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L’existence de la Convention contre la torture dépend du consentement des États

Comme la Convention contre la torture est le résultat d’une réécriture interétatique, le moindre désaccord entre les États sur les clauses de cette convention compromet son existence. Donc, contrairement aux thèses qui dévalorisent la participation de ces États lors de ce processus,126 ou celles qui

124 UN. Doc. E/CN.4/1347 § 9 (1979) ; UN. Doc. E/1980/13 § 8 ; UN. Doc. E/CN.4/L.1576 § 5

(1981).

125 An-Naïm, «Toward a Cross-Cultural Approach to Defining International Standards of Human

Rights: The Meaning of Cruel, Inhuman, or Degrading Treatment or Punishment,» in ed. An- Naïm, op.cit., 18 ; Mutua, «Ideology of Human Rights,» op.cit., 640 ; Massad, «Re-Orienting Desire: The Gay International and the Arab World,» op.cit., 361.

126 An-Naïm, «Toward a Cross-Cultural Approach to Defining International Standards of Human

Rights: The Meaning of Cruel, Inhuman, or Degrading Treatment or Punishment,» in ed. An- Naïm, op.cit., 428.

soutiennent que cette participation est marginalisée,127 la voix des petits États lors de la rédaction des normes et standards internationaux relatifs à la protection des droits fondamentaux est importante.

Dès 1978, le groupe a entamé son travail de rédaction de la Convention

contre la torture, en ayant pour base de travail le texte du projet suédois. En

débattant un article après l’autre, les États procèdent à une réécriture collective de cette convention. Dans le chapitre qui suit, l’exemple de l’article 1 qui définit l’acte de torture montre plus en détails comment les normes et standards internationaux relatifs à la protection contre la torture sont le produit de négociations interétatiques. Cela dit, dès 1980, les membres du groupe de travail atteignent un consensus concernant les clauses majeures de cette convention, dont la définition de la torture, les obligations des États en matière d’enseignement et d’information concernant l’interdiction de la torture auprès du personnel civil ou militaire chargé de l’application des lois, du personnel médical, des agents de la fonction publique et des autres personnes qui pensent intervenir dans la garde, l’interrogatoire ou le traitement de tout individu arrêté, détenu ou emprisonné de quelque façon que ce soit, les responsabilités des États en matière d’imposition des sanctions pénales pour les auteurEs de la torture, et les responsabilités des États en matière d’extradition, refoulement ou expulsion d’une personne vers un État où elle est menacée de torture.128 Toutefois, ils n’arrivent pas à une entente concernant les mécanismes de contrôle international de l’application de cette

127 Mutua, «Standard Setting in Human Rights: Critique and Prognosis,» op.cit., 610.

128 UN. Doc. E/CN.4/L.1400 (1978) ; UN. Doc. E/CN.4/L.1470 (1979) ; UN. Doc. E/CN.4/1367

convention. Ce faisant, certaines délégations s’opposent à tout mécanisme de contrôle international, tandis que d’autres délégations considèrent incomplète une convention contre la torture qui n’est pas dotée d’une certaine forme de juridiction internationale.129 Ici, bien qu’on reviendra amplement là-dessus, on note que l’État du Maroc fait partie des États qui ont montré de la résistance à toute forme de juridiction internationale.130

Rappelons que dans le cas de la Convention contre la torture, le groupe de travail est à composition non limitée. Cela signifie que les décisions ne découlent pas d’un vote, mais d’un consensus, ou du moins d’un pseudo consensus.131 Mais dans l’éventualité où aucun consensus n’est atteint, le groupe de travail rapporte à la Commission des droits de l’homme les différents points de vue qui ont été exprimés, et lui confie la responsabilité de prendre une décision à cet égard.132 Donc, comme les membres du groupe de travail n’arrivent pas à atteindre un consensus, la Commission des droits de l’homme a décidé de soumettre le texte de cette convention, avec les dispositions problématiques entre crochets, à l’AGNU, et de laisser cette assemblée décider ce que serait le texte final de la Convention contre la torture.133 D’ores et déjà, on voit que l’élaboration et la mise en œuvre des normes et standards internationaux relatifs à la protection des droits fondamentaux ne se font pas

129 UN. Doc. E/CN. 4/L.1576 (1981) § 50-55 ; UN. Doc. E/CN. 4//1982/ L.40 § 49-83 ; UN.

Doc. E/CN.4/1983/L.2 § 28-68 ; UN. Doc. E/CN.4/1984/L.2 § 45-56.

130 UN. Doc. E/CN.4/1314 (1979)/Add. 4 § 11, § 14 & § 16. 131 Burgers & Danelius, op.cit., 32.

132 Ibid.

sans le consentement, ou du moins le pseudo consentement des États, y compris celui des petits d’entre eux.

Or, quand le projet de la Convention contre la torture a été examiné par le 3ème Comité durant l’ordre du jour de la 39ème session de l’AGNU, il s’est avéré que les États membres de cette assemblée sont encore moins favorables à ce projet que les États membres de la Commission des droits de l’homme.134 Là, les positions se sont polarisées d’un côté entre la majorité des États occidentaux et ceux de l’Amérique latine qui se montrent en faveur de l’existence d’une

Convention contre la torture, et de l’autre la majorité des États africains et

asiatiques qui ne sont pas favorables à ce projet.135 Par ailleurs, la Russie et les États de l’Europe de l’Est n’approuvent ce projet que si certains mécanismes de mise en œuvre de la Convention contre la torture sont facultatifs.136 Aussi, le Bangladesh soulève la question de la compatibilité des dispositions de la

Convention contre la torture avec la loi islamique.137 Devant ce recul qui compromet sérieusement l’existence de la Convention contre la torture, les délégations de l’Argentine, la Hollande et la Suède, suivies ultérieurement par les délégations de l’Australie, l’Autriche, la Belgique, la Bolivie, la Colombie, le Costa Rica, le Danemark, l’Espagne, la Finlande, la France, la Gambie, la Grande Bretagne, la Grèce, l’Islande, la Norvège, le Panama, le Portugal, la République dominicaine, le Samoa, et le Singapour ont soumis une résolution au 3ème Comité, proposant à l’AGNU d’adopter cette convention telle qu’elle a été

134 UN. Doc. A/C.3/39/SR.44-46 & 48-52 (1984). 135 Ibid.

136 Ibid.

élaborée par le groupe de travail.138 On note ici que l’État du Maroc fait partie des délégations qui ont significativement contribué à l’existence de la

Convention contre la torture : c’est grâce entre autres au lobbying dans les

couloirs des Nations Unies de la délégation marocaine auprès de certaines délégations qui sont hostiles à l’existence de cette convention que ces dernières ont changé de position.139

Pour éviter que le projet de la Convention contre la torture ne soit ajourné, le 3ème Comité, sous la présidence d’Alphons Hamer, a opéré un ensemble de changements dans un esprit de coopération.140 En d’autres termes, en remplaçant des mots tels que «renseignements» par «renseignements crédibles», et «indications crédibles» par «indications bien fondées», il a atténué la portée de la juridiction internationale, pour aboutir à des solutions acceptables pour tous les États.141 Finalement, la Convention contre la torture et autres peines ou

traitements cruels, inhumains ou dégradants a été adoptée par l’AGNU le 10

décembre 1984, et elle est entrée en vigueur le 26 juin 1987. Datant du 7 avril, 2008, elle compte 145 États parties, comprenant les signatures, ratifications et adhésions.142 Par conséquent, la construction des normes et standards internationaux relatifs à la protection des droits fondamentaux est un processus qui requiert des négociations et des compromis, pour aboutir à l’acceptation de ces normes et standards par la quasi-totalité des États.

138 UN. Doc. A/C.3/39/L.40 (1984).

139 Burgers & Danelius, op.cit., 105 ; Herman Burgers, «An Arduous Delivery: the United

Nations Convention Against Torture,» in Effective Negotiation: Case Studies in Conference Diplomacy, ed. Johan Kaufmann (Dordrecht : Martinus Nijhoff Publishers, 1989), 52.

140 Burgers & Danelius, op.cit., 105. 141 Ibid.

Conclusion

L’examen du processus de l’émergence, l’élaboration et la mise en œuvre des normes et standards internationaux relatifs à la protection contre les pratiques de torture et des traitements dégradants fait resurgir une diversité d’acteurEs : les citoyenEs qui contestent les pratiques répressives de leur État à l’échelle planétaire, Amnesty International, des organisations internationales, et un ensemble d’États d’appartenance géographique multiple.

Toutefois, on note que si le processus d’élaboration et de mise en œuvre de la Convention contre la torture offre la possibilité aux États, toutes civilisations confondues, d’exprimer leur conception de la cruauté, paradoxalement de nombreux États jouent un rôle limité dans ce processus. Ainsi par exemple, bien que le Maroc ait été un membre assidu du groupe de travail chargé de la rédaction de la Convention contre la torture, sa délégation n’a fait aucune intervention significative lors de ce processus. Ce faisant, on note d’une part un manque d’intérêt pour les négociations et délibérations qui portent sur l’élaboration des clauses majeures de la Convention contre la torture, et on relève d’autre part que l’essentiel des commentaires de l’État du Maroc exprime une opposition à toute forme de juridiction universelle.143

Pour appréhender le sens du rôle joué par l’État du Maroc dans la construction de la Convention contre la torture, on propose d’analyser en premier lieu dans le chapitre qui suit le «point de vue» qui est représenté par la

délégation marocaine au sein du groupe du travail chargé de la rédaction de cette convention.

Chapitre 2 : Le manque d’intérêt de l’État du Maroc pour

la définition de la torture : un enjeu politique interne

«(…) sale verrat ! Remets-toi le bandeau sur les yeux, espèce d’enc…! T’en as encore pour dix ans à être b...able !

Je le verrais bien, mon responsable, chercher des mots pouvant lui rendre l’affront moins amer, essayer de sourire sous son bandeau, sans jamais être certain que son sourire ne sera pas vu, interprété, puis durement payer.

Je le vois, mon cher responsable, répondant à un journaliste qui voudrait s’enquérir auprès de lui de la vérité sur les rumeurs relatives à la torture dans notre pays ; je le vois, ouvrant tout grands les yeux, avant de faire appel à son sourire le plus charmant, pour déclarer que ce ne sont là que racontars, cancans, commérages, sornettes même. En disant cela, je ne perds pas un instant des yeux le danger mortel auquel je m’expose à oser -- même des profondeurs de ma couchette, bien enfoui sous ma couverture réglementaire -- imaginer ce haut personnage en train de jouer un rôle qui me revient de droit. À chaque chose sa place, dit la maxime, et à chaque place, sa chose. À chacun ses prérogatives.»144

Dans ce chapitre, on note le manque d’intérêt de l’État du Maroc pour les négociations interétatiques relatives à la définition de la torture, et qui se sont étalées sur plusieurs années, soit de 1978 à 1982.145 Or, l’étude de la scène politique marocaine montre que ce manque d’intérêt ne s’explique pas par une appréhension d’une domination extérieure, mais plutôt par des enjeux politiques internes. En fait, le but derrière la définition de la torture et des traitements dégradants est la juridicisation de ces pratiques, et donc ultimement la délimitation de la responsabilité de l’État dans ces pratiques. Par conséquent, le

144 Salah el-Ouadie, Le marié, trad. Abdelhadi Drissi (Casablanca : Tarik Éditions, 2001), 102-

103.

145 UN. Doc. E/CN.4/1285 (1978) ; UN. Doc. E/CN.4/1347 (1979) ; UN. Doc. E/1980/13 ; UN.

manque d’intérêt de l’État du Maroc pour la définition internationale de la torture indique que cet État tente de se dérober face à ces responsabilités dans les pratiques de torture et des traitements dégradants.

En effet, l’histoire de l’édification de l’État du Maroc indépendant rappelle le clivage profond qui existe entre l’institution monarchique et les citoyenEs marocainEs : pendant que le roi veut s’ériger en autorité absolue, les marocainEs veulent être gouvernéEs selon un contrat de citoyenneté.146 Ainsi menacé dans ses anciens privilèges autocratiques, le roi poursuit une politique de traditionalisation, dans le sens utilisé par l’historien Mohamed Laroui, c’est-à- dire en jugulant le progrès, le souverain recrée la tradition et contraint les citoyenEs à s’y conformer.147 Or comme cette politique s’appuie sur une alliance avec la notabilité rurale, cela signifie que son pilier majeur est la subordination des femmes.148 En ravivant les solidarités tribales au détriment du lien national, le souverain privilégie les structures patriarcales au sein des cellules familiales, premier milieu où se forge le concept de l’autorité.149 Il en résulte que si les femmes sont subordonnées à l’autorité des hommes, et les

146 Allal Al-Fasi, An-naqd adh-dhati (Une auto-critique) (al-Qahira : Dar el-kachf Lin-nashr wa

at-tiba a, 1966), 156 ; Alison Baker, Voices of Resistance: Oral Histories of Moroccan Women (Albany: State University of New York Press, 1998), 180-181.

147 Abdellah Laroui, «Tradition et traditionalisation : le cas du Maroc,» in Renaissance du

monde arabe, colloque interarabe du Louvain, dir. Anouar Abdel Malek, Abdel Aziz Belal & Hassan Hanafi (Gembloux : Éditions Duculot, 1972), 267.

148 Mounira Charrad, States and Women’s Rights, the Making of Post-colonial Tunisia, Algeria,

and Morocco (Berkeley : University of California Press, 2001), 233-237.

149 Violette Daguerre, «La violence dans les sociétés arabes : ses mécanismes de formation et de

reproduction,» in Violences et tortures dans le monde arabe, dir. Haytham Manna (Paris : Harmattan, 2000), 48-49 ; Abdellah Hammoudi, Master and Disciple, the Cultural Foundations of Moroccan Authoritarianism (Chicago : University of Chicago Press, 1997), 5, 78-79 & 139- 140.

enfants à l’autorité du père, insidieusement, les hommes sont subordonnés à l’autorité absolue du roi, père spirituel de la Nation.

Néanmoins, le pouvoir et la légitimité de gouverner sont deux réalités antinomiques.150 Dépossédé de légitimité populaire, pour s’imposer comme un pouvoir absolu, le roi a inévitablement besoin de recourir à la violence pour se faire obéir.151 Donc, parallèlement à une politique de traditionalisation, le roi s’assure la monopolisation des instruments du pouvoir, c’est-à-dire des institutions de la police et de l’armée,152 tout en procédant au démantèlement militaire des citoyenEs encore arméEs en raison des luttes anticoloniales.153 Et ce n’est qu’une fois que cette monopolisation est accomplie qu’apparaissent les premières atteintes visibles aux droits fondamentaux de l’État du Maroc indépendant, sous forme entre autres d’arrestations abusives et de pratiques de torture et des traitements dégradants.154

À ce stade, on souligne qu’autant l’État du Maroc se désintéresse de la définition internationale de la torture autant la société civile prie l’État du Maroc de définir de façon claire et précise la pratique de la torture, et d’incorporer cette définition dans la législation nationale.155 Comme on va le voir dans les

150 Hannah Arendt, On Violence (New York : Harcourt, Brace & World, 1970), 44-45. 151 Ibid.

152 Pierre Vermeren, Histoire du Maroc depuis l’indépendance (Paris : Découverte, 2002), 24 ;

Omar Bendourou, Le pouvoir exécutif au Maroc depuis l’indépendance (Cahors : Publisud, 1986), 68-72.

153 Majdi Majid (pseudonyme de l’opposant politique marxiste Abraham Serfaty,) Les luttes de

classes au Maroc depuis l’indépendance (Rotterdam : Éditions Hiwar, 1987), 13-35.

154 Maâti Monjib, La monarchie marocaine et la lutte pour le pouvoir, Hassan II face à

l’opposition nationale de l’indépendance à l’état d’exception (Paris : Harmattan, 1992), 201- 203; Pierre Vermeren, op.cit., 31.

155 OMDH, Non à la torture, Rapport alternatif de l’OMDH dans le cadre de la Convention

contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, novembre 1994 (Casablanca : Éditions maghrébines, 1995), 33 ; AMDH, Rapport alternatif de l’AMDH au

paragraphes qui suivent, l’enjeu principal derrière la définition de la torture réside dans le fait qu’elle permet de circonscrire la responsabilité de l’État dans les pratiques de torture.

Le manque d’intérêt de l’État du Maroc pour la définition de la