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La torture vise à faire taire toute dissidence

Paradoxalement si le but immédiat de la torture est de faire parler, son but ultime est de faire taire, d’abord les détenuEs moyennant l’apprentissage de l’obéissance absolue à une autorité qui se veut tout aussi absolue ; mais au-delà des détenuEs, c’est toute la parole dissidente qu’on cherche à intimider, à effrayer, et donc à réduire une fois pour toutes au silence.

337 Slyomovics, The Performance of Human Rights in Morocco, op.cit., 197 ; Christine Daure-

Serfaty, Letter from Morocco, trans. Paul Raymond Côté & Constantina Mitchell (East Lansing : Michigan State University Press, 2003), 61.

338 Marzouki, op.cit., 292 ; Fatima Mernissi, Fatna el-Bouih : portrait et interview, Portraits of

Synergie Civique Actors, Rabat du 21 mai 2000, www.mernissi.net/civil_society/portraits/index.html.

339 Mdidech, op.cit., 228-229. 340 Mouride, op.cit., 31.

En effet, après les séances de torture entre les mains de la police parallèle, les détenuEs sont confiéEs à des hajs (pèlerins), c’est-à-dire des gardes à qui ils et elles doivent une obéissance absolue :

«On m’avait remis entre les mains d’un homme qui attendait derrière la porte. Il me tira par la chaînette et m’ordonna de marcher devant lui. L’haj. C’est le nom par lequel il m’enjoignit de l’appeler chaque fois que j’aurais besoin de quelque chose. N’importe quoi. Il me fit défense de parler à qui que ce soit, et, surtout d’enlever le bandeau. Ne jamais tourner la tête, ni à gauche ni à droite. Ne jamais me mettre debout avant de lui en demander la permission à lui, le haj. Sinon, je serais fouetté.»341

Autrement dit, coupables du délit d’opinion, c’est-à-dire coupables de manifester une volonté autre que celle de l’autorité absolue, les détenuEs sont condamnéEs à une rééducation étatique. Ce faisant, l’État les dépossède d’eux et elles-mêmes pour en disposer à sa façon. En s’immisçant dans l’être intime des détenuEs, l’État les détruit pour les reconstruire selon ses normes. Ainsi, voir, parler, manger, dormir, uriner, bouger, se mettre debout deviennent autant de privilèges que l’État accorde à ceux et celles qui savent obéir :

«Quand el haj m’autorisa à faire mes besoins, je m’imaginais dans une situation où la proclamation solennelle de son envie d’uriner -- ou de se livrer à tout autre acte similaire -- deviendrait une habitude installée, institutionnalisée, à laquelle ne manquerait plus que l’homologation constitutionnelle.»342

341 Mdidech, op.cit., 55. 342 El-Ouadie, op.cit., 44.

Autrement dit, les détenuEs doivent réapprendre qu’un contrat d’autorité- obéissance les lie aux agents de l’autorité, et que par conséquent, toute désobéissance se paie cher, comme en témoigne el-Bouih :

«Impossible de désobéir aux ordres du Hâj, mais je refuse de les appeler Hâjs, ils ne le sont pas ; je demande ce dont j’ai besoin sans préambule, et ils refusent de répondre. Il faut les appeler Hâjs et je n’admets pas cela ; mon entêtement me coûte cher en coups, en outrages.»343

Certes, la désobéissance d’el-Bouih est compréhensible, puisque la rééducation des détenues femmes est double : elle vise à assujettir une voix dissidente à l’obéissance des agents de l’autorité, mais aussi elle vise à assujettir une femme libre à l’obéissance des hommes. En effet, el-Bouih doit obéissance aux gardes au même titre que les hommes : «On me vocifère sous le nez : «Assise à ta place ! Si tu veux quelque chose, demande-le à un de ces Hajs,»344 mais cette obéissance est également celle d’une femme à des agents d’autorité masculins.345 D’ailleurs, l’une des plaintes récurrentes d’el-Bouih est que tous les détenteurs du pouvoir, du commissaire aux gardes, en passant par les ravisseurs, sont des hommes.346

Néanmoins, la rééducation étatique à l’obéissance absolue ne vise pas seulement les victimes, mais toutes les forces vives du pays. Pour revenir à la problématique des preuves lors des procès qui, rappelons sont ouverts au public, même si l’avocat d’el-Bouih347 note l’absence de preuves contre elle,348 elle a été

343 El-Bouih, op.cit., 18. 344 Ibid., 16.

345 Karim Moutarrif, Prisons politiques pour femmes et garde à vue au masculin, 27 juin 2007,

www.viceversamag.com.

346 El-Bouih, op.cit., 13 & 14.

condamnée à cinq ans de prison. «Cinq ans, pour le crime d’avoir pensé à un lendemain meilleur, à un monde où on respecterait les droits de l’homme, un monde qui ne ferait plus de la femme un être inférieur.»349 Autrement dit, le prix d’une opinion politique est publiquement fixé. Dès lors, les militantEs savent à quoi s’en tenir : «le militant doit toujours se considérer en état de liberté provisoire.»350

Mais au-delà des forces vives du pays, ce sont touEs les citoyenEs qui sont appeléEs à obéir, à se taire, à avoir peur, peur de l’État, peur des agents de l’autorité, peur du fait politique, peur d’avoir une opinion, peur de s’exprimer, peur de prendre des initiatives. Or, comme la liberté est indivisible, cette peur intériorisée frappe toutes les sphères publiques, dont la production intellectuelle, la création artistique, les organisations syndicales, partisanes et professionnelles, provoquant le statu quo social, lequel statu quo peut être tout à fait quantifiable. Salah el-Ouadie par exemple, ex-détenu politique et militant des droits fondamentaux, en fait une évaluation à son tortionnaire dans une lettre ouverte :

«Regardez, Monsieur, ce que la crainte de l’État a fait du pays :

55% de Marocains illettrés 30% sous le seuil de la pauvreté 47% menacés de pauvreté

34% des enfants meurent avant un an

Le pays est au 125ème rang sur 175 nations.»351

348 El-Bouih, op.cit., 51.

349 Ibid.

350 Ajbabdi, in el-Bouih, op.cit., 104.

351 Salah el-Ouadie, «Lettre ouverte à mon tortionnaire,» trad. Francis Gouin, Libération du 16

Par conséquent, si les citoyenEs peuvent soumettre leurs plaintes au Comité des Nations Unies contre la torture, le premier risque encouru par les agents de l’autorité de l’État est que ces citoyenEs alertent le Comité des pratiques de torture et des traitements dégradants dont ils et elles sont victimes. En effet, à aucun moment, les victimes de ces pratiques n’ont considéré ces pratiques comme une sanction légitime de l’État à leur égard. Bien au contraire, elles sont conscientes que ces pratiques représentent une sérieuse violation des droits fondamentaux.352 Or, vu que ces pratiques ne sont pas des cas isolés comme on va le voir dans les paragraphes qui suivent, le risque ultime encouru est que le Comité prenne conscience que l’État du Maroc pratique la torture et les traitements dégradants de façon systématique, ce qui signifie que cet État commet des crimes contre l’humanité au regard du droit international.