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L’État du Maroc assimile la juridiction internationale au colonialisme

On retrace le contexte dans lequel la problématique coloniale a été soulevée par l’État du Maroc lors des négociations interétatiques relatives au projet de la Convention contre la torture. Aussi, on rappelle les articles 8, 11 et 14 du projet de la Convention contre la torture :

Article 8

«1-Each State Party shall take such measures as may be necessary to establish its jurisdiction over the offences referred to in article 7 in the following case:

a)when the offences are committed in the territory of that State or on board a ship or aircraft registered in that State;

b)when the alleged offender is a national of that State; c)when the victim is a national of that State.

2-Each State Party shall likewise take such measures as may be necessary to establish its jurisdiction over these offences in cases where the alleged offender is present in its territory and it does not extradite him pursuant article

430 Ibid., 55.

431 Abdellah Ben Mlih, Structures politiques du Maroc colonial (Paris : Harmattan, 1990), 198 ;

John Halstead, Rebirth of a Nation, 1912-1944 (Cambridge : Harvard University Press, 1967), 54-59; Missoffe-Rollinde, op.cit., 50-51.

14 to any of the States mentioned in paragraph 1 of this article.

3-This Convention does not exclude any criminal jurisdiction exercised in accordance with internal law.»432

Article 11

«1-Each State Party shall, except in the cases referred to in article 14, ensure that criminal proceedings are instituted in accordance with its national law against an alleged offender who is present in its territory, if its competent authorities establish that an act of torture as defined in article 1 appears have been committed and if that State Party has jurisdiction over the offence in accordance with article 8.

2-Each State Party shall ensure that an offender is subject to criminal disciplinary or other appropriate proceedings, when an allegation of other forms or cruel, inhuman or degrading treatment or punishment within its jurisdiction is considered to be well founded.»433

Article 14

«Instead of instituting criminal proceedings in accordance with paragraph 1 of article 11, a State Party may, if requested, extradite the alleged offender to another State Party which has jurisdiction over the offence in accordance with article 8.»434

Si la portée principale de ces dispositions vise à doter la Convention

contre la torture d’une certaine forme de juridiction universelle en s’assurant

que les personnes responsables des actes de torture ne puissent pas se réfugier dans les États parties de la Convention contre la torture sans être soit extradées vers un État où elles seraient jugées, soit introduites en justice, l’État du Maroc exprime certaines réserves :

432 UN. Doc. E/CN.4/1285 (1978). 433 Ibid.

«Morocco considered that article 8, paragraph 1 (c), was unclear, that it could give rise to tendentious applications and that it opened the question of the principle of the territoriality of penal legislation. It proposed the following wording for paragraph 1 (c): «When the victim is a national of that State and has been tortured (by a national of another State) on the territory of that State …) (see also Morocco’s comments on article 14).»435

Commentaires portant sur l’article 14

«The extradition measure recommended would be possible only where a Member State had received in its territory a national of another Member State who had previously committed an offence in his State of origin. Except in that case, the principle of the territoriality of penal legislation applies fully and the act of agreeing to extradite a national to another Member State, on the ground that the victim is a national of that State, would be equivalent to reversion to the humiliating practice of «capitulations», linked to the worst memories of the colonial era.»436

L’État du Maroc considère donc que les articles 8, 11 et 14 risquent de donner lieu à des interprétations abusives qui pourraient porter atteinte à la territorialité du droit pénal, et qui pourraient s’apparenter à des pratiques coloniales. Ainsi les réserves émises par l’État du Maroc sont de deux ordres qui sont d’ailleurs interdépendants, soit le principe de la territorialité du droit pénal d’une part, et au risque de tomber dans des pratiques coloniales, le principe du non ingérence dans la juridiction intérieure des États d’autre part. Certes, de prime abord, la position du Maroc semble exprimer une préoccupation légitime d’un État souverain. En fait, la position de cet État ne diffère pas de celle de nombreux autres États lors des négociations interétatiques

435 E/CN.4/1314 (1979)/Add. 4, §11. 436 Ibid.

portant sur le projet de la Convention contre la torture, puisque les articles 8, 11 et 14 ont fait l’objet d’âpres débats avant qu’un consensus ne soit atteint en 1983.437 De surcroît, l’examen des sources primaires ne permet pas d’établir une corrélation entre la résistance à la juridiction universelle et la pratique systématique de la torture et des traitements dégradants.438 Ainsi par exemple, l’Australie, la France et la Hollande ont montré une grande résistance à l’idée d’accepter ne serait-ce qu’un degré limité d’extra-territorialité juridique,439 sans que ces États ne pratiquent, ou ne soient réputés pratiquer la torture systématique durant la période de notre étude, soit de 1977 à 1984.440 Enfin, bien que la nécessité d’intervenir pour des raisons humanitaires gagne de plus en plus de reconnaissance en droit international,441 il n’en reste pas moins que l’un des principes de ce corpus juridique est la non ingérence dans la juridiction intérieure des États. Ainsi par exemple, l’article 2 alinéas 2 de la Charte des

Nations Unies postule :

«Aucune disposition de la présente Charte n’autorise les Nations Unies à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État ni n’oblige les membres à soumettre des affaires de ce

437 E/CN.4/1982/L.40, 6-9, § 19-39 ; E/CN.4/1983/L.2, 5-7, § 19-24 ; E/CN.4 /1984/L.2, 5-7,

§ 26-36 ; Burgers & Danelius, op.cit., 57-60.

438 E/CN.4/1982/L.40, 6-9, § 19-39 ; E/CN.4/ 1983/L.2, 5-7, § 19-24 ; E/CN.4 /1984/L.2, 5-7,

§ 26-36.

439 E/CN.4 /1984/L.2, § 29 ; Burgers & Danelius, op.cit., 58. 440 Amnesty International Report on Torture, op.cit., 109-217.

441 Gene M. Lyons et Michael Mastanduno, «L’intervention internationale, la souveraineté des

États et l’avenir de la société internationale,» Revue internationale des sciences sociales 138 (1993) : 593-609 ; Thomas G. Weiss, «The Sunset of Humanitarian Intervention? The Responsibility to Protect in a Unipolar Era, » Security Dialogue 35 (2004) :135-153 ; Eric Marclay, «La responsabilité de protéger : un nouveau paradigme ou une boîte à outils ?» Étude Raoul Dandurand 10 (2005), www.dandurand.uqam.ca/download/pdf/publication/RD-Etude10_ 011105.pdf.

genre à une procédure de règlement aux termes de la présente Charte (…)»442

Pourtant, contrairement à la position de l’État du Maroc, la société civile marocaine et les victimes et membres des familles des victimes des pratiques de torture et des traitements dégradants ne considèrent pas les interventions extérieures en matière de protection des droits fondamentaux comme une ingérence dans les affaires intérieures de leur pays. Ainsi par exemple, suite aux cinq mandats d’arrêt internationaux lancés par le juge d’instruction français, Patrick Ramaël, le 23 octobre 2007, contre des officiels marocains, qui selon toute vraisemblance ont été impliqués dans l’enlèvement de l’opposant politique Ben Barka en 1965, le Forum marocain de vérité et justice a lancé un appel à ces officiels le 7 décembre 2007, les exhortant à collaborer avec la justice française et la justice marocaine, pour que la lumière soit enfin faite sur le dossier de Ben Barka.443 De façon similaire, l’une des recommandations de l’Instance équité et réconciliation est que l’État du Maroc place le DIDP au-dessus du droit interne.444 Enfin, parmi d’autres, l’ex-détenu Marzouki rapporte que : «Le salut pour nous [les enterrés-vivants de Tazmamart] ne viendra que de Dieu et de l’Occident, de l’Europe (…)»445 Entre temps, certains membres des familles des détenus ont alerté des organisations internationales, dont Amnesty

442 La Charte des Nations Unies, www.un.org.

443 Nida, al-Sayyid Hosni Ben Sliman, Qa id ad-darak al-malaki, (Un appel pour Hosni Ben

Slimane, le chef de la gendarmerie royale), www.fvjmaroc.org.

444 www.ier.ma/article.php3?id_article=1433. 445 Marzouki, op.cit., 203-204.

International, si bien que l’existence de Tazmamart a été dévoilée.446 Ayant réussi à se procurer une radio, Marzouki rapporte l’espoir retrouvé des détenus :

«Pour notre part, nous faisions preuve d’un optimisme résolu d’autant plus que, à cette époque, l’affaire Tazmamart battait son plein dans les stations de radios étrangères. Radio France Internationale, en particulier, s’était mobilisée pour mettre en lumière la réalité et l’horreur de ce bagne. Les noms de Murielle Pomponne, de Carmen Bader et d’autres journalistes nous étaient devenus très familiers. Nous avions également entendu les voix de Gilles Perrault et de Christine Serfaty. Cette dernière, épouse d’Abraham, avait fait de notre libération sa raison d’être. Je dois dire ici avec force et infiniment d’émotion et de gratitude que, si nous respirons aujourd’hui l’air frais, c’est d’abord, grâce à Dieu et, ensuite, à ces grands militants des droits de l’Homme ! »447

À ce stade, on peut légitimement se demander si la position de l’État du Maroc s’inscrit dans la même logique de résistance à toute forme de juridiction internationale telle qu’analysée précédemment, à une différence près, soit la légitimation de cette résistance réside ici dans l’assimilation de l’État du Maroc de la juridiction internationale dans le cadre précis des dispositions 8, 11 et 14 du projet de la Convention contre la torture aux pratiques des capitulations, qui rappelleraient les pires souvenirs de l’ère coloniale.448 Certes, malgré le Traité du protectorat, le Maroc a été de facto

une colonie, dans le sens où il a été gouverné par une administration directe par les États coloniaux français et espagnol,449 raison pour laquelle d’ailleurs

446 Bennouna, op.cit., 147. 447 Marzouki, op.cit., 221.

448 E/CN.4/1314(1979)/Add. 4, § 14.

449 Charles-André Julien, Le Maroc face aux impérialistes, 1415-1956 (Paris : Éditions J. A.,

on substitue aux termes de métropole et de protectorat le terme plus exact de l’État colonial. Mais peut-on pour autant assimiler la juridiction