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De prime abord, il peut sembler difficile, voire impensable de proposer d’aborder, au sein d’une synthèse introductive, les réseaux et les regroupements dans lesquelles les femmes trouvent leur place. L’ampleur du travail se trouve confrontée à la rareté des documents sur lesquels s’appuyer. De même, l’aplanissement constitue un écueil majeur : comment traiter de ce qui est soumis à des pratiques sociales reconfigurées de façon constante ? Ici, l’enjeu n’est pas de se livrer à une analyse dynamique des réseaux – ce que l’analyse individuelle permettra, notamment par le biais des correspondances et journaux intimes –, mais de montrer que, quel que soit leur degré de consécration et de réputation, toutes les écrivaines, loin d’être isolées, parviennent à construire un lien, informel ou formel, avec d’autres femmes et hommes de lettres.

S’il convient d’esquisser les réseaux et regroupements après la question des professions, c’est que, dans bien des cas, le journalisme permet aux romancières de croiser et d’échanger avec nombre d’acteurs de la vie littéraire. Tout d’abord, en signant leurs textes dans les quotidiens et les revues, elles y côtoient les grandes plumes et les éditorialistes, et participent à la constitution d’une même communauté dans l’espace journalistique. Puis, au sein des équipes de rédaction, elles peuvent mettre sur pied des relations professionnelles, intellectuelles et amicales dans lesquelles se joue la légitimité de

leur écriture et de leurs velléités littéraires. Il en va ainsi entre Bernier et Alfred DesRochers. Travaillant tous les deux pour La Tribune, ils établissent une amitié fondée sur l’amour commun de la poésie. En découle une solide cohésion au sein de l’équipe du journal. Les collaborations de Senécal à La Tribune favorisent également la naissance d’une amitié entre la jeune femme et DesRochers, bien que la relation emprunte davantage au mentorat, comme on le verra. Du côté de Montréal, Tardif fait la connaissance de Georges Pelletier et Omer Héroux, qui dirigent Le Devoir. Par là même, elle devient une familière de la journaliste et directrice de La Revue moderne, Madeleine. D’un côté, consolidé autour de DesRochers, le groupe de La Tribune est le cœur d’un mouvement d’avant-garde, rassemblant les écrivains qui représentent ce que Louis Dantin appellera le « mouvement littéraire des Cantons de l’Est » (1930). De l’autre côté, au Devoir, gravitent des acteurs de la garde nationaliste. Ces rapports entre journaux, réseaux médiatiques et écriture sont conséquents, notamment pour les jeunes femmes, puisque l’acquisition d’un capital social au sein de la sphère médiatique peut jouer en faveur de la production et de la réception des romans.

Autre voie d’accès aux pratiques sociales dans l’espace littéraire : les sociétés d’écrivains et de journalistes. Senécal et Bernier sont toutes deux membres de la Société des poètes canadiens-français, qui est établie à Québec. Les réunions, soirées de lecture et galas de la Société permettent aux jeunes femmes de faire la rencontre des hommes de lettres de Québec et de Montréal. C’est également un moyen de faire connaître leurs textes et de recevoir publiquement une consécration, comme un prix littéraire. Un système de « covoiturage » se met en place afin de permettre au plus grand nombre d’assister à ces événements, ce qui favorise les relations informelles. Ainsi Éva Senécal se fait-elle inviter par Harry Bernard, écrivain et directeur du Courrier de Saint-Hyacinthe, à faire la route ensemble jusqu’à Sherbrooke (1933). De façon moins officielle que la Société des poètes canadiens-français, les soirées d’Albert Pelletier – parfois prises en charge par Albert Lévesque – constituent un épicentre de l’activité littéraire montréalaise. Bernier et Senécal, là encore, y sont invitées et peuvent rencontrer Émile Coderre, Medjé Vézina, Robert Coquette, Claude-Henri Grignon entre autres. Quant à Filion, elle est membre dès le milieu

des années 1940 du groupe « Quart de Siècle », qui réunit les journalistes ayant œuvré pendant vingt-cinq ans pour Le Soleil (Lemieux, 1997).

Dans la mouvance des travaux de Fanie Saint-Laurent sur les regroupements culturels et mondains au Québec (2012), il n’est pas inintéressant de voir comment la Société d’études et de conférences attire nombre de femmes de lettres. Fondée en 1933, la Société repose sur un réseau de plusieurs regroupements culturels et cercles disséminés à travers le Québec et l’Ontario français. Elle a notamment pour objectif de parfaire la formation littéraire, culturelle et artistique des femmes. Dans les années 1930, Tardif est membre du Caveau, association théâtrale et littéraire d’Ottawa, dans le même temps qu’elle dirige le Cercle pour jeunes filles Michelle-Le-Normand, association rattachée à la Société d’études et de conférences (Saint-Laurent, 2012 : 215). Elle y côtoie Berthiaume en premier lieu, puis Clément et Senécal, qui assistent régulièrement aux conférences organisées. C’est également par le biais de ces regroupements que Berthiaume fait la connaissance de Marius Barbeau, ethnologue et folkloriste de renom, qui signera la préface à Marie-Jeanne (1937). La Société d’études et de conférences ainsi que ses nombreuses ramifications centralisent les trajectoires de nombre d’écrivaines de l’entre-deux-guerres. Elle constitue même la possibilité, pour Berthiaume, Clément et Senécal, de poursuivre par procuration la carrière littéraire interrompue par la réflexion et l’échange avec d’autres femmes, notamment au tournant des années 1940.

Irréductibles aux grands regroupements littéraires ou culturels, mais participant d’une même pratique sociale de placement de soi et de son œuvre, les amitiés et relations entre les romancières et plusieurs animateurs de la vie littéraire doivent être soulignées, tant elles rendent compte des solidarités, mais aussi des effets de concurrence entre les auteures – l’analyse individuelle en saisira quelques éléments. Les fonds d’archives attestent de correspondances entre Louis Dantin et plusieurs écrivaines (Bernier, Senécal, Tardif). Ces dernières envoient souvent leurs manuscrits afin d’obtenir l’avis, et a fortiori l’appui, de l’écrivain établi à Cambridge, dont l’influence sur les lettres canadiennes-françaises demeure vivace durant l’entre-deux-guerres. Dans une moindre mesure, les mêmes écrivaines correspondent avec Albert Pelletier, ou encore avec Camille Roy, qui remplit

souvent la fonction de censeur de la littérature. Prolixe dans ses correspondances, Tardif est également en contact avec Claude-Henri Grignon, l’abbé Albert Tessier, ou Lionel Groulx. Résidant à Ottawa durant les années 1920 et 1930, elle réduit la distance qui la sépare des centres littéraires canadiens-français, et surtout de Montréal, par la rédaction de nombreuses lettres qu’elle adresse aux écrivains et aux journalistes les plus importants de l’époque. À Québec, Filion connaît personnellement Alphonse Désilets, président de la Société des poètes canadiens-français et animateur des événements culturels de la capitale. Filion tirera profit de cette connaissance, puisque Désilets consacrera plusieurs critiques enthousiastes à ses premiers romans dans Le Terroir (1935 et 1937).

Enfin, il faut mentionner l’existence de relations sentimentales entre une romancière et un acteur, relations qui jouent en faveur ou en défaveur de la consolidation de la carrière littéraire. Le meilleur exemple demeure celui de Tardif. En 1911, la jeune fille fait la connaissance d’Albert Lozeau, poète et billettiste de renom. Malgré le handicap de Lozeau, Tardif fréquente le poète pendant plusieurs années. Amant et mentor, Lozeau apprend à la jeune fille les rouages du métier de billettiste. Il la conseille dans son écriture et la guide dans ses premières expériences d’édition, notamment en lui recommandant de diriger elle- même la vente et la diffusion de ses volumes27. À la fin des années 1910 cependant, Tardif

rompt avec Lozeau et se prend d’amour pour Georges Monarque, avocat et dramaturge originaire de Sorel. L’idylle est de courte durée, puisque Monarque présente à la jeune femme son ami journaliste correspondant au Devoir, Léo-Paul Desrosiers. Ce dernier épouse Tardif en 1922. Dans un tout autre genre, Bernier et Senécal multiplient les histoires amoureuses avec des écrivains et journalistes, à commencer par Florian Fortin, le directeur de La Tribune. Les aventures cachées entre Fortin, qui est marié, et les deux jeunes auteures ont des conséquences sur les réseaux de Bernier et de Senécal ainsi que sur leur position au sein de La Tribune. Également, Bernier projette en 1930 d’épouser René Garneau, alors étudiant en lettres à Paris et promis à un brillant avenir dans le journalisme. L’aventure s’achève brusquement cependant. Senécal vit un dénouement similaire avec Aimé Plamondon, homme de lettres de Québec et correspondant pour La Revue populaire. Après

avoir refusé la demande en mariage de Plamondon, Senécal se brouille définitivement avec lui. Ces unions et dénouements entre deux écrivains trouvent leurs échos dans les lettres et les journaux intimes de l’époque. Ils deviennent une histoire, un événement qui bouleverse la situation des individus concernés, et notamment celle des femmes. En outre, les cas de Tardif et de Bernier sont intéressants. Derrière l’amour de la première pour Lozeau se cache une relation de mentor et élève qui profite largement à la jeune auteure. On est tenté de voir la même chose entre Bernier et Garneau, mais selon un rapport inversé. En 1930, la journaliste a sept ans de plus que le jeune étudiant, qui commence déjà à publier ses premiers textes dans les journaux. Elle dispose donc d’un savoir-faire et d’une expérience se vérifiant autant sur le plan de l’âge que sur le plan de son parcours d’écriture. Bien qu’elle ne soit pas vérifiable, l’influence de Bernier sur les débuts de Garneau mérite d’être soulevée, ne serait-ce que parce qu’elle renverserait l’idée selon laquelle seuls les hommes peuvent agir à titre de mentors.