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La monopolisation de la violence élimine toute dissidence

Pendant que le roi fait et défait les gouvernements qui puisent leur légitimité dans le mouvement national, il construit ses forces répressives, tout en démantelant militairement les forces populaires.229 Or, cette monopolisation de la violence lui permet d’instaurer un rapport d’autorité-obéissance à l’encontre des gouvernéEs, où toute désobéissance, c’est-à-dire toute dissidence politique est sévèrement punie.

Pour les chercheurEs qui notent la longévité exceptionnelle de la monarchie marocaine,230 il faut croire que cette longévité est due à des siècles d’expérience dans le maintien du pouvoir politique en alternant, selon le moment opportun, une stratégie de diplomatie et de répression ciblée. En effet, tout en usant de diplomatie quand il fait participer les leaders du mouvement

227 Arendt, op.cit., 44-45. 228 Ibid., 42 & 56.

229 Majid (Serfaty), op.cit., 13-35.

230 Rahma Bourqia & Susan Gilson Miller, In the Shadow of the Sultan, Culture, Power, and

national dans le gouvernement, le roi fait admettre sa prérogative de nommer les titulaires des ministères de la défense et de l’intérieur, monopolisant de la sorte le contrôle des institutions de l’armée et la police.231 Ainsi, dès mai 1956, sous la direction du prince héritier Moulay Hassan, futur Hassan II, aidé par Mohamed Oufkir, ancien officier dans l’armée française, l’institution des Forces armées royales est créée.232 De façon similaire, l’institution de la police, la Sûreté nationale, est instituée sous la direction de Mohamed Laghazoui, membre du parti l’Istiqlal, qui comprend vite qu’étant directement rattaché au palais, son intérêt est de faire preuve de fidélité à la monarchie.233

Les historiens tendent à considérer la monopolisation des instruments du pouvoir par le roi comme l’un des piliers permettant à ce dernier de renforcer son pouvoir au détriment des leaders du mouvement national qui participent au gouvernement. Ainsi dépossédés des instruments du pouvoir, ces derniers ne pourraient pas accomplir leurs tâches.234 En fait, ce récit ne perçoit que la

moitié de l’histoire. D’ailleurs, même un leader du calibre de Mehdi Ben Barka ne perçoit pas non plus la totalité des enjeux qui se trament derrière la monopolisation des instruments du pouvoir comme on peut le constater :

«[D]ès le début, nous avons défendu au sein du parti de l’Istiqlal, le principe que tous les instruments du pouvoir, en particulier, les fonctionnaires d’autorité de l’intérieur, l’armée, la police et la gendarmerie soient soumis au gouvernement, sans quoi, aucun gouvernement ne peut réellement détenir le pouvoir exécutif qu’il était censé exercer.»235

231 Vermeren, op.cit., 24 ; Bendourou, op.cit., 68-72. 232 Vermeren, op.cit., 21 ; Bendourou, op.cit., 69.

233 Vermeren, op.cit., 25 ; Bendourou, op.cit., 70-71. 234 Vermeren, op.cit., 24 ; Monjib, op.cit., 352. 235 Ben Barka, op.cit., 41-42.

Mais il faut penser que les leaderEs du mouvement national croient sincèrement que l’organisation politique du pays se déplace vers un régime démocratique, qui assurerait la participation de toutE unE chacunE aux structures du pouvoir. Et une telle erreur de perception est compréhensible dans le contexte de l’époque où les citoyenEs forment un front uni qui travaille pour réformer le pays politiquement, économiquement et socialement. Ainsi, Mansar témoigne :

«[After independence] we began to try to organize associations (…) My party has never come to power, except once for nine months, and then it proposed an economic program that would have unlinked the Moroccan currency from the French currency (…) And it happened that they cut salaries from top to bottom [from rich to poor], in order to have everyone participate in economic reform (…) [I]n our party, we try to achieve some equality between men and women in the family. For example, if I want to go out without telling my husband, he won’t say anything about it. And if he comes back late, I’m not going to ask him, «Where were you?» If you want to reform the society, you have to begin by reforming yourself.»236

Or, pendant que les leaders du mouvement national se disputent les miettes du pouvoir que le roi veut bien leur céder, ce dernier gagne du temps en dotant l’institution monarchique de forces répressives. Toutefois, il est encore trop tôt pour que ces forces agissent de façon visible. Étant donné que le peuple est encore uni, il n’est pas question de porter des atteintes visibles aux droits fondamentaux. D’ailleurs, au moindre dérapage vers l’absolutisme, le roi se fait rappeler à l’ordre par les leaderEs du mouvement national, comme le fait

Abdallah Ibrahim, chef du dernier gouvernement issu de la légitimité populaire que le roi a dissout le 13 mai 1960 :237

«Cette force populaire qui s’est battue contre le colonialisme nous servira maintenant à poursuivre notre lutte (…) car nous ne voulons pas changer de contrôleurs civils colonialistes contre des contrôleurs civils féodaux. Nous ne voulons pas changer de seigneurs, mais nous voulons un pays où tous les citoyens seront égaux en droit et où le peuple aura le dernier mot.»238

Le déploiement des forces répressives contre les forces populaires doit donc être invisible. Pour se faire, il doit opérer dans l’État parallèle. On appelle État parallèle les rouages d’un État qui fonctionne en parallèle de l’État régulier, mais qui agit dans le secret, c’est-à-dire à l’extérieur du système juridique, pour performer entre autres des activités telles que l’infiltration des foyers de résistance politique, des enlèvements, des disparitions forcées, des atteintes à l’intégrité physique des citoyenEs et des exécutions extrajudiciaires. Grâce au témoignage d’Ahmed Boukhari, un agent secret en retraite, on apprend que l’État parallèle s’est mis en marche dès l’indépendance.239 De surcroît, on apprend que ses premières victimes sont les ancienEs résistantEs et les membres de l’Armée de libération qui refusent de rendre les armes, et qui

237 Monjib, op.cit., 137 & 208-209 ; Vermeren, op.cit., 27 & 32 ; Dalle, op.cit., 207-208. 238 Ibid.

239 Ahmed Boukhari, Le Secret, Ben Barka et le Maroc : un agent des services spéciaux parle

(Paris : Laffont, 2002), 19 & 22. Si comme le fait remarquer le journaliste et historien Ignace Dalle, les autorités marocaines accusent ce livre de sérieuses inexactitudes qui compromettraient la crédibilité de ce témoignage, sans toutefois préciser lesquelles,pour notre part, nous citons Boukhari comme une source d’autorité tout le long de notre recherche, pour la simple raison que ce témoignage corrobore jusqu’à preuve du contraire les centaines de témoignages des victimes et/ou ceux des membres des familles des victimes d’enlèvements, disparitions et torture, ainsi que les rapports des ONG nationales et internationales œuvrant dans le domaine des droits fondamentaux au Maroc, comme on aura l’occasion de le voir ultérieurement. In Dalle, op.cit., 324.

continuent les luttes anticoloniales auprès du peuple algérien quand le roi en a décidé autrement.240 Cette dissidence aurait coûté la vie à 800 ancienEs résistantEs, dont la figure charismatique de la résistance Abbès Messaâdi.241 Encore une fois, si les historiens expliquent la décision du roi d’éliminer les irréductibles parmi les ancienEs résistantEs et les membres de l’Armée de libération par des alliances avec les puissances coloniales de l’époque, soit la France et l’Espagne,242 cette lecture ne perçoit que la moitié de l’histoire. En fait, comme le relève avec pertinence l’opposant politique Abraham Serfaty, par cette opération, le roi poursuit un programme de démantèlement militaire des forces populaires.243 En effet, pour que ce dernier règne en autorité absolue, il faut qu’il ait le contrôle total des forces répressives du royaume. Il faut donc que le peuple, encore armé à cause des luttes anticoloniales, rende les armes sans exception. Désormais, le monopole de la violence doit être détenu par l’institution monarchique. Or comme le peuple est encore uni, et encore armé, on procède par étapes, c’est-à-dire on procède tout d’abord au désarmement des forces populaires, en punissant simultanément la dissidence dans l’État parallèle, comme on peut le déduire du témoignage de Boukhari :

«Tout commençait par une surveillance serrée de la maison où se terrait l’individu recherché. Durant quelques heures ou quelques jours, les lieux étaient discrètement épiés jusqu’à ce que l’on soit certain de la présence, sur place, de la personne à faire disparaître (…) Alors, les policiers fracassaient la porte et faisaient brutalement irruption à l’intérieur. Ensuite, quand ils ne

240 Ibid., 21. 241 Ibid., 24.

242 Vermeren, op.cit., 25-26. 243 Majid, op.cit., 13-35.

massacraient pas leur victime aussitôt, ils lui enfonçaient une cagoule sur le visage, lui plaçaient des menottes aux poignets et l’emmenaient pour la liquider plus discrètement ailleurs. Le tout sans s’encombrer de mandat d’arrêt, ni de présentation devant les tribunaux.»244

Mais une fois que le démantèlement militaire des forces populaires est accompli, c’est l’étape de leur démobilisation qui commence, et avec elle, commencent les premières atteintes visibles aux droits fondamentaux. Il faut que la dissidence soit réprimée de façon visible de sorte qu’elle inspire la peur dans tout le royaume, c’est-à-dire de sorte qu’il fige le peuple en évolution dans la terreur, ou mieux dans l’obéissance aveugle. En effet, Mansar rapporte que :

«[After independence] we began to try to organize associations. Unfortunately I can’t talk about that… (note de l’auteure qui recueille ce témoignage : «Here at Fatna’s request, I turned off the tape recorder while she discussed things that she did not want made public.») (…) All the party has done is to sacrifice lots of activists, and to provide victims for the prisons. In fact, there’s no other party that has given more than us, if you want to talk in terms of the dozens of party activists who have been repressed, arrested, and killed.»245

À ce stade, ce sont les activités partisane et associative qui sont punies. De plus, cette punition est visible pour qu’elle puisse inspirer la terreur, et qu’ultimement, elle puisse juguler ici et maintenant les requêtes populaires de démocratisation. Ainsi, la politique répressive poursuivie vise à extirper de l’esprit des citoyenEs toute idée de partage de pouvoir, car selon l’institution

244 Boukhari, op.cit., 23-24. 245 Baker, op.cit., 180.

monarchique le pouvoir ne se partage pas : l’autorité est absolue, ou elle n’est pas. Ce faisant, les premières victimes de cette politique sont d’une part deux dirigeants de l’Union nationale du front populaire (l’UNFP), respectivement directeur et rédacteur en chef du quotidien At-tahrir (Libération), parce qu’ils ont écrit que le gouvernement doit être responsable devant le peuple, et non devant le roi, et d’autre part plusieurs membres et dirigeantEs de la même formation, parce qu’ils et elles ont proposé la mise en place d’institutions constitutionnelles qui octroieraient le pouvoir exécutif au gouvernement.246 Aussi, ces dernierEs sont arrêtéEs, torturéEs, et inculpéEs pour offense à sa majesté, incitation au crime contre la sûreté intérieure de l’État, et action tendant à troubler l’ordre public.247 Ce sont là les premières atteintes visibles aux droits fondamentaux, soit le premier appel dictant sans diplomatie la ligne de conduite à suivre par les citoyenEs : il y a une seule et unique autorité dans le royaume ; c’est elle qui règne, et c’est elle qui gouverne ; et ceux et celles qui la contestent seront hautement sanctionnéEs. Désormais, le projet de citoyenneté avorte avant sa naissance, et avortent avec lui toutes les réformes économiques, sociales, politiques visant à assurer un minimum d’égalité entre les citoyenEs, femmes et hommes indistinctement. Mansar témoigne :

«So our party hasn’t gotten into power to be able to govern and to put its ideas into practice (…) [If the UNFP had gotten into power], it might have addressed women’s rights and reform of the moudouana [Islamic family law].»248

246 Monjib, op.cit., 201 ; Dalle, op.cit., 162 ; Ben Barka, op.cit., 97. 247 Monjib, op.cit., 201-203; Vermeren, op.cit., 31.

Le roi prend la totalité du pouvoir en 1960 ;249 et c’est d’ores et déjà la défaite du peuple. Le lien entre les citoyenEs et l’institution monarchique est celui d’un rapport autorité-obéissance, où toute désobéissance, mais plus exactement toute dissidence politique est sévèrement sanctionnée. Par conséquent, comme aucun discours qui diffère du discours officiel n’est autorisé, le point de vue des interventions dans le processus de négociations portant entre autres sur l’élaboration de la définition internationale de la torture et des traitements dégradants est celui de l’institution monarchique.