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La matrice générique du roman d’amour : conjonctures euphoriques et dysphoriques d’un thème dominant

Dans son introduction à l’essai L’idée moderne d’amour (1996), Pascale Noizet souligne que les études littéraires, en tentant de conceptualiser et de sérialiser le roman

34 Dans l’ordre de publication : Dans les ombres (Senécal, 1931), La chair décevante (Bernier, 1931), La terre

se venge (Chenel, 1932), Mon Jacques (1933), Le nom dans le bronze (Tardif), En marge de la vie (Clément,

1934), Yolande la fiancée (Filion, 1935), À deux (Filion, 1937), Seuls (Clément, 1937), Marie-Jeanne (Berthiaume-Denault, 1937), La plus belle chose du monde (Tardif), Mon sauvage (Berthiaume-Denault, 1938) et Amour moderne (Filion, 1939). J’ajoute également le dernier titre de Filion, L’espion de l’Île-aux-

d’amour, ne peuvent qu’aboutir à une vision fragmentée et réduite d’un phénomène qui englobe l’ensemble de la production littéraire occidentale (1996 : 13-15). Faisant le pari d’explorer les rapports de sexe et de genre dans ce type de récit, la sémiologue, consciente du champ immense d’investigation, attribue toutefois les origines du roman d’amour – celui véhiculé par la collection Harlequin – au roman Pamela de Samuel Richardson (1740). Outre les rapports asymétriques de genre qui soutiennent les relations amoureuses dans la fiction, Noizet met en lumière un récit type valorisé par le système patriarcal et concentré autour de la rencontre, de la confrontation et du mariage final. Ellen Constans abonde dans ce sens, dans Parlez-moi d’amour, en déclarant qu’il n’y a roman sentimental que lorsque le couple demeure « l’élément structurel et structurant du système des personnages et de l’action » (1999 : 22). Si l’auteure préfère le terme de « roman sentimental » à celui, moins tangible, de « roman d’amour », sa définition s’inscrit dans la foulée des propositions de Pascale Noizet. Privilégiant une approche sociosémiotique, Constans explique que l’industrialisation et la massification de la littérature populaire favorisent l’essor de ce genre au début du XXe siècle, ce que corrobore Anne-Marie Thiesse dans un ouvrage

consacré au circuit de production littéraire populaire (Thiesse, 2000). Thiesse, Constans et Noizet pointent toutes les trois la sexuation de la littérature dite sentimentale dans le circuit de production, mais aussi, et surtout, dans le discours critique ; ce que résume Claire Jacquier quand elle affirme que « selon l’histoire littéraire traditionnelle, le “roman de femmes” est donc un roman sentimental et épistolaire, un roman de la sphère privée, plus accueillant au “grand livre du monde” qu’aux constructions intellectuelles » (2012 : 163). Vu sous cet angle, l’imaginaire générique reposerait sur une association femme-roman- sentiment qui institutionnalise, voire essentialise un champ d’attente et une possible tradition quant à l’écriture des femmes.

Le Québec du début du XXe siècle n’est pas exempt de ces observations, tant dans le

processus d’expansion de la littérature sentimentale que dans la naissance d’une société de consommation formant le creuset des fictions « de guimauve et de fleurs d’oranger »35, et

d’un imaginaire générique associant volontiers sentiment et féminité. Comme on l’a vu

35 Je fais allusion ici au collectif dirigé par Julia Bettinotti et Pacale Noizet sur l’œuvre littéraire de Delly

(pseud. Marie Petitjean de la Rosière), publié en 1995. Sur la littérature populaire et son développement au

précédemment, le projet éditorial populaire d’Édouard Garand promeut des œuvres du pays centrées sur l’aventure et l’intrigue sentimentale (Michon [dir.], 1999 : 313-336). À cet égard, les romans d’Emma-Adèle Bourgeois-Lacerte empruntent la voie du mélodrame pour tisser des intrigues volontairement invraisemblables autour d’un couple stéréotypé qui rappelle les fictions de Delly et de Magali. Outre les « Romans canadiens » chez Garand et les titres de Bourgeois-Lacerte, les revues et magazines rééditent en feuilleton les romans sentimentaux français. Ce sont rarement des auteurs canadiens-français, hormis quelques exceptions, comme c’est le cas du feuilleton de Madeleine, Anne Mérival, qui emprunte aussi la voie du roman sentimental (Saint-Jacques et des Rivières, 2011a). Les premières consommatrices demeurent les femmes, comme c’est le cas avec La Revue moderne et La

Revue populaire, magazines familiaux qui se spécialisent durant l’entre-deux-guerres

auprès d’un lectorat féminin (Saint-Jacques et al., 1998 : 18-41).

Jusqu’ici, le roman sentimental semble étroitement associé à un circuit de consommation populaire et à une culture moyenne en voie d’être consolidée. C’est un tout autre tableau qu’on peut observer dans le circuit restreint. Un tour d’horizon de la littérature des années 1900 à 1930 tend à confirmer deux choses. D’une part, l’absence relative du roman sentimental dans la littérature consacrée, du moins dans les œuvres rendues visibles par l’institution. D’autre part, lorsqu’un tel roman apparaît, il est irrémédiablement suivi d’une signature féminine. Amour vainqueur, de Virginie Dussault, peut exemplifier ce double phénomène de minoration et de sexuation du roman sentimental dans l’espace littéraire. Publié en 1915 par les soins d’une petite imprimerie montréalaise (J.-R. Constantineau, en activité depuis la fin du XIXe siècle), le volume de Dussault tient

largement de la facture du roman sentimental, auquel se greffe la forme du journal intime – forme privilégiée de la sphère privée dont parlent Claire Jacquier et Christine Planté (2012) – et quelques péripéties dignes d’un roman d’aventures populaire. Sa qualité littéraire et son lieu de publication modestes figurent des éléments permettant de comprendre l’absence totale de réception critique. Mais il semble surtout que le titre, qui évoque d’emblée le canevas et les topoï édulcorés des fictions sentimentales françaises, a favorisé l’exclusion du roman de Dussault du champ d’expertise des critiques, ceux-ci n’y ayant probablement vu qu’une forme impure et surtout, déclassée compte tenu de la hiérarchie des genres.

À la même époque, outre Laure Conan, qui a d’ailleurs rapidement délaissé le roman d’analyse pour la fiction historique, le panorama des formes romanesques féminines dans le sous-champ de production restreinte est réduit à peu de chose. Le thème amoureux, quant à lui, n’est apprécié que lorsqu’il est subordonné à la défense des idéaux nationaux, dans les formes plus orthodoxes de la littérature consacrée. Aussi Un cœur fidèle, de Blanche Lamontagne (1924), accorde-t-il une place aux beaux sentiments dans un cadre d’inspiration régionaliste et où les déclarations enflammées servent tout autant une économie conjugale qu’une idéologie de la survivance. Le roman de Lamontagne se fonde pourtant sur une trame narrative qui éloigne l’héroïne de l’homme qu’elle aime, tant et si bien que la mort ainsi que l’amour de la terre, sont les seuls adjuvants favorisant la conjonction finale. Par ailleurs, le sous-titre, « Roman canadien », indique bien que l’histoire d’amour n’est qu’un filon secondaire, et que l’essentiel du titre de Lamontagne s’inscrit dans la mouvance du roman du terroir.

De façon concrète, il faut attendre le tournant des années 1930 pour que le motif amoureux, propulsé par l’éclosion d’une poésie néoromantique et la propagation des romans sentimentaux dans la littérature dite populaire, intègre le circuit restreint et son imaginaire. Les écrivaines des années 1930 baignent dans le roman d’amour, qui leur apparaît comme l’horizon de lecture le plus approprié, mais aussi comme le genre romanesque propice aux fondements d’un projet littéraire personnel et novateur. C’est également le terreau soi-disant « naturel » de leur condition, ainsi que le prouve le discours sur l’écriture des femmes à l’époque, au Québec et en France. En conséquence, deux romans publiés dans la collection « Les romans de la jeune génération » illustrent cette nouvelle tendance : La chair décevante et Dans les ombres. Dans la foulée de ces deux titres, la quasi-totalité des fictions de l’échantillon retenu – hormis La terre se venge, véritable « roman du terroir », comme l’indique le sous-titre – emprunte le filon amoureux, se construisant autour d’un couple hétérosexuel dont la conjonction, problématique, motive le récit. Plus encore, ils se focalisent autour de l’héroïne, qui rassemble « les traits marquants du nouveau discours amoureux » (Noizet, 1996 : 61).

Or, la propagation du discours amoureux dans les romans ne signifie en rien l’assimilation d’une forme canonique du roman sentimental, du moins tel qu’il se pratique dans le circuit de grande consommation. À ce sujet, Ellen Constans rappelle que la condition sine qua non du genre réside dans « l’amour réciproque [qui] reçoit confirmation ou se révèle enfin tel, sa valeur suprême [étant] affirmée par les protagonistes » (Constans, 1999 : 23). On pourrait ajouter, à la suite de Pascale Noizet (1996), que cette conjonction finale favorise une logique hétérosexuelle qui travaille la différenciation des sexes et participe de l’oppression des femmes Or, seuls les titres de Laure Berthiaume-Denault ainsi que le roman de Laetitia Filion, L’espion de L’Île-aux-Coudres (roman à thèse doublé d’un roman sentimental) respectent cet axe structurant. Dans les autres romans, la fin apparaît dysphorique ; elle est marquée par la diffusion d’un discours mélancolique et doloriste autour de personnages accablés. On est bien loin de la réunion des deux amoureux. Pire, on assiste à leur séparation et aux conséquences, parfois funestes, qui les affectent.

Du roman sentimental, genre figé par ses conditions de production et par le lectorat cible qu’il vise, on bascule dans le roman d’amour, dénomination presque similaire, mais qui englobe un plus grand nombre de romans et fait office à ce titre de matrice générique. La notion de « roman d’amour » demeure ambigüe, tant l’amour constitue « le plus grand mythe littéraire » (Van Schendel, 1964 : 153). Pour Pierre Lepape, c’est parce que le sentiment est « plus important que tout le reste, au moins pour l’un des protagonistes » (2011 : 15) qu’on peut prétendre à ce type de récit. De façon plus explicite, Alain Vaillant parle d’« un type de texte où des gens se disent “je t’aime”, et tirent ou subissent toutes les conséquences, souvent dramatiques, de cette parole qu’ils ont dite » (Vaillant, 2002 : 11). Aussi simple soit-elle, la définition d’Alain Vaillant a le mérite de concevoir le genre, et le motif qui le structure, dans sa flexibilité et sa perméabilité, d’autant que l’étude proposée dans L’Amour-fiction explore des œuvres complexes irréductibles au seul statut du roman d’amour (Stendhal, Balzac, Proust). Les romans des années 1930 semblent marqués par cette conception. Reposant en grande partie sur une problématique amoureuse, ils se colorent d’autres codes littéraires, s’hybrident au contact d’autres traditions, et tendent ainsi à s’insinuer sur plusieurs niveaux de la hiérarchie entre les genres. Loin d’être totalisante, ce qu’on nommera la matrice générique du roman d’amour invite autant à décrypter la

taxinomie des pratiques qu’à interroger le roman à l’intersection de plusieurs discours et du système du « genre des genres ». En ce sens, elle stimule la réflexion autour des modalités d’appropriation et de reformulation des codes romanesques alors en vigueur. Deux traits définitoires sont nécessaires pour caractériser cette matrice : sur le plan purement diégétique, elle repose sur la mise en évidence d’une tension amoureuse dès le début du roman, voire, dès les premières pages ; sur le plan narratif, elle rivalise de procédés énonciatifs et d’éléments intertextuels (ou métatextuels) qui dynamisent le discours amoureux. À partir de là, la souplesse de la matrice permet au texte d’évoluer vers d’autres formes et d’autres discours, tenant alors compte de dynamiques propres au champ littéraire.

Deux autres points forcent à resserrer les contours de ce qu’on entend ici comme « roman d’amour », dans le sens qu’ils permettent d’en comprendre la variabilité générique au Québec, mais aussi d’en éclairer les spécificités propres à l’écriture des femmes. Le premier point s’inscrit dans la foulée des analyses de Véronique Lord sur Dans les ombres (2009 et 2014) et envisage le roman d’amour comme un objet de réappropriation des formes traditionnellement dévolues aux femmes par le prisme du point de vue uniquement féminin. C’est en tout cas ce que Rachel Blau DuPlessis nomme le romance plot :

As a narrative pattern, the romance plot muffles the main female character, represses quest, valorizes heterosexual as opposed to homosexual ties, incorporates individuals within couples as a sign of their personal and narrative success. The romance plot separates love and quest, values sexual asymmetry, including the division of labor by gender, is based on extremes of sexual difference, and evokes an aura around the couple itself. In short, the romance plot, bloadly speaking, is a trope for the sex-gender system as a whole. Writing beyond the ending means the transgresive invention of narrative strategies, strategies that express critical dissent from the dominant narrative. (DuPlessis, 1985 : 5)

Résumant les propositions de DuPlessis, Véronique Lord écrit que le romance plot raconte le destin d’une héroïne hétérosexuelle à travers les rebondissements de sa vie amoureuse (2009 : 45). Il se distingue du roman sentimental en faisant de la conjonction amoureuse non pas la finalité du récit, mais le symptôme déclencheur d’une reformulation des topoï esthétiques et d’une « écriture allant au-delà des modèles canoniques » (writing beyond the

ending). C’est par ce vacillement marqué du sceau de la contestation d’un certain ordre

discursif et social imposé aux femmes qu’on peut raffermir l’hypothèse d’une matrice générique du roman d’amour fonctionnant sur les conditions dysphoriques de l’état

amoureux et favorisant le croisement et l’hybridité discursive. Au Québec, entre autres exemples issus de la littérature des femmes, Angéline de Montbrun (Conan) et Amour

vainqueur (Dussault) révèlent tout le potentiel de créativité et de remise en question des diktats que recèle le roman d’amour. En effet, tous les deux émergent du socle d’une

situation amoureuse idéalisée ou désillusionnée pour bâtir un cheminement d’individuation du personnage féminin.

Dans cette perspective, les analyses de Michel Van Schendel sur l’amour dans la littérature québécoise offrent un autre point de vue afin de penser la matrice du roman d’amour. Dans son étude publiée en 1964, Van Schendel associe l’échec du thème amoureux en littérature au paradigme de la dépossession de la nation canadienne-française, et formule une hypothèse audacieuse et intéressante :

Une culture n’existe pas, une littérature n’a pas de cohésion et toute expression d’amour, point de convergence de l’existence sociale et de la littérature, en est bannie si cette culture ne permet pas de véhiculer un sentiment d’appartenance et si, à la source même de l’acte d’écrire, un monde clos, étroitement colonisé, empêche la transmission des traditions les plus fécondes. C’est l’aliénation essentielle, la malédiction initiale. (1964 : 160)

Dans l’élan de cette proposition, on peut postuler de l’existence de deux sujets, un national, et un amoureux, tout deux prostrés dans leur accès à l’Autre et à la communication. Aussi Van Schendel parle-t-il de la dépossession, nationale et amoureuse, comme d’une « aliénation ». Or, en faisant se croiser cette hypothèse et les travaux de Rachel Blau DePlessis, et dans la foulée de nos considérations sur la perméabilité du roman d’amour, on peut prétendre que les deux sujets, bien qu’incapables de former un corps avec l’autre par le biais du langage, utilisent la littérature comme objet de communication vers eux-mêmes. Autrement dit, faisant le constat d’un échec – celui du couple comme celui de la nation – le sujet se plonge dans l’analyse de son aliénation, et ainsi, retrouve la possession de soi dans le monde. Bien que marquée par le contexte de la Révolution tranquille, l’étude de Van Schendel relance la réflexion autour de l’amour et de sa recomposition dans le cadre d’une « littérature qui se fait » (Marcotte, 1962) et au sein du système communicationnel que porte le discours romanesque. D’ailleurs, s’il table sur un corpus majoritairement masculin, Van Schendel se permet toutefois de rappeler le mouvement initié par Laure Conan autour

du personnage féminin, ce dernier étant le marqueur d’une « prise de conscience encore voilée » de son existence (1964 : 157). Considérant qu’un amour qui avoue son échec constitue la porte d’une réflexion sur soi dans le monde, il est intéressant d’appréhender le roman qui en découle sur la base d’un inachèvement qui trouve sa résolution dans l’activation d’autres discours romanesques.

Admettant que le roman d’amour, étroitement associé au féminin dans l’imaginaire générique, est un prétexte ouvrant la voie à l’intergénéricité et au questionnement du genre littéraire et, a posteriori, du genre sexuel, la lecture des romans publiés par les sept écrivaines de notre échantillon laisse entrevoir d’autres formes. Émanant d’une même matrice générique, quatre sous-genres peuvent être identifiés : le « roman sentimental social » ; le roman à thèse ; le roman de la fidélité au féminin ; et le roman psychologique. Ce dernier, on le verra, constitue le prolongement le plus abouti des pratiques discursives du roman d’amour, tout comme il subvertit une potentielle tradition du « roman des femmes » telle que la formule l’imaginaire générique en vigueur.

À première vue, il faut remarquer l’absence de ce qu’on pourrait nommer, à la suite de La vie littéraire au Québec, deux « voix traditionnelles » du roman (2010 : 384). En premier lieu, on ne trouve pas de trace du roman historique, genre qui périclite relativement depuis les années 1920. Dans La chair décevante et La plus belle chose du monde, l’action suppose un retour en arrière trop léger pour que les romans empruntent véritablement la voie du récit historique. Il en va de même avec le roman du terroir, qui n’apparaît qu’une fois avec La terre se venge, d’Eugénie Chenel (1932). L’absence du roman historique et la minoration du roman du terroir ne marquent toutefois pas la fin du roman à thèse et des œuvres motivées par le projet de survivance, mais témoignent du déplacement générique des romanciers préoccupés par la défense de la foi et de la patrie, qui s’aventurent davantage vers le roman social ou urbain.

Quoiqu’ils puissent être considérés comme des romans sentimentaux, les récits de Laure Berthiaume-Denault sont colorés d’enjeux qui diluent l’intrigue amoureuse dans un microcosme social. L’appellation proposée par Margaret Cohen de « sentimental social

novel » (1999 : 119-124) – Cohen emploie ce terme à propos des fictions de George Sand – est commode pour rendre compte de la matrice générique du roman d’amour, au sein de laquelle est greffée une problématique sociale, et pour témoigner de la sexuation, par la critique et l’histoire littéraire, de deux genres qui sont en réalité autant pratiqués par les femmes que par les hommes. Dans Marie-Jeanne, l’auteure croit bon de distiller, dans son intrigue amoureuse entre le personnage éponyme du roman et le docteur Pierre Lavallée, plusieurs éléments qui témoignent, si ce n’est d’un conflit, du moins d’une tension entre plusieurs classes. La première scène est significative. Au marché d’Ottawa, l’héroïne et sa famille côtoient avec méfiance les bourgeois urbains. La langue trahit un décalage qui alimente les risques de disjonction entre les personnages : « Eh moi […] j’ai pu rien à me flanquer sur le dos. Y a quinze ans que mon capot me tient sur les épaules : y va finir par tomber en morceaux. Si je ne le laisse pas, eh ! bien, c’est lui qui va me laisser […] c’qu’elle a souffert, c’te pauvre Églantine, pauvre vieille ! » (1937 : 26). Pour autant, le roman sentimental étend ses droits sur l’ensemble de l’intrigue. Ce ne sont pas les disparités sociales qui motivent les séparations du couple Marie-Jeanne-Pierre, mais davantage la jalousie de la jeune femme, et ce jusqu’à la réunification finale. Dans Mon

sauvage, les personnages sont soumis à plus rude épreuve, puisque le roman se fonde sur

l’amour, apparemment difficile, entre Liliane et Michel, jeune homme issu d’un mariage mixte. Dans son étude, Daniel Chartier explique longuement comment Michel « s’est socialement inséré dans la trame amoureuse d’une jeune fille bourgeoise, tout en maintenant les attributs “sauvages” qui le distinguent sexuellement des Blancs » (2014 : 70). L’intégration de la figure de l’Amérindien pourrait faire dévier le roman sentimental