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L’édification de l’État du Maroc indépendant privilégie l’autoritarisme

On s’attarde sur la première décennie qui suit l’indépendance, soit les années 1956 à 1965, parce qu’en ce qui concerne le processus de démocratisation, le tout s’est joué durant cette décennie cruciale.191 Depuis, jusqu’à nos jours, comme on le verra dans les chapitres qui suivent, les changements que connaît la scène politique marocaine sont en fait des variantes d’une même politique de restructuration d’un pouvoir qui gouverne alors qu’il n’a pas la légitimité de le faire.192 En fait, pour les citoyenEs marocainEs, l’indépendance signifie l’instauration d’un État de droit, où un contrat de

190 www.mincom.gov.ma/french/prc/prc.html. 191 Maâti Monjib, op.cit., 7.

192 Jean-Noël Ferrié, «Le jeu du roi et le jeu des partis, ou le nouvel avatar marocain du paradoxe

citoyenneté lie les gouvernéEs à l’élite dirigeante. Or, comme cette conception du pouvoir menace les privilèges de l’institution monarchique, celle-ci poursuit une politique de traditionalisation, dont l’un des piliers est la subordination des femmes.

Si à la veille de l’indépendance, le Maroc entier est uni autour de la cause anticoloniale, l’indépendance révèle l’existence de deux puissances politiques au sens où la politologue Hannah Arendt utilise ce mot,193 c’est-à-dire l’existence de deux forces qui ont la légitimité de gouverner, parce qu’elles inspirent au peuple une certaine autorité morale, soit d’une part le sultan Mohamed V qui est perçu comme le père spirituel de la cause nationaliste, et d’autre part les leaderEs de l’hégémonique parti l’Istiqlal, qui étant donné les capacités mobilisatrices et organisationnelles dont ils et elles ont fait preuve durant les luttes anticoloniales, ont largement montré au peuple marocain leur aptitude à gouverner. Néanmoins, l’existence de ces deux puissances signifie que les rideaux de la scène politique du Maroc postcolonial s’ouvrent sur un malentendu entre ses principaux acteurs concernant la forme d’organisation politique que l’État doit prendre. Certes, aussi bien le roi que les leaderEs du parti l’Istiqlal parlent de l’instauration d’un État de droit dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle.194 Toutefois, on ne parle pas du même système d’organisation politique, puisque les représentantEs des citoyenEs aspirent à l’instauration d’une monarchie constitutionnelle où le roi règne, mais c’est le peuple qui

193 Arendt, op.cit., 44-45.

gouverne par le biais d’institutions démocratiques,195 tandis que le roi entend doter la monarchie d’une constitution dont il serait le gardien.196 Autrement dit, il serait au-dessus de la constitution, c’est-à-dire que son pouvoir serait absolu. Ce faisant, quand Mohamed V désigne un premier gouvernement constitué entre autres de certains leaders du mouvement national le 7 décembre 1955, en promettant un passage progressif vers un régime constitutionnel, ces derniers croient que le Maroc s’engage dans un processus démocratique, quand en fait le roi prépare un glissement graduel vers un règne personnel.197 En effet, tout en associant les représentantEs des citoyenEs au gouvernement, le roi travaille à consolider le pouvoir de l’institution monarchique, et simultanément à affaiblir le parti hégémonique en désorientant les forces populaires.

Pour cet effet, les historiens citent comme politiques poursuivies par le roi le pluripartisme, un processus de traditionalisation et la monopolisation des instruments du pouvoir. Ainsi, selon ce récit, en associant au gouvernement n’importe quels formation et groupuscule politiques sur le même pied d’égalité que l’hégémonique parti Istiqlal, le roi divise pour mieux régner.198 De plus, toujours selon ce récit, le roi a recours à une politique de traditionalisation en formant une alliance avec la notabilité rurale, qui assure à l’institution monarchique le soutien inconditionnel de la classe paysanne, classe où sévit

195 Ibid., 151-161 ; Mehdi Ben Barka, Option révolutionnaire au Maroc, suivi des Écrits

politiques, 1960-1965 (Paris : Maspero, 1966), 45.

196 Si le roi Mohamed V n’a jamais exprimé de façon explicite sa volonté de placer l’institution

monarchique au-dessus de la Constitution, il s’est toutefois comporté en chef d’État dont le pouvoir est absolu. À titre d’exemple, on se contente de rappeler sa façon de faire et de défaire les gouvernements.

197 Palazzoli, op.cit., 63-66 ; Jean-Claude Santucci, Chroniques politiques marocaines, 1971-

1982 (Paris : CNRS, 1985), 13-18.

198 Vermeren, op.cit., 20-27 ; Michel Camau, Pouvoir et institutions au Maghreb (Tunis : Cérès

l’analphabétisme, et donc aisément manipulable.199 On reviendra plus tard à la monopolisation des instruments du pouvoir, mais nous soutenons quant à nous que cette lecture effleure à peine la surface des faits historiques. En fait, l’essentiel de la consolidation du pouvoir monarchique s’est opéré en faisant avorter le concept naissant de citoyenneté, avec toutes les aspirations égalitaires que ce contrat implique entre les citoyenEs, femmes et hommes indistinctement, et hommes en relation avec l’institution monarchique. De plus, nous soutenons que l’un des piliers majeurs de cette politique est le maintien des structures patriarcales au sein des cellules familiales, puisque c’est dans cette cellule-ci que se moule psychologiquement le concept de l’autorité.200 Pour illustrer notre analyse, nous proposons d’emprunter l’un des témoignages recueillis par l’ethnographe Alison Baker auprès des femmes marocaines qui ont été engagées dans le mouvement national,201 et que l’historiographie classique tend à ignorer, bien que de plus en plus des lectures féministes remettent en cause cette historiographie.202 Notre choix se pose sur le témoignage de la résistante Fatna Mansar (1931,-) parce que cette dernière a une vision claire des enjeux qui se sont déroulés durant les épisodes colonial et postcolonial.203

Rappelons que les citoyenEs marocainEs, y compris les couches qui sont traditionnellement écartées des affaires publiques, dont les femmes, sont

199 Vermeren, op.cit., 20-21 ; Ignace Dalle, Les trois rois : la monarchie marocaine, de

l'indépendance à nos jours (Paris : Fayard, 2004), 135-137 ; Monjib, op.cit., 110 ; Camau, op.cit., 92-93 ; Rémy Leveau, Le Fellah marocain, défenseur du trône (Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1985), 235.

200 Daguerre, «La violence dans les sociétés arabes : ses mécanismes de formation et de

reproduction,» in dir. Haytham Manna, op.cit., 48-49 ; Hammoudi, op.cit., 5, 78-79 & 139-140.

201 Baker, op.cit.

202 Liat Kozma, «Moroccan Women’s Narratives of Liberation: a Passive Revolution?» Journal

of North African Studies 1 (2003) : 112-130.

conscientEs des enjeux que représente la domination étrangère. Ainsi, Fatna Mansar décrit la vie à Casablanca durant le protectorat en 1953 :

«We were smothered; there was no liberty, no human rights. Those who were with the French, or the French Law, had everything they wanted; and those were not were deprived of everything. Like education, for example. It was the children of the upper class who were able to study, and not the children of the common people. For example, in the Medina there was only one primary school and one secondary school, and even the secondary school was not for the children of the common people, just for the children of high-class people.»204

Par ailleurs, cette conscience politique s’accompagne d’engagement social, de militantisme et parfois d’actions radicales. Mansar par exemple se joint à la lutte armée, et transporte les armes entre diverses cellules des résistantEs, tâche déterminante pour les luttes anticoloniales, puisqu’un homme n’a quasiment aucune chance de transporter les armes sans être fouillé par les autorités françaises.205 Citons Mansar :

«In general, women participated in an important way; women had big responsibilities in the resistance. Because it was very difficult for a man to carry weapons and to get by the authorities … Once, when they had searched the men in the bus, [the Moroccan policeman] said, «you go ahead and search the women yourself. I’m not going to search them.» There were some women, but not me, who put weapons on their backs, and then strapped their babies on top of the weapons. As for me, when I carried arms, I didn’t wear the djellaba; I engulfed myself in a haik because it was roomier. Most of the time they didn’t search women.»206

204 Ibid., 171.

205 Ibid., 173-175. 206 Ibid., 175.

Or, l’une des conséquences de la participation des femmes dans le mouvement national est de changer l’ancien rapport d’autorité-subordination entre les femmes et les hommes. Toujours selon Mansar, les relations entre les femmes et les hommes «they were such good relations; you can’t imagine! There was an enormous difference [from before]. The relations were really excellent!»207 Cela va sans dire qu’autant pour les femmes engagées dans le mouvement national que pour les hommes bien entendu, l’indépendance signifie de réelles réformes économiques, politiques et sociales, dont la réforme du statut des femmes.208 Et ces réformes paraissent d’autant plus réalisables qu’étant donné le réseau qu’il a tissé au sein de la société, le mouvement national escompte continuer avec l’indépendance à opérer sous forme d’associations, de syndicats et de mouvements de femmes.209

Mais on a omis que cette percée progressiste menace des privilèges centenaires. Rappelons que l’opposant politique Moumen Diouri et le leader islamiste Abdessalam Yassine s’indignent chacun à sa façon de l’interdépendance entre le pouvoir politique de l’institution monarchique et la fortune que ce pouvoir permet d’amasser.210 Dit plus explicitement, toute avancée sociale, en termes de gain de droits, que ce soient des droits économiques, tels que le droit à des conditions dignes de travail, ou des droits civils, tels que le droit d’association, représente une menace réelle pour les

207 Ibid., 179. 208 Ibid., 180. 209 Ibid.

210 Moumen Diouri, À qui appartient le Maroc ? (Paris : Harmattan, 1992), 28 ; Abdessalam

Yasin, Mudhakkira liman yahummuhu al-amr (Mémorandum à qui de droit,) www.radioislam.org/yassine/arab/memo.htm.

intérêts de l’institution monarchique. Et c’est dans ce contexte de transformation sociale qu’intervient la politique de traditionalisation. Précisons préalablement que nous utilisons le concept de traditionalisation dans le sens avancé par l’historien Abdellah Laroui.211 En effet, selon ce dernier, ce qui distingue la tradition d’une politique de traditionalisation c’est l’acceptation choisie et consciente du passé.212 Or, cette acceptation n’est possible que lorsque le progrès coexiste parallèlement à la tradition.213 En l’absence de ce progrès, il n’y a que des traditions inconscientes, c’est-à-dire des traditions qui ont été produites par une politique de traditionalisation.214 Menacée dans ses anciens privilèges, l’élite dirigeante recrée donc la tradition, et contraint les citoyenEs à se comporter de façon traditionnelle.215

La forme privilégiée que prend cette politique de traditionalisation est l’alliance avec la notabilité rurale. Mais contrairement à ce qu’avancent les auteurs mentionnés précédemment,216 les enjeux de l’alliance avec cette classe portent sur le maintien du rapport autorité-subordination qui traverse tout le tissu social, c’est-à-dire des structures de la cellule familiale aux structures du pouvoir politique qui est incarné par le roi, père spirituel de la Nation. En formant une alliance avec la notabilité rurale, le roi privilégie de raviver les

211 Abdellah Laroui, «Tradition et traditionalisation : le cas du Maroc,» in dir. Anouar Abdel

Malek, Abdel Aziz Belal & Hassan Hanafi, op.cit., 267. L’anthropologue Paul Rabinow développe une thèse analogue, en soutenant que la tradition s’oppose à l’aliénation, et non à la modernité, in Symbolic Domination, Cultural Form and Historical Change in Morocco (Chicago: Chicago University Press, 1975), 1.

212 Abdellah Laroui, «Tradition et traditionalisation : le cas du Maroc,» dir. Anouar Abdel

Malek, Abdel Aziz Belal & Hassan Hanafi, op.cit., 267.

213 Ibid. 214 Ibid. 215 Ibid., 271.

216 Vermeren, op.cit., 20-21 ; Dalle, op.cit., 135-137 ; Monjib, op.cit., 110 ; Camau, op.cit., 92-

solidarités tribales au détriment du lien à peine émergeant de la citoyenneté. Quand John Waterbury s’étonne que les élites politiques marocaines fonctionnent selon les principes segmentaires propres à l’organisation des tribus, il confond les symptômes avec la maladie si l’on peut dire.217 En effet, les principes segmentaires dont il parle sont le produit de cette politique de traditionalisation, et non une soi-disant spécificité culturelle marocaine qui permet à l’auteur de déposséder avec condescendance tout un peuple de sa capacité de raisonner.218

Cela dit, le maintien des solidarités tribales signifie le maintien du rapport inégalitaire entre les sexes.219 Ainsi par exemple, pour éviter la fragmentation des grandes propriétés terriennes qui sont détenues par des élites masculines, le maintien de la polygamie et des inégalités entre les sexes devant l’héritage est nécessaire.220 Or, si ce rapport inégalitaire entre les sexes subordonne les femmes aux hommes, insidieusement, il hiérarchise les hommes entre eux dans la sphère publique, dont le monde politique, au sommet duquel siège le roi, père spirituel de la Nation. Par conséquent, toute réforme de la dynamique relationnelle entre les genres, déplaçant le rapport autoritaire entre les sexes vers un rapport égalitaire, entraînerait une remise en cause des rapports hiérarchiques dans le monde politique. Pourtant, rappelons avec un témoignage de Mansar qu’avec les luttes anticoloniales, ce rapport autoritaire entre les sexes se déplace spontanément vers un rapport plus égalitaire :

217 John Waterbury, Le commandeur des croyants, la monarchie marocaine et son élite, trad.

Catherine Aubin (Paris : PUF, 1975), 20-21.

218 Ibid., 22.

219 Charrad, op.cit., 233-237. 220 Ibid., 4-5.

«You didn’t sense that there was any difference [between men and women]. I was seventeen, so I was young, and the men [were young] too. But sometimes, when my husband happened to have gone out of the house, I would receive twelve people [men] and they would treat me like their mother, sister, and daughter. It was like that they saw me….»221

Malgré ce déplacement des rapports entre les sexes, c’est la dynamique sociale de l’autorité-subordination qui est privilégiée. Aussi, bien que les femmes aient participé aux luttes anticoloniales au même titre que les hommes,222 et qu’elles aient démontré leurs capacités d’investir divers secteurs de la sphère publique, y compris l’aviation, avec Touria Chaoui comme la première femme pilote marocaine,223 les femmes ont été les grandes oubliées de l’indépendance. De ce fait, aucune femme n’a participé aux différents gouvernements nommés par Mohamed V, bien que parmi les signataires du manifeste de l’indépendance figure une femme, Malika al-Fassi.224 Aussi, le code de la famille de 1957 consacre le statut inférieur des femmes malgré la réforme du statut juridique des femmes qui a été préconisée par la majorité des leaderEs du mouvement national.225 Ainsi par exemple l’article 36 de ce code stipule: «Les droits du mari à l’égard de sa femme sont : (…) L’obéissance conformément aux convenances.»226

221 Baker, op.cit., 179. 222 Ibid.

223 Dalle, op.cit., 44 ; Zakya Daoud, Féminisme et politique au Maghreb (1930-1992) (Paris :

Maisonneuve et Larose, 1993), 251.

224 Baker, op.cit., 69.

225 Dalle, op.cit., 730-731 ; Zakya Daoud & Maâti Monjib, Ben Barka (Paris : Michalon, 1996),

159 ; al-Fasi, op.cit., 291 & 304.

226 Code du statut personnel et des successions (Casablanca : Librairie al-Wahda Al Arabia,

Désormais, la politique de traditionalisation fige la société marocaine dans un rapport inégalitaire qui subordonne les femmes aux hommes, et ultimement les hommes au souverain, détenteur d’une autorité absolue. Néanmoins, pour reprendre la distinction avancée par Arendt, cette autorité absolue est issue d’un pouvoir et non d’une puissance absolue.227 Or, dépossédé de la légitimité de gouverner, ce pouvoir a inévitablement besoin de recourir à la violence pour se maintenir.228 Comme on va le voir dans les paragraphes qui suivent, c’est là l’enjeu principal derrière la monopolisation des forces répressives par l’institution monarchique.