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Seuils et incipit : le refus du spectacle et l’intimité de l’ennu

Introduit par deux citations et une gravure, l’incipit s’ouvre sur une lettre de Didi « à monsieur Jean Vader » (LCD, 9) et se termine par une série d’astérisques quatre pages plus loin, ce qui crée un effet de clôture. L’unité est formelle, mais également temporelle : les premières pages présentent un personnage féminin en vacances à Lombreval, plongé dans l’attente d’un homme qu’il semble aimer. Cette délimitation de l’incipit se heurte cependant à l’entrecroisement de deux plans narratifs, à savoir la lettre, signifiée par l’emploi des italiques, et le récit à la première personne qui prend la relève. Cette alternance sur le plan de l’énonciation rend le seuil du livre plus délicat à franchir : si l’incipit a pour fonction d’annoncer le texte et la narration à venir, le lecteur se trouve ici

face à une invitation programmatique ambiguë. Au lieu de commencer par le récit à la première personne – ce qui constituera l’essentiel de La chair décevante – l’incipit reproduit une lettre, élément récurrent dans la suite du récit, mais mineur, anticipant déjà sur une esthétique du fragment qui matérialise, dans la structure narrative, un certain éclatement identitaire.

Constituant des « seuils » à l’histoire autant que des avertissements au lecteur, les deux épigraphes précédant le texte sont tirées du roman. La première apparaît sur la même page qu’une gravure d’Alyne Gauthier montrant une femme se tenant la tête dans les mains, en proie au désespoir : « Sur l’écran, sous les feux de la rampe, la souffrance est divine pour la foule. La même souffrance dans la rue et dans les chambres closes, cela s’appelle du déshonneur » (LCD, 7). Ces deux phrases sont reprises dans le corps du texte, quelques pages après l’incipit (LCD, 21). Située en haut de la première page, la deuxième citation est tirée du même passage que la première (LCD, 21-22) : « On aime le rêve, on aime la féerie, on n’aime pas la vie. Tant pis ! la vie, en revanche, nous vole ce qu’on aime » (LCD, 9). Selon Lucie Robert, avec la première citation, le roman rejette « l’effet spectacle des formes romanesques sentimentales » (1987 : 107). Par leur mise en valeur paratextuelle, ces deux épigraphes méritent qu’on les lise de concert. Deux mondes semblent coexister dans la première citation : le monde de la scène, du médiatisé, du paraître, de la fiction ; et le monde de la rue et de la sphère privée, de l’être, de la réalité. Ce clivage fiction-réalité est repris dans la seconde citation. « Rêve » et « féérie » rappellent le monde du spectacle, mais également le conte merveilleux, l’embellissement de la réalité par le récit, la transfiguration du réel que propose la fiction. En outre, la souffrance de la première citation revient dans la deuxième citation, par le biais de « la vie [qui] nous vole ce qu’on aime ». Cette souffrance traverse les sphères et les récits, tantôt sublimée sur la scène, tantôt livrée à ce qu’elle est dans et par la vie. La « vie », justement, semble diriger les jeux et les rêves, et à laquelle un « on » est tantôt assujetti, tantôt opposé.

Par leur structure et la morale qu’elles recèlent, ces deux citations peuvent être considérées comme des aphorismes. Elles préparent le récit de La chair décevante dans une double perspective. A priori, ces citations prêchent pour un fatalisme pessimiste : le sujet,

ce « on » à valeur d’universel, est irrémédiablement soumis à « la vie » consacrée en fatum, qu’importe ses choix. Particulièrement, la deuxième citation révèle une équation sujet/rêve/vie/amour impossible. Parallèlement, ces aphorismes comportent un engagement esthétique de la part de Bernier. Ce ne sont pas seulement les formes romanesques sentimentales que réprouve le roman, mais également tout un pan de la littérature édifiante, tournée vers l’extériorité des personnages et l’appartenance à une identité commune et magnifiée. Avec La chair décevante, semble s’amorcer une peinture de la vie intérieure. Comme il sera question plus loin, ces citations s’inscrivent dans une réflexion plus large sur le sens même de la vie et de la vérité, au moment où le champ intellectuel canadien-français inscrit le vivant au cœur de ses préoccupations et de ses sensibilités (Lamonde, 2011).

Les premières pages propulsent le récit par la voix du personnage principal, Didi, autour de l’été 1912. Un autre personnage apparaît en filigrane sous la plume de l’écrivante : Jean Vader, l’amant dont l’absence motive l’écriture de la lettre et qui est prolongée dans le récit à la première personne. Le personnage féminin est seul, livré à lui- même et à son autoreprésentation, fragmenté par une parole tantôt adressée à un homme, tantôt à lui-même. Didi adopte ici une posture qu’elle conservera tout au long du roman : l’attente. La lettre s’ouvre ainsi : « Ce que je fais ici ? je regarde, tout le jour, si tu viens » (LCD, 9). À trois reprises, le verbe « ennuyer » est repris sous sa forme pronominale (« je m’ennuie », 9) ou sa forme simple (« j’ai ennuyé la lune », LCD, 9). La dernière occurrence souligne le principe de correspondance cher à la poésie du XIXe siècle et du XXe siècle – en

France, on pense à Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud, les symbolistes et Anna de Noailles ; au Québec, à Émile Nelligan et Albert Lozeau – qui fait apparaître une corrélation entre le paysage et le soi : la lune s’ennuie parce que le sujet s’ennuie, et inversement. Didi occupe ses journées à marcher, à dormir sur les galets, à regarder la mer. Hors du temps et d’un espace déterminé, hormis l’indication du lieu d’écriture au nom si hugolien de Lombreval, le personnage est plongé dans une inaction qui lui permet d’observer le monde. Après la reproduction de la lettre, Didi contemple les autres, en solitaire qu’elle est : « L’heure du bain. Maillots bigarrés, unicolores, têtes diverses, rires divers. Toute cette jeunesse qui s’ébroue, et la belle marée qui s’effrange. Détente voluptueuse des corps. Des enfants se mêlent, timides » (LCD, 10). Cette attention portée à

l’extérieur semble la ramener à un territoire intime caché : « C’est cela la vie reposante ? … Non, ce n’est pas cela la vie reposante » (LCD, 10). La correspondance avec la nature se rompt lorsque le social se met en marche : les vacances et le repos des autres ne trouvent aucun écho chez le personnage. Dans la lettre, Didi s’ennuyait dans un cadre idyllique ; l’ennui devient douleur de vivre dans la suite de l’incipit35.

Si l’incipit constitue un seuil au roman, c’est qu’il annonce les nœuds et les possibles narratifs du roman. Dans les premières pages de La chair décevante, la polarisation de deux figures masculines figure une tension dans la parole féminine. D’un côté, Jean est celui que l’héroïne attend, tout comme cette dernière le plaint d’être fade par son excès de gentillesse. De l’autre, se trouve une épaule « où [Didi a] égaré la joie [qu’elle avait] autrefois » (LCD, 11). Si la figure de Jean domine, tant par son absence que par sa banalité, elle se voit contrebalancée par cette brève référence à un autre homme. De cette tension entre deux figures masculines émerge un enjeu subséquent, celui du secret : « Le jour où j’aurais le courage d’avouer, j’aurais le droit de ma franchise ; ah ! la surprise de rencontrer son regard qui ne me mépriserait pas, si je parlais… » (LCD, 11). La parole de Didi est censurée par le sujet lui-même, à coup de points de suspension. L’enjeu de La

chair décevante réside dans cette envie de tout dire ; mais pas tout de suite. Dès lors,

l’incipit fait apparaître un objet caché, la quête d’un personnage parlant et agissant, qui souhaiterait révéler la vérité pour mieux vivre. C’est dire si la parole est à la fois fortement investie par le personnage principal, et fuie et rejetée. De même, l’événement perturbateur n’est pas extérieur au personnage, mais bien intrinsèque à Didi.

Plusieurs indices permettent de cerner davantage le personnage féminin sur le plan sociologique. L’incipit présente une femme en vacances à la mer, sur des plages où elle se couche, entourée par les têtes diverses et les rires divers. La « culture des plages », à laquelle Jacques Dubois consacre une analyse dans Pour Albertine, offre un temps où

35 Sous l’Ancien-régime, le verbe « s’ennuyer » est synonyme de « souffrir ». Qu’on pense au vers connu de

Bérénice, lorsqu’Antiochus fait état de la douleur qu’il a éprouvée au moment des fiançailles entre Bérénice et

Titus : « Dans l’Orient désert quel devint mon ennui ! ». La répétition du verbe « ennuyer » dans la lettre de Didi convoque aussi ce sens. D’ailleurs, la suite de l’incipit accentue cette idée d’une souffrance continue

l’étreinte du code social se desserre (1997 : 112-115). Dans l’incipit, cette culture des plages s’observe par le relâchement des conventions, la mise à l’épreuve du corps par le sport, le bronzage de Didi qui est « basanée jusqu’aux chevilles » (LCD, 10). Outre cela, l’oisiveté du personnage féminin, qui observe les autres et le paysage36, témoigne de ces

vacances qui, pour le Canada français du début du XXe siècle, sont réservées autant à une

élite urbaine et bourgeoise qu’à une classe moyenne alors en pleine expansion37. Didi

semble être une jeune femme célibataire, sans que rien ne soit précisé sur la nature de la relation entre elle et Jean. Tantôt il est son « ami » (ainsi commence la lettre), tantôt il est cet autre qui devrait la deviner sans qu’elle n’ait à parler. Qui plus est, l’ajout d’une figure masculine, même lointaine, suppose que Didi ait déjà eu un amant hors mariage. Le lecteur se trouve face à une jeune femme mondaine, pour qui les problèmes ne sont pas d’ordre économique, mais sentimental. La lecture d’autres romans de cette époque, notamment chez les femmes, atteste de cette culture des plages représentée par les élites montréalaises, québécoises et sherbrookoises. Outre les romans de Senécal et de Le Normand qui feront l’objet des analyses suivantes, le quatrième chapitre du roman de Lucie Clément, En marge

de la vie (1934), se passe entièrement à Pointe-au-Pic (Charlevoix), où Nicole et Bob

profitent de vacances en famille avec leur départ pour l’Inde. On le voit, les vacances et le voyage coïncident avec les idylles amoureuses ou les voyages de noce, illustrant un imaginaire de la classe moyenne canadienne-française tout aussi lisible dans les magazines, à la radio et dans les chansons de l’époque (Savoie, 2014c).

Toutefois, le paysage bourgeois tel qu’il est décrit dans l’incipit n’encourage pas la « vie reposante ». Confortable sur le plan économique – plan rapidement évacué dans le roman –, la culture des plages ne dissimule pas l’inquiétude et l’ennui qui très vite contaminent le récit et motivent les litanies de Didi. Le système social tel que mis en place dans l’incipit est menacé de l’intérieur, et non de l’extérieur, tout comme la menace est

36 « Là-bas, ce globe de feu qui va tomber dans l’eau et qui ne s’éteindra jamais, qui flamboiera demain sur la

montagne de l’autre côté… » (LCD, 10). Lombreval est un lieu inventé, mais dont le nom participe à la construction du sens de l’histoire. Élaboré à partir des mots « ombre » et « val » qui, soit dit en passant, sont des caractéristiques chromatique et spatiale typiques de la poésie de Victor Hugo, Lombreval renvoie tout aussi bien à un lieu ombragé et en retrait du monde, mais aussi et surtout au soi et aux profondeurs de l’intime.

37 L’incipit, ainsi que le voyage en Europe, pourraient faire l’objet d’une analyse particulière, en vue de cerner

étouffée par la voix tâtonnante de l’héroïne. Si l’analyse psychologique est automatiquement tournée vers le discours et l’action de soi et sur soi, elle repose en même temps sur un différend entre le sujet et social. Aussi la culture bourgeoise des vacances ne comble-t-elle rien des besoins de Didi. Bien au contraire, elle exacerbe les paradoxes de l’héroïne, tout en amorçant les dissonances à venir, notamment l’obsession du « nom social » et de « l’honneur » à retrouver pour Didi. Finalement, le personnage féminin témoigne déjà de sa difficile inscription dans ce monde de la plage et des corps basanés, en surimprimant son inconfort qui apparaît dès lors comme un danger pour l’ordre établi.

Ainsi, l’incipit joue sur un effet de fragmentation du récit. Fragmentation narrative, d’abord, par l’enchevêtrement du « je » épistolier et d’un « je » dont le langage reste flou, sans qu’un support ou qu’un destinataire ne soit précisé. De fait, le discours est fragmenté, et même paradoxal, entre les propos de Didi dans la lettre et ceux qu’on retrouve dans la narration à la première personne. Si Didi semble attendre Jean dans sa correspondance, son attente s’émousse au profit d’un mal-être qui envahit le sujet. Fragmentation également de la figure masculine, partagée entre le temps du futur (« Jean viendra demain », LCD, 11) et les temps du passé qui circonscrivent le souvenir à des sensations dissipées (« il y a une épaule où j’ai égaré la joie que j’avais autrefois », LCD, 11). Au milieu de cette alternance entre lettre et parole interrompue, Didi ressent et laisse aller ses craintes au sujet d’un secret qui captivera le lecteur tout au long du récit, se fait prophète vis-à-vis de ce qui l’attend : « ils [les oiseaux] ne comprennent pas qui est cette folle qui sommeille à midi et qui s’oublie sur son balcon, la nuit » (LCD, 10, je souligne). Didi est donc à la marge de la vie des autres, centrée sur une vie personnelle qui constitue la clé du roman psychologique. Le canevas du roman d’amour, quant à lui, ne sert que de socle à une conscience qui s’aventure en dehors des cadres normatifs de la relation sentimentale. En effet, le clivage entre deux figures masculines sert une brèche où l’inquiétude et le malaise du personnage de Didi viennent se loger pour mieux propulser le récit de soi.