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Ainsi que le suppose le recoupement des professions tenues par les écrivaines, nombreuses sont celles qui font l’expérience de l’écriture avant d’adopter le genre romanesque28. En effet, à des degrés différents, le journalisme permet aux femmes

d’accéder à l’activité littéraire et, dans plusieurs cas, de se faire connaître. En ce sens, les écrivaines empruntent la voie tracée par leurs aînées (Savoie, 2014b). Bernier et Le Normand constituent ici des cas exemplaires. C’est par le journalisme, principalement par la pratique du billet, que les deux femmes amorcent leur carrière en littérature. Le Normand consacre l’essentiel de ses écrits brefs à des descriptions de paysages ou à des souvenirs de jeunesse. Bernier, pour sa part, se fait plus ironique, n’hésitant pas à recréer un dialogue fondé sur l’incompréhension, le quiproquo, le trait d’humour. C’est ce filon qu’elle exploite dès les années 1930 à la radio, sur C.K.A.C. d’abord, puis à Radio-Canada. Bernier partage également ses sentiments sur le temps, un thème qu’elle partage avec Le Normand. Les deux billettistes ne s’en tiennent pas à l’espace du journal. Par trois fois, Le Normand

28 J’utiliserai à présent les noms d’écriture tels qu’ils sont signés par les auteures. Par exemple, Marie-

publie des recueils de billets : Autour de la maison (1916), Couleur du temps (1919), puis

La maison aux phlox (1941). Grâce au format du recueil, les billets, pourtant fondés sur leur

immanence, trouvent dans les volumes une narrativité d’ensemble articulée autour des thèmes favoris de l’écrivaine : le retour au passé, la famille. Bernier se livre au même exercice et publie On vend le bonheur (1931). Dominé par la contemplation et la méditation, le recueil se prête aussi à une tentative de réflexion globale sur le temps au quotidien29.

La publication des recueils de Bernier et Le Normand souligne la production abondante et stimulante des deux journalistes ; elle témoigne de la popularité et du capital social dont elles jouissent à l’époque, mais également de leur intérêt à convertir le capital médiatique en capital littéraire. En outre, Bernier et Le Normand continueront d’écrire des billets après l’aventure du roman. La première transposera cependant l’exercice dans les magazines, puis à la radio, alors que la seconde poursuivra la publication de plusieurs recueils de chroniques jusque dans les années 1950. À l’inverse, Senécal ne publie pas de recueils de textes journalistiques, pas plus qu’elle ne rassemble les quelques nouvelles qu’elle publie dans les journaux et revues. Il faut attendre la fin des années 1980 pour que l’auteure, sur l’invitation de Simone Bussières, compile quelques récits brefs parus dans la presse avec d’autres pièces poétiques (1987). De même, Berthiaume-Denault et Filion font paraître chacune un texte bref dans L’Almanach du peuple qu’édite la maison Beauchemin. Dans « Les misères de Pascal », Berthiaume-Denault s’essaie au conte de Noël (1938). Quant à Filion, son texte « Et de deux » s’inscrit dans le filon sentimental (1937). Enfin, Chenel publie quelques récits à saveur régionaliste dans le Bulletin des agriculteurs au tournant des années 1940. Ces productions éparses rendent compte d’un tout autre investissement que celui de Bernier et Le Normand, pour qui l’écriture journalistique constitue un gagne-pain en deux temps, dans le support médiatique d’abord, puis dans le livre.

29 Ceci explique vraisemblablement pourquoi, dans la réédition de La chair décevante (2014), l’éditeur Fides

parle de On vend le bonheur comme d’un « recueil d’essais ». Sur le recueil et ses avantages dans la quête d’un capital économique et symbolique (reconnaissance, conservation et rediffusion de l’œuvre), on lira la

Symboliquement plus prestigieuse que le journalisme, la pratique poétique permet à deux romancières de se faire connaître et d’acquérir une certaine renommée au sein du champ littéraire. Bernier publie Roulades…, son premier recueil, chez un imprimeur de Rimouski en 1924. Le volume est peu, voire pas du tout commenté, mais il offre une première expérience de publication, dans le même temps qu’il constitue une modeste, mais évidente carte de visite pour son auteure. De surcroît, Roulades… se mérite une médaille lors des Jeux floraux du Languedoc en 1925. Le deuxième recueil, Comme l’oiseau, publié à compte d’auteur, obtient davantage d’attention de la part de la presse. C’est néanmoins avec Tout n’est pas dit (1928 et 1929) que le talent de Bernier est unanimement salué. La poète est en cela aidée par son éditeur, Édouard Garand, qui multiplie les stratégies de vente et de communication autour des volumes qu’il publie. Préfacé par Louis Dantin, Tout

n’est pas dit remporte en 1929 la médaille du Lieutenant-Gouverneur. Dans les recueils des

années 1920, Bernier fait de l’amour son thème privilégié, tout en n’hésitant pas à affirmer l’existence d’un sujet lyrique féminin fort et intransigeant (Koski, 1992). C’est également le cas de Senécal, dont les recueils Un peu d’angoisse… Un peu de fièvre (1927) et La course

dans l’aurore (1929) s’inscrivent dans un mouvement lyrique similaire30. Selon Lucie

Robert et Corine Bolla, l’amour dans ces recueils « s’amorce au moment d’une rupture entre l’enfance et le monde des adultes, à un moment où la richesse est faite du pressentiment d’un bonheur à atteindre, à un moment où le verbe “aimer” se conjugue au futur comme une promesse » (1978 : 58). Senécal est aussi récompensée pour sa poésie, notamment en 1929 avec le Prix d’Action intellectuelle remis par l’ACJC. Bernier et Senécal publient leurs premiers volumes de poésie sensiblement au même âge : vingt- quatre ans pour la première, vingt-deux ans pour la seconde. Elles intègrent le circuit de production en volume par le biais de l’auto-édition (Bernier, impression prise en charge par l’établissement d’imprimerie Vachon) ou du service d’édition d’un quotidien (Senécal et La

30 Dans sa thèse de doctorat, André Otis livre l’interprétation suivante : « Les poétesses […] sont surtout

influencées par un féminisme plus social et moins revendicateur, que Yolande Cohen appelle le “maternalisme”. L’influence de ce type de féminisme se manifeste dans la poésie de ces femmes par un discours sur l’enfermement social et par la réécriture du rapport amoureux » (2012 : 41). S’il est effectivement difficile de taxer les poètes néoromantiques de « féministes » (du moins, dans le sens qu’on accorde au féminisme à l’époque), toutefois, ce sont précisément cette « réécriture » et cet « enfermement » qui favorisent une revendication, voire un acte politique qui ébranle l’espace du poème. La poésie de Médjé Vézina, tout comme les recueils des années 1930 et 1940 de Jovette Bernier en constituent de remarquables exemples.

Patrie). Leurs thèmes, leur entrée en littérature et leurs pratiques éditoriales les rapprochent

de Simone Routier et d’Alice Lemieux, elles aussi nées autour de 190031.

Si toutes écrivent, notamment par le biais de la presse, pour autant, seules trois auteures (Bernier, Senécal, Le Normand) parviennent à publier un volume (poésie ou chronique) avant le roman. Les trois auteures sont des polygraphes, touchant à la fois à la chronique et au billet, au roman, à la poésie et à la radio. Pour les autres, le roman représente une première et décisive expérience d’édition et d’entrée dans la sphère des genres littéraires consacrés. Deux éléments témoignent de cette fracture entre les auteures chevronnées et les débutantes : la signature et les stratégies éditoriales. Tout d’abord, force est de remarquer que, hormis Le Normand et, dans une moindre mesure, Bernier, toutes renoncent à la pratique du pseudonyme. Au mieux raccourcissent-elles leurs prénoms de baptême pour ne s’en tenir qu’à un prénom unique – on remarquera l’exception de Berthiaume-Denault, qui inscrit le nom de son mari à côté du sien. Selon Chantal Savoie, cette évolution dans la signature (du pseudonyme au nom véritable) s’inscrit dans une stratégie de placement où l’auteure élabore un projet littéraire sur le long terme (Savoie, 2004 : 77). Dans la foulée de nos considérations sur le statut de l’écrivaine, force est d’admettre que l’évolution de la signature témoigne de la modification de la condition féminine et de la reconnaissance gagnée des femmes dans le champ de l’écriture. Bernier et Le Normand, quant à elles, sont les héritières des femmes de lettres du tournant du XXe

siècle, et empruntent la voie du pseudonyme complet (Michelle Le Normand) ou du seul prénom comme signature (Jovette). Bernier demeure néanmoins un cas à part, puisqu’elle joue avec sa signature tout au long de sa carrière, alternant entre Jovette, Jovette-Alice Bernier ou Jovette Bernier – on verra pourquoi.

En droite ligne avec la polygraphie des unes et les choix de signature de toutes, les stratégies éditoriales viennent creuser le fossé au sein du groupe de romancières. Trois

31 Née en 1901, Routier publie L’immortel adolescent avec le concours des éditions du « Soleil », à Québec

(1928). Lemieux, née en 1906, édite Heures effeuillées elle-même. Les quatre femmes publieront les recueils suivants dans des maisons d’édition professionnelles. Aussi le premier recueil sert-il de « carte de visite » dans le champ littéraire, permettant à leurs auteures de se faire connaître auprès des animateurs de la vie

tendances sont observables. La plupart parviennent à intégrer les catalogues de maisons d’édition littéraire professionnelles. La librairie Beauchemin, les éditions Édouard Garand et la Librairie d’Action française limitée, devenue à la fin des années 1920 la maison Albert Lévesque, sont les principaux acteurs de diffusion de la production des romancières. Parallèlement à cela, tributaire des pratiques éditoriales du XIXe siècle et du début du XXe

siècle, une écrivaine fait publier ses titres par le service d’édition d’un journal. C’est le cas de Le Normand, qui fait appel aux éditions du Devoir pour ses deux romans. Enfin, l’auto- édition demeure une voie non négligeable, voire privilégiée, pour la publication. Bernier en fait l’expérience en 1933 lorsqu’elle réédite La chair décevante. Mais c’est surtout Filion qui a recours à l’auto-édition pour ses romans, soit seule, soit avec le concours du service d’impression d’un journal. L’auto-édition ne se limite pas au seul champ des écrivaines, puisque plusieurs auteurs majeurs de l’entre-deux-guerres empruntent également cette voie, comme c’est le cas d’Alfred DesRochers avec À l’ombre de l’Orford (1929) et de Hector de Saint-Denys Garneau avec Regards et Jeux dans l’espace (1937).

Les questions de la signature, des stratégies éditoriales et celle, sous-jacente, de la polygraphie, participent de la longévité des carrières littéraires des romancières et de la fortune de leur production. D’une part, Bernier, Senécal et Le Normand amorcent leur activité littéraire avant 1930. Deux d’entre elles (Bernier et Le Normand) poursuivent en littérature après le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Leur connaissance de la vie littéraire, leur inscription durable dans les réseaux, leurs pratiques d’écriture et les lieux dans lesquels elles diffusent leurs textes leur permettent de poursuivre, selon des modalités différentes, une trajectoire dans le champ. D’autre part, Berthiaume-Denault, Chenel et Clément mènent une carrière très courte, ne maintenant pas plus de trois ans leur rythme de production littéraire, en dépit d’une réception parfois encourageante. En effet, bien qu’elle reçoive le Prix d’Action intellectuelle en 1935, Clément se retire de la vie littéraire après la parution de son second roman en 1937. À mi-chemin entre les longues carrières des unes et la brièveté du parcours littéraire des autres, Senécal et Filion centralisent les ambitions et les déceptions d’une même génération. On le verra, la trajectoire de Senécal est marquée à la fois par la fulgurance de sa reconnaissance par les pairs, et par les mauvais placements que l’écrivaine accumule dans la poursuite de consolidation d’un capital. Invisible dans le

champ, ne pouvant s’appuyer sur aucun grand acteur pour l’accompagner dans la création, Filion quant à elle ne se désespère pas pour autant. Les quatre romans qu’elle publie entre 1935 et 1941 ainsi que les communiqués de presse qu’elle adresse aux journaux, soulignent la détermination d’une auteure qui, en dépit de ses nombreuses faiblesses littéraires et sociales, consacre la majeure partie de son temps à l’écriture. Au-delà du statut d’« écrivaine mineure » qui peut lui être attribué par le récit rétrospectif, n’en demeure pas moins que les romans et la trajectoire de Filion rendent compte d’un projet d’écriture né dans le journal – et plus précisément, dans la traduction littéraire – et qui se cristallise avec la production et l’auto-édition de plusieurs romans. Un autre élément témoigne de cet acharnement de Filion à vouloir exister dans le champ littéraire. Dans l’espace paratextuel de chaque titre, l’écrivaine précise systématiquement qu’elle a publié un roman chez Flammarion, Ma tante Odile. L’existence de ce roman est contestable, puisque ni les catalogues de la maison d’édition française, ni les bibliothèques ne contiennent une occurrence de ce titre. Pur mensonge ou roman qui attendrait constamment d’être accepté et publié en France, Ma tante Odile révèle malgré tout les stratégies paratextuelles d’une auteure cherchant à démontrer sa légitimité aux yeux du lecteur et de la critique. Cet écart entre la faible visibilité et la relative reconnaissance des femmes dans la vie littéraire, et les efforts de placement qu’elles multiplient, y compris quand il s’agit de s’inventer une autre vie, témoigne de leurs conditions particulières de production et de réception dans le champ, tout comme il révèle l’audace des prises de position et des trajectoires, y compris celles des plus méconnues.

Du roman d’amour au roman psychologique : quand les femmes