• Aucun résultat trouvé

Un silence quasi unanime à l’égard de l’implication des puissances dans la torture

Dans cette partie, on propose de montrer que l’absence de mécanismes de protection internationaux contre l’implication des États puissants dans les pratiques internes de torture et des traitements dégradants des petits États relève d’une responsabilité étatique partagée. Parmi autres petits États, l’État du Maroc par exemple ne formule aucune proposition qui permettrait la prise en compte par les mécanismes de protection de la Convention contre la torture des pratiques cruelles, inhumaines et dégradantes qui sont engendrées par les activités militaires des États puissants et le commerce mondial relié aux pratiques de torture et des traitements dégradants. En guide de conclusion, on retient que contrairement à ce que l’on pourrait s’attendre, ce que l’État du Maroc dénonce en évoquant les inégalités politiques entre États ne porte pas sur l’implication des États puissants dans ses pratiques internes de torture et des traitements dégradants, pour la simple raison que cette implication reconduit les intérêts politiques internes de cet État.

Le silence entoure les activités militaires des États puissants

La problématique de l’exportation des armes et autres équipements militaires a surgi lors de la rédaction de la Convention contre la torture. Ainsi par exemple, le représentant de l’Ouganda, Mr. Osman s’indigne que :

«The United States had been known not only to sell arms worth of millions of dollars but also to use deadly

weapons in explosive situations and in areas giving rise to far graver international concern. The United States had never been as concerned about the question of Human Rights as to condemn or even question its own supply or use of arms in those areas.»603

Mais cette intervention est demeurée un acte isolé, si bien que l’exportation des armes et autres équipements militaires, du moins quand ces armes et équipements sont utilisés pour étouffer les demandes populaires de démocratisation, n’est pas prohibée par la Convention contre la torture. Dans ce sens, l’anthropologue Talal Asad a raison de souligner que la production, la possession et le déploiement des armes de destruction massive échappent à la conception de la cruauté qui sous-tend la définition internationale de la torture et des traitements dégradants.604 Cependant, si ces activités échappent à cette définition, c’est parce que les États concernés, c’est-à-dire ceux dont les populations sont victimes de ces activités, ont gardé le silence à ce sujet lors de la rédaction de la Convention contre la torture, et pour cause : cette vision de la cruauté reconduit leurs intérêts politiques. Dans le cas de l’État du Maroc, l’importation des armes et autres équipements militaires permet à l’élite dirigeante d’asseoir son pouvoir contre la volonté des citoyenEs.

Le silence entoure le commerce mondial relié à la torture

La problématique du commerce mondial relié aux pratiques de torture et des traitements dégradants, qui prend la forme de vente des instruments de torture, des écoles de torture et d’exportation du personnel expert en matière de

603 UN. Doc. A/C.3/33 (1978)/SR.71, 14, § 78.

604 Talal Asad, «On Torture, or Cruel, Inhuman, and Degrading Treatment,» in Social Suffering,

eds. Arthur Kleinman, Veena Das & Margaret Lock (Berkeley : University of California Press, 1997), 297.

torture, a été soulevée à trois reprises lors du processus de rédaction de la

Convention contre la torture. En premier lieu, Mr. Van Boven, directeur de la

Division des droits de l’Homme aux Nations Unies, a attiré l’attention du groupe du travail chargé de la rédaction de la Convention contre la torture sur le fait que le caractère interétatique des pratiques de tortures et des traitements dégradants n’a pas reçu une attention adéquate par les mécanismes de protection des droits fondamentaux des Nations Unies.605 Ensuite, le délégué Libyen, Mr. El Hofari réitère :

«(I)t was also necessary to condemn those who profited from trade in instruments of torture. The existence of training centers for torture, to which the director of the Division of Human Rights has referred, was also a serious and complex problem which had now attained enormous proportions and must be studied with due attention and objectivity.»606

Enfin, si en 1973, faute de preuves tangibles, Amnesty International se contente d’attirer l’attention de l’opinion publique sur le caractère international des activités de torture et de traitements dégradants,607 quelques années plus tard, l’organisation documente avec précision cette réalité.608 Donc, d’ores et déjà en 1980, c’est-à-dire durant la rédaction de la Convention contre la torture,

605 UN. Doc. A/C.33/SR.69 (1978), § 13. 606 UN. Doc. A/C.3/33/SR.71 (1978), § 60.

607 Amnesty International Report on Torture, op.cit., 180.

608 Amnesty International, Torture Trade (London : Amnesty International Publications, 2001),

32-46 ; Steve Wright, «The New Trade in Technologies of Restraint and Electroshock,» in A Glimpse of Hell, Reports on Torture Worldwide (New York : New York University Press, 1996), 137-152 ; Carol Ackroyd, The Technology of Political Control (London : Pluto Press, 1980) ; Amnesty International, Repression Trade (UK) Limited: How the UK Makes Torture and Death its Business (London : Amnesty International, 1992) ; Amnesty International, USA - Market Leader in the Torture Trade, op.cit. ; Amnesty International, Stopping the Torture Trade, op.cit.

la réalité du commerce mondial relié aux pratiques de torture et des traitements dégradants est relativement bien documentée.

Pour savoir en quoi consiste cette réalité, on rapporte que dans les années 70, seulement deux entreprises, l’une établie aux États-Unis et l’autre en Grande Bretagne, sont connues par leur production et exportation d’équipements infligeant les douleurs ou les souffrances aigües.609 Depuis, un nombre croissant d’entreprises produit ce type d’articles et écoule leur production sur le marché mondial.610 Le chef de file dans ce genre de production est tenu par les États- Unis avec 97 entreprises entre 1999 et 2000.611 De façon similaire, les États- Unis sont les principaux producteurs des armes chimiques, telles que les gaz lacrymogènes, qui servent à neutraliser les protestataires dans de nombreuses dictatures.612 Il en est de même pour le matériel de «retenue», tels que bandeaux, menottes, chaînes, boulets, anneaux et barres de fer pour enserrer les cous-de-pieds, où entre 1999 et 2000, les États-Unis se distinguent avec 42 entreprises dans ce secteur de production. Mais si le principal exportateur du commerce mondial relié aux pratiques de torture et des traitements dégradants est les États-Unis, la Grande Bretagne, la France et l’Allemagne suivent quelques pas en arrière dans ce genre d’activités.613 Malgré cette réalité, l’exportation d’équipements de torture d’un pays à un autre, ainsi que la

609 Amnesty International, USA - Market Leader in the Torture Trade, op.cit. 610 Ibid.

611 Ibid. 612 Ibid. 613 Ibid.

formation du personnel paramilitaire par des experts étrangers dans le domaine de la torture ne sont pas prohibées par la Convention contre la torture.614

Pour comprendre la défaillance ici des mécanismes de protection du DIDP, il faut considérer le commerce mondial relié aux actes de torture et des traitements dégradants comme une forme de torture blanche qui est pratiquée par les États puissants,615 dans la mesure où ce commerce ne laisse pas de traces détectables par les mécanismes de surveillance de l’opinion publique internationale, puisque ce genre de commerce a lieu dans les coulisses de la scène politique internationale. Or, comme la Convention contre la torture doit son existence à la campagne internationale d’Amnesty International pour l’abolition de la torture,616 et donc ultimement à la pression de l’opinion publique internationale,617 la torture blanche, dont relève le commerce mondial relié aux pratiques de torture et des traitements dégradants, tend à échapper à la vigilance de cette opinion. Toutefois, les petits États qui seraient susceptibles de soulever cette problématique lors de la rédaction de la Convention contre la

torture ont gardé silence à ce sujet. Pour le cas de l’État du Maroc, cet État n’a

pas soulevé cette problématique, parce qu’il a tout intérêt à ce que les équipements utilisés pour infliger des douleurs ou des souffrances aigües continuent à être produits et vendus sur le marché mondial sans restrictions.

614 Matthew Lippman, «The Development and Drafting of the United Nations Convention

against Torture and other Cruel, Inhuman or Degrading Treatment on Punishment,» Boston College International & Comparative Law Review 27 (1994) : 327.

615 Darius Rejali, Torture and Democracy (New Jersey : Princeton University Press, 2007), 8. 616 Korey, «To Light a Candle» : Amnesty International and the «Prisoners of Conscience,»

op.cit., 159-180 ; Burgers & Danelius, op.cit., 14.

Comme lors de la rédaction de la Convention contre la torture, les États puissants ne soulèvent pas la problématique de leur implication dans les pratiques de torture et des traitements dégradants des petits États à cause de leurs intérêts nationaux, et que les petits États ne soulèvent pas non plus cette problématique à cause de leurs intérêts politiques internes, il en résulte que les mécanismes de protection de la Convention contre la torture ne prennent pas en compte les pratiques de torture et des traitements qui ont engendrées par le commerce mondial relié à ces pratiques et par les activités militaires des États puissants. Certes, l’intersectionalité de ces silences rejoint l’une des critiques des subalternites du DIDP, à savoir ce corpus juridique est statiste, puisque seul l’État est tenu responsable de la garantie des droits fondamentaux à l’égard de ses citoyenEs.618 Or, étant donné l’histoire sanguinaire de la quasi-totalité des États à l’égard de leurs citoyenEs, comment peut-on faire confiance à l’État pour mener à bien sa responsabilité de garantie des droits fondamentaux ?619 Toutefois, le revers de cette intersectionalité est de rappeler que le DIDP est le résultat de négociations interétatiques, et que par conséquent, si l’implication des États puissants dans les pratiques de torture et des traitements dégradants des petits États échappe à ses mécanismes de protection, c’est parce que les États dont les populations sont concernées par cette problématique ont gardé silence à ce sujet lors de la rédaction de la Convention contre la torture. Si les mécanismes de protection de DIDP sont incomplets, ce corpus juridique ne se

618 Rajagopal, op.cit., 186-187 ; Dianne Otto, «Subalternity and International Law: the Problems

of Global Community and the Incommensurability of Difference,» in Laws of the Postcolonial, ed. Eve Darian-Smith & Peter Fitzpatrick (Ann Arbor : University of Michigan Press, 1999), 145-180.

confond pas pour autant avec les États puissants, ni avec les violations des droits fondamentaux par ces États.

À ce stade, on retient que des relations de coopération transcendent les inégalités politiques entre l’État du Maroc et ses principaux alliés parmi les États puissants, et par extension entre certains petits États et États puissants, à un tel point que ces relations affectent négativement les mécanismes de protection de la Convention contre la torture. Toutefois, comme on va le voir dans les paragraphes qui suivent, ces bonnes relations ne signifient pas pour autant que les rapports de pouvoir n’interviennent pas dans le jeu politique entre ces acteurs.