilisant persuasion et fermeté pour participer à la construction des forces structurantes qui alimentent le pouvoir. Autrement dit, même si la deuxième et troisième dimension du pouvoir relèvent plutôt d’éléments

opératoires liés aux notions d’influence, de persuasion et de manipulation, et d’où la notion de coercition et de force est en apparence absente, il peut être possible d’y déceler des modes opératoires typiques de la première dimension dans les dynamiques de pouvoir imposées.

Terminons en ajoutant que ces nuances posent la question des liens qui existent entre les trois dimensions dans l’exercice tangible du pouvoir, dans la mesure où le pouvoir n’est pas polarisé entre une nature purement relationnelle et purement structurelle, mais qu’il est plutôt le résultat d’une combinaison de ses différentes natures. En effet, le pouvoir se situe sur un continuum intermédiaire, qui, pour bien en saisir les nuances, nécessite la mobilisation d’outils conceptuels supplémentaires qui relèvent de l’analyse des acteurs, des structures et du discours ; ce dernier étant lié à la nature diffuse du pouvoir dans l’espace social hors de portée directe des deux premiers.

« One of the most powerful ways in which social space can be conceptualised is as constituted out of social relations, social interactions, and for that reason, always and everywhere an expression and a medium of power » (Massey, 1995: 284).

L’espace du tourisme et l’espace de vie des communautés qui nous concernent sont des espaces sociaux générés par les relations de pouvoir. Afin d’en saisir les contours, il importe de bien comprendre comment s’exerce ce pouvoir depuis la genèse des territoires physiques jusqu’à l’apparition des territoires sociaux qui s’inscrivent dans l’espace de vie (Di Méo, 2014). Ceci implique que le territoire est assujetti à des contraintes liées aux stratégies d’accaparement territorial qui se déroulent dans le temps au sein d’espaces physiques et sociaux (ou d’arènes), et que le résultat de cette lutte stratégique est dicté par les dynamiques de pouvoir qui s’installent entre les acteurs impliqués : c’est le processus de territorialisation.

Massey pointe en quelque sorte l’importance du lien pouvoir/espace qui sert de base à l’étude des processus de territorialisation, validant également la vision de Foucault que nous avons relevée dans la première phrase de cette section. Le pouvoir étant indissociable de la notion d’espace, c’est à travers cette dialectique que nous nous efforcerons d’analyser les dynamiques socio-territoriales liées au tourisme de masse.

TERRITORIALITÉ

Maintenant que nous avons précisé les mécanismes de production de l’espace qui sous- tendent les relations de pouvoir entre les acteurs et que nous avons décliné la façon dont nous entrevoyons l’exercice du pouvoir, il est nécessaire de définir plus précisément le concept de territorialité, socle conceptuel des processus de territorialisation. Une fois ce concept bien défini et situé dans son cadre spatio-temporel, il nous permettra de comprendre comment se déroulent les différentes dynamiques socio-territoriales qui apparaissent lors de la mise en relation entre l’espace de tourisme de croisière et l’espace de vie des communautés réceptrices. C’est cette rencontre entre espaces vecteurs de processus de territorialisation distincts qu’émane une territorialité renouvelée générée par la mise en place du port d’escale.