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La torture permet la criminalisation des détenuEs d’opinion

En retraçant le déroulement du procès de 1977, on relève la fonction que remplit la torture dans le système judiciaire marocain : cette pratique transforme les détenuEs politiques en criminelEs.

En effet, après la période de détention préventive, dont la durée varie arbitrairement d’un cas à l’autre,325 les disparuEs sont rassembléEs, et conduitEs à un tribunal :

«On nous rassemble, on nous entasse dans les fourgonnettes, toujours avec bandeau et menottes et l’on nous amène, enfin !, au tribunal.

Là, au pied d’un escalier en colimaçon, on m’enlève bandeau et menottes, et après avoir gravi cet escalier, je débouche dans le bureau du juge d’instruction, dont la première phrase est la suivante : «Vous avez de la chance que nous sommes en démocratie ! »

Ainsi suis-je sorti des entrailles infernales du système pour déboucher, avec la seule transition de cet escalier en colimaçon, sur le vernis craquelé de son «processus démocratique.»326

Ensuite, le procès débute avec les accusations du président :

324 Amnistie internationale, Maroc (Paris : Amnistie internationale, 1977), 8-9.

325 Charaf, op.cit. 73 ; Menebhi, Morceaux choisis du livre de l’oppression : témoignage, op.cit.

133.

«Vous êtes accusé d’atteinte à la sûreté intérieure de l’État, d’attentat contre le régime établi, de constitution d’associations illégales … Vous aviez tout avoué et de votre propre chef, non seulement entre les mains de la police judiciaire mais aussi devant le juge d’instruction (…)»327

Mais le premier convoqué à la barre des accuséEs conteste les accusations, et explique que ces aveux ont été obtenus par la torture.328 De surcroît, les accuséEs qui suivent font de même : «Ils soulignèrent que les P.V. [procès verbaux] de la police qu’ils avaient signés l’avaient été sous la pression de la torture.»329 Devant ces allégations de torture, la procédure régulière ici serait que le président du tribunal saisisse les autorités compétentes pour qu’elles procèdent immédiatement à une enquête concernant ces allégations. En effet, quand selon les recommandations de l’AGNU, le Secrétaire général des Nations Unies demande aux États parties de décrire leurs procédures d’investigation dans le cas où des allégations crédibles de torture se présentent, l’État du Maroc explique :

«In the event of torture or other similar treatment where an officer of the criminal police is involved, the following action is taken:

«The Chambre d’accusation shall be apprised, either by the State Counsel General or by its President, of the improprieties of which the police officer is accused in the exercise of his functions. Once the Chambre d’accusation has been so apprised, it shall institute an investigation; after a statement by the State Counsel General, it shall hear the accused police officer. This latter must be invited to inspect his police officer’s file,

327 Mdidech, op.cit., 209-210.

328 Ibid. ; Abdelaziz Mouride, On affame bien les rats ! (Casablanca : Tarik éditions, 2000), 24. 329 Mdidech, op.cit., 213 ; Abdelaziz Mouride, On affame bien les rats ! (Casablanca : Tarik

which is kept by the office of the State Counsel to the Appeal Court. He may be assisted by Counsel.

If, in the opinion of the Chambre d’accusation, the officer of the criminal police has committed a violation of penal law, it shall refer the file to the State Counsel General for appropriate action. Rulings by the Chambre d’accusation against officers of the criminal police shall be notified, at the suit of the State Counsel General’s office, to the authorities to which the officers are subordinate (Articles 244-249) of the Code of Criminal Procedure.)»330

Or, non seulement la Chambre d’accusation n’a pas été saisie, mais en plus le président du tribunal ne rejette pas les procès-verbaux de la police, même si la défense l’exhorte à ne s’appuyer que sur les preuves qu’il détient.331 Mais le président refuse, et pour cause : les preuves dont il dispose se résument à des «tracts et brochures, à du matériel d’impression, et des écrits à caractère politique et idéologique diffusés clandestinement. Le tout dans le cadre d’associations illégales.»332 D’ailleurs, comme expliquent certainEs accuséEs à

propos de leur appartenance à une organisation illégale : «La clandestinité (…) n’était pas un choix, mais une obligation, vue que le pays vivait dans un état de répression constante de l’exercice des libertés politiques. Leur action militante s’inscrivait en symbiose avec la lutte que menait l’ensemble des forces nationales dans le pays pour l’instauration d’un État démocratique. Avec comme programme la réforme agraire, l’industrialisation, la libération de tous les prisonniers politiques et le retour au pays des exilés.»333

330 U.N. Doc. A/34/144 (1979), 84. 331 Mdidech, op.cit., 231-232. 332 Ibid.

Pourtant, le président du tribunal retient les confessions des accuséEs même quand il a des motifs raisonnables de croire que ces confessions sont extorquées par des pratiques de torture et des traitements dégradants, contrairement à ce qu’affirme l’État du Maroc dans l’une des démarches connexes au projet de la Convention contre la torture :

« In case of retraction by the accused, if there is not sufficient evidence to corroborate his confession, the court may exclude the confession and the accused may be given the benefit of the doubt and acquitted. Hence, if it were established that statements had been extracted under torture, or even by acts of violence, they would of course be considered invalid, especially since criminal cases are heard in public.»334

Or, si l’un des buts du projet de la Convention contre la torture est de criminaliser les pratiques de torture et des traitements dégradants,335 le rejet pur et simple des allégations de torture par le président du tribunal signifie qu’ultimement ces pratiques ne sont pas sanctionnées. D’ailleurs, jusqu’à nos jours, l’impunité demeure la règle. En effet, si avec l’Instance équité et réconciliation,336 les victimes des pratiques de torture et des traitements dégradants et/ou les membres de leurs familles ont obtenu une certaine réparation, les responsables de ces pratiques par contre n’ont été ni sanctionnés

334 UN. Doc A/34/144 (1979), 87. 335 Article 7 in UN. Doc. E/CN.4/1285. 336www.ier.ma.

ni démis de leurs fonctions,337 si bien que certaines victimes croisent leurs tortionnaires au détour d’une rue, si l’on peut dire.338

Cela dit, si on élimine les déclarations extorquées par les pratiques de torture et des traitements dégradants, les preuves dont dispose le président du tribunal font des accuséEs des prisonnierEs d’opinion. Mais par le biais de ces déclarations, ces accuséEs deviennent coupables, entre autres d’atteinte à la sûreté intérieure de l’État.339 Chemin faisant, le président du tribunal a pu distribuer près de 25 siècles de prison parmi les 139 accuséEs, dont des innocentEs et deux «fous», deux détenus, qui suite à la torture, ont perdu la raison.340 Voilà donc les enjeux de l’obtention des aveux par les pratiques de torture et des traitements dégradants.