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L’incomparabilité du système capitulaire et de la juridiction internationale

coloniales ? On propose de répondre à cette question en deux étapes. D’une part, on examine si cette juridiction peut être assimilable au régime précolonial des capitulations. D’autre part, on étudie si cette juridiction peut s’apparenter à des pratiques coloniales.

L’incomparabilité du système capitulaire et de la juridiction

internationale

On propose de montrer ici que le système capitulaire n’est pas comparable à la juridiction internationale, abstraction faite pour l’instant de la problématique de la corrélation entre la puissance d’un État donné et le degré d’impunité que cette puissance assure dans la communauté des États.450

Né en 1533 avec le traité conclu entre François 1er et Soliman le magnifique, sultan turc, le système des capitulations a servi de fondement à toutes les capitulations qui ont suivi ultérieurement.451 Ce système soustrait aux autorités locales les sujets des nations chrétiennes vivant en général dans les pays musulmans, pour les confier aux autorités nationales, lesquelles sont représentées par les consuls et les agents diplomatiques.452 Les conséquences des capitulations sont d’une part la création des tribunaux consulaires, et d’autre

450 Cette problématique est soulevée dans le chapitre suivant.

451 Albert Lourde, «Les juridictions consulaires dans le Maroc précolonial,» in La justice au

Maroc : quelques jalons de Hassan I à Hassan II, dir. François-Paul Blanc (Perpignan : Presses de l’Université de Perpignan, 1998), 13.

part l’attribution d’un privilège de juridiction aux ressortissantEs étrangerEs.453 Ce régime signifie donc que les puissances européennes ont obtenu des pouvoirs locaux certaines concessions sur leur souveraineté.454

Les premiers traités capitulaires concédés par le sultan marocain ont été signés pour le bénéfice de la France dès 1631.455 Plus tard, ces privilèges ont été accordés à d’autres nations,456 telles que l’Espagne, l’Autriche, l’Angleterre et les États-Unis.457 Il en résulte que les autorités marocaines n’ont plus aucun pouvoir juridique sur les ressortissantEs étrangerEs qui vivent sur le sol marocain, aussi bien en matière civile qu’en matière pénale.458 Progressivement, cette extra-territorialité juridique a donné lieu à de nombreuses applications abusives. D’abord, ce système permet à la justice consulaire de dispenser unE condamnéE d’exécuter sa peine d’emprisonnement, moyennant paiement d’amende, entre autres pour ne pas priver les établissements commerciaux français de leurs employéEs.459 Ensuite, il crée sur le sol marocain une justice à deux poids deux mesures, comme en témoigne le consul de France à propos d’un ressortissant espagnol qui a assassiné un marocain et qui a été acquitté par les autorités espagnoles :

«(…) la justice ne semble pas égale de la part des chrétiens attendu qu’un espagnol aux yeux de tous tue impunément un chérif, tandis que bien des têtes

453 Ibid.

454 Stéphane Berge, La justice française au Maroc (Paris : Leroux, 1917), 149.

455 Jacques Caillé, Organisation judiciaire et procédures marocaines (Paris : Librairie de droit

et de jurisprudence, 1948), 125 ; Lourde, «Les juridictions consulaires dans le Maroc précolonial,» in dir. François-Paul Blanc, op.cit., 14.

456 Ibid. 457 Ibid. 458 Ibid., 16. 459 Ibid., 30-31.

musulmanes ont été abattues pour avoir attenté à la vie des sujets chrétiens.»460

Enfin, comme ce système s’étend aux «protégéEs» des ressortissantEs françaisEs et des autres étrangerEs, un nombre croissant de sujets marocains échappe à la justice de leur pays.461

La question qui se pose à présent est de savoir si les articles 8, 11 et 14 s’apparentent effectivement aux pratiques capitulaires. Pour répondre à cette question, remarquons que la portée de ces dispositions se limite aux seules pratiques de torture, et de ce fait ne s’étend même pas aux autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Donc, contrairement aux pratiques capitulaires qui exigent la concession de la totalité de l’autorité juridique d’une nation donnée au profit d’une ou plusieurs nations, ici la concession de souveraineté se limite aux actes de torture, dans les conditions précises où un État donné échoue à introduire en justice les responsables des actes de torture qui se trouvent sur son territoire. De surcroît, l’examen de l’esprit des articles 8, 11 et 14 révèle que ce qui est visé n’est pas l’exercice de puissance d’une ou plusieurs nations à l’égard des autres, mais plutôt l’instauration de mesures qui garantissent que les individus responsables des actes de torture soient introduits en justice peu importe le lieu où ils se réfugient. En effet, l’article 8 recommande aux États d’étendre leur compétence juridique relative aux actes de

460 «Lettre du consul de France datée du 17 mars 1668,» in Documents d’histoire économique et

sociale marocaine au XIXème siècle, Jean-Louis Miège (Paris : CNRS, 1969), 108.

461 Lourde, «Les juridictions consulaires dans le Maroc précolonial,» in dir. Blanc, op.cit., 46-47.

La recherche magistrale de l’historien Mohammed Kenbib étudie les bouleversements politiques et socio-économiques causés par le système des protections au Maroc, in Les protégés, contribution à l’histoire contemporaine du Maroc (Rabat : Faculté des Lettres et des Sciences Humaines), 1996.

torture quand ces actes ont été commis sur tout territoire sous leur juridiction, quand les responsables de ces actes sont les ressortissantEs desdits États, et quand la victime de ces actes est une ressortissante desdits États.462 Or, comme cette disposition fait appel à la compétence de toutes les juridictions susceptibles d’agir, plusieurs États pourraient intervenir pour la même infraction, ce qui explique l’existence de l’article 14, lequel postule qu’un État donné pourrait être saisi d’une demande d’extradition des responsables des actes de torture qui se trouvent sur son territoire.463 Donc, la contradiction majeure entre le système capitulaire et celui de la juridiction universelle que le projet de la Convention

contre la torture tente d’instituer est que le premier permet à certainEs

criminelEs de se soustraire à la justice, tandis que le second vise à les y introduire, et ce, partout où ces dernierEs prennent refuge. Par conséquent, bien qu’il reste à déterminer jusqu’à quel degré la puissance d’un État donné dans la communauté des États lui permet d’échapper à la juridiction internationale, on peut d’ores et déjà affirmer que ces deux systèmes ne sont pas comparables. Dès lors, on propose de montrer dans les paragraphes qui suivent que le colonialisme et la juridiction internationale que le projet de la Convention contre

la torture tente d’instituer, et par extension le DIDP correspondent à deux

réalités antinomiques : le colonialisme viole les droits fondamentaux, tandis que la juridiction internationale, et par extension le DIDP protègent ces droits.

462 UN. Doc. E/CN.4/1285 (1978). 463 Ibid.